Elle, au même fil, avait étendu
un peu de linge, beau­coup de ciel,
lui avait vidé la maison
et lais­sées béantes portes et fenêtres.
Puis ils s’étaient regardés d’un regard
qui ne les voy­ait plus dans l’avenir.

 

Ils avaient amassé assez de mémoire
pour ne rien atten­dre du lendemain
et pour pos­er le temps qui restait
comme un pain à partager
sur la table à côté d’un couteau neuf.
 

∗∗∗

 

Quand il m’arrive d’oublier que vous êtes morts,
je vous entends venir,
comme du vent plein d’arbres,
ren­dre toutes ses feuilles à ma mémoire.

 

Tout ce temps que vous rapportez,
ma mai­son si petite aujourd’hui
le con­tient à peine,

 

seule s’agrandit la page,
mieux éclairée par vos ombres que par des lampes,
où j’écris ce que vous me murmurez.

∗∗∗

 

J’avançais, et le jour avant moi
fai­sait un pas de plus vers l’ombre.
Si beaux arbres et fleurs du bord du fleuve,
je voy­ais d’avance tout ce qu’un fleuve
emporte de vous
après l’avoir sans bruit émi­et­té en reflets

et moi, tout près de l’eau, rassuré,
j’y voy­ais mon reflet entier.
Mais pas l’autre qui se disloquait
dans l’eau invis­i­ble du temps.
 

∗∗∗

 

Ne regarder au ciel de la nuit
que celles des étoiles qui furent
ce qui autre­fois nous a atteints,
transper­cés d’une inou­bli­able douleur.

Et véri­fi­er en ten­dant vers elles
la main, le regard,
com­bi­en elles ont retiré loin de nous
leurs pointes de lames pures
qui n’ont rien gardé de notre sang.
 

∗∗∗

 

L’ombre du soir est encore trop loin
pour qu’on puisse enfin y pos­er la tête.

Depuis que l’aube pucelle est dev­enue catin,
depuis que la ville débrail­lée hurle,
tout entre en nous comme dans un moulin,
fra­cas, regards, insultes,
pourquoi pas des pierres.
Meu­nier, dor­mais-tu en un tel moulin ?

Non, et pour nous
l’ombre du soir est tou­jours trop loin
pour qu’on puisse enfin
y per­dre la tête
sous la douce lame de l’ombre
prête à couper le cou
en cas de besoin.

∗∗∗

 

Ce qui fai­sait naufrage
était-ce en mer,
était-ce en moi ?

De quelles crêtes ou creux de vagues
appelaient ces voix connues
que la nuit appor­tait, remportait
dans une nasse de vent noir ?

Qui s’enfonçait en l’eau profonde
où s’élançait mon cœur
comme un sauveteur impuissant ?

Où que ce soit, il y avait naufrage
et seul le matin dirait
qui en avait réchappé
en mer ou en moi.

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