Le poème veut aller vers un Autre, il a besoin de cet Autre, il en a besoin en face de lui. Il le recherche, il se promet à lui. 
(Paul Celan, Le Méri­di­en)

Pour sa 118e lec­ture, l’association Ouï Lire a accueil­li Muriel Stuck­el, poète, cri­tique et pro­fesseur de lit­téra­ture en khâgne au Lycée Fus­tel de Coulanges à Stras­bourg. Elle a pub­lié en mars 2011 aux édi­tions Voix d’encre, Eury­dice désor­mais, avec des pein­tures de Pierre-Marie Bris­son, et en octo­bre 2013, L’insoupçonnée ou presque, avec des pein­tures de Lau­rent Reynès.

Ce moment priv­ilégié autour de la lec­ture pro­posée par l’auteur(e) a per­mis une nou­velle fois de véri­fi­er que la poésie répond à l’écho qui s’éveille en cha­cun, quand des mots choi­sis par d’autres se met­tent à par­ler en nous. C’est aus­si l’occasion d’établir un con­tact sen­si­ble avec la voix du poète invité désireux par sa présence de don­ner corps à son engage­ment poé­tique. Mal­gré sa sit­u­a­tion en retrait et une faible vis­i­bil­ité dans la société, la poésie con­serve un indé­ni­able pou­voir d’appel offrant un espace de lib­erté à con­quérir, une invi­ta­tion à sor­tir de soi-même lors des lec­tures publiques tou­jours mar­quées par la qual­ité d’attention de l’auditoire qui se réjouit que la poésie vienne à sa ren­con­tre. Ain­si chaque lec­ture pro­pose par son style un éclairage par­ti­c­uli­er à cette « voix de l’écrit » que l’association Ouï Lire con­tribue à faire enten­dre, depuis plus de vingt ans, quand des auteurs sont con­viés à lire leurs pro­pres textes.

Afin d’introduire cette séance, j’ai souhaité non pas présen­ter les livres de Muriel Stuck­el mais faire part de mes réflex­ions sur la poésie qui font écho à l’exigence de son écri­t­ure poé­tique et à ma lec­ture de ses poèmes, avec quelques vers 1Les poèmes cités sont extraits de L’insoupçonnée ou presque. en exer­gue pour commencer :

Demeure pré­caire
Toi qui infuses
L’ivresse de l’élan

À peine si t’anime
Le désir de la durée
Seul le jaillissement
Se rêve profondeur
De l’instant perpétuel

Demeure poésie
Toi l’absolu du verbe

Qui nous épies en silence
Tout au bout de la ligne

L’élan y sera notre mesure
(p. 98)

La ques­tion tou­jours ouverte de notre fini­tude, tel un principe act­if où l’inquiétude vient se mêler au souci du lan­gage, c’est cela même qui iden­ti­fie la poésie. Face à l’indéterminé, elle met en crise la rela­tion que nous avons à l’autre et le poème quand il se présente dans sa sin­gu­lar­ité, devient le lieu d’une ren­con­tre sous le signe du temps à l’issue jamais assurée. La poésie fait davan­tage encore, elle réclame le droit de touch­er à cet objet intime qu’est la langue mater­nelle pour cha­cun d’entre nous. Ain­si ne cesse-t-elle de sor­tir du cadre con­venu de la « com­mu­ni­ca­tion », d’aller tou­jours « plus avant », de chercher en quelque sorte son ori­en­ta­tion dans une rela­tion vivante qui sup­pose le désir de « pren­dre langue avec l’autre », au risque même du silence.

Le silence

Ponc­tu­a­tion
Pas­sagère
De la poésie ?
(p. 136)

Du fait de cette ligne d’ombre qui cerne nos vies pour en soulign­er l’inachèvement, la lim­ite à par­tir de laque­lle pour­tant « quelque chose com­mence à être », nous ne pou­vons, cha­cun à notre manière, qu’appartenir à un instant, dans la brièveté du temps qui passe et demeure après nous, comme ce ray­on de lumière qui ne cesse de vivre que pour sans cesse revivre à nou­veau. Seule la parole de poésie des­sine la pleine réal­ité de l’existence, celle qui nous relie aux êtres et aux choses qui sont à nos côtés, dans la prox­im­ité de cet instant et de ce lieu dont nous sai­sis­sons les vibra­tions et où nous sen­tons que s’établit par tant d’échanges silen­cieux notre sim­ple présence au monde.

De der­rière les yeux
Le vis­i­ble se tait

Toute forme se dissipe
Jusqu’à l’effacement
Même du mot néant

De der­rière les yeux
De ses échos nuancés
Le bruisse­ment de l’encre
Redonne source

À notre murmure
Le plus infime

Peu à peu l’invisible
S’efforce d’advenir

Pour franchir nos paupières
De toutes ses let­tres retissées

De der­rière les yeux
La venue proche

D’une imper­cep­ti­ble genèse
(p. 13)

La poésie est cette clarté con­quise de l’éclair, cette mémoire plus en pro­fondeur qui va tou­jours plus loin que nous, cette halte que n’assure pas le seul recours aux mots car, à l’approche du poème, elle réside avant tout dans l’attente d’une réponse et dans la preuve d’un éveil à soi vers l’immédiat d’un nou­veau soleil. Tel ou telle qui écrit l’aujourd’hui du poème afin que d’autres à leur tour en témoignent, cher­chant à se retrou­ver dans cette quête, se tourne résol­u­ment vers quelque inter­locu­teur incon­nu et lance un appel au cœur du temps avec le souci de la poésie pour unique soif. Dans « Poésie noire et poésie blanche », René Dau­mal qui s’interroge sur la nature de ce « don » com­mun à tous poètes, recon­naît que « cette émo­tion cen­trale, pro­fondé­ment cachée en nous, ne vibre et ne brille qu’à de rares instants ». Mal­gré l’incertitude qui met en doute pour lui-même la réal­ité du « don poé­tique », en fin de compte, « chaque fois que l’aube paraît, le mys­tère est là tout entier », écrit-il en 1941 dans ce man­i­feste pour une « poésie humaine » qui de fait ne peut être que « mêlée de blanc et de noir ».

Dans son recours à la parole et aux mots pour « créer un alliage de sens et de sons », la poésie excède les lim­ites du lan­gage ordi­naire. Elle est para­doxale­ment, pour repren­dre la déf­i­ni­tion qu’en donne Jean-Bap­tiste Para dans la revue Europe en mars 2002, « une pra­tique com­mune sans rien jamais de com­mun ». À pro­pos des « chemins que l’on par­court, quand on pense à des poèmes », Paul Celan expli­quait en 1960 dans Le Méri­di­en, lors de la remise du prix Georg Büch­n­er, que ce sont des « chemins sur lesquels on donne une voix au lan­gage, ce sont des ren­con­tres, les chemins d’une voix vers un Tu qui l’écoute ». Unique témoin de ces instants con­juguant à la fois « présent et présence », ce qui est don­né au-delà des mots dans la lumière du jour, tel un ravisse­ment énig­ma­tique, le poème rejoint l’existence même dans ses con­tra­dic­tions et sa pré­car­ité. Il est ce lieu sans équiv­a­lent où s’articule « une autre voix que la sienne », celle qui prélude à l’évidence soudaine d’instants de rencontre.

Fouler le temps de notre pas vif
Seul dépasse­ment de nos limites

Le fouiller d’une plume acérée
Le trouer de blancs vertigineux

Pour que s’envolent légères
Nos syl­labes les plus enfouies

Aux mots indociles de les délier
Aux mots de ten­dre le fil du sens

À la poésie la mor­sure de la mémoire
À la poésie l’éclat de la résurgence

Quand frémit l’ardeur initiale
De nos pul­sa­tions obscures

Dépasse­ment vital
De nos lim­ites fragiles

La poésie échappée ?
(p. 83)

Lumière fugi­tive entre deux obscu­rités, la poésie depuis notre fini­tude, ce ver­sant de l’oubli où se per­dent les chemins dans l’illimité, éclaire l’avenir qui essaime ses ombres quand de nos ques­tions con­tin­ue à jail­lir une voix qui ne cesse de naître, une voix fidèle à ce qui vient, un chant ina­pais­able exilé par­mi les mots. Ain­si vêtu du défaut des langues, le poème tente sa chance entre la source qui bal­bu­tie dans la fraîcheur de l’aube et le chemin qui ouvre sa brèche à la grav­ité du présent, cet hori­zon immé­di­at du monde qui ne cesse de nous faire signe. Avec le trébuche­ment de la parole, com­mence l’invention du silence dont le poème fera son miel, porté par l’impératif d’un « tra­vail d’amour » vers cette réal­ité qui se mesure à notre étreinte.

De ses yeux rhénans
Au fond du fleuve

Quand l’or du mythe
S’est éva­poré

Le silence nous dévisage
(p. 10)

Dans le sus­pens de l’ombre mar­quant le pas sur les pier­res du chemin, la poésie est cette parole qui se décou­vre et s’accorde à celui qui par­le, tournée vers « quelque des­ti­nataire loin­tain ». C’est avec ces mots que Man­del­stam définis­sait son inter­locu­teur, en attente d’une réponse, cher­chant à se retrou­ver dans cette « vérité de parole » que la poésie tente de dévoil­er. Faut-il encore con­sen­tir « à l’écouter », comme l’écrit Muriel Stuck­el à pro­pos de son dernier recueil L’insoupçonnée ou presque, pour que « la voix de poésie s’éprouve en nous comme résur­gence sub­rep­tice ». Ain­si a‑t-elle fait une large place dans ses recueils à de « mul­ti­ples voix » dont « l’ample mélodie » veille en arrière-plan des poèmes.

Par­mi ces voix, citons entre autres Ovide, Ner­val, Rilke, Yves Bon­nefoy, Bernard Noël, Octavio Paz, Ado­nis, Mari­na Tsvé­taïé­va, Paul Celan, Edmond Jabès, Mau­rice Blan­chot, André du Bouchet, autant de voix qui vien­nent nous rap­pel­er, sur un mode inter­ro­gatif, que la « genèse de la poésie » s’enracine dans « la chair du temps ». Ces éveilleurs sont là pour nous rap­pel­er que la poésie a une longue his­toire et qu’elle est une mémoire tou­jours plus anci­enne que « l’acte de créa­tion qui se risque entre la page et les yeux » et qu’il s’agit de « sculpter, par le regard intérieur et la fragilité du verbe, le sens de cette émer­gence » du poème à venir.

De toutes mes aubes

Celle de la mémoire
Qui brûle d’intensité

Quand le temps prend le goût
De l’éternité volubile

J’ai beau me taire
Ses mots me dépassent

Insoupçon­née ou presque

Com­ment ne pas consentir
À sa vig­i­lante morsure ?
(p. 122)

Sur le car­ton d’invitation à cette lec­ture fig­ure un extrait de la recen­sion de Julie Dekens dans la revue Europe où elle écrit en mars 2014 au sujet de L’insoupçonnée ou presque que ce recueil est véri­ta­ble­ment « le lieu d’une nais­sance, celle de la voix per­son­nelle de Muriel Stuckel ».

C’est en effet à l’écoute de cette voix, entre rythme et silence, que nous avons été con­viés, le 30 mai 2015 à la médiathèque de Strasbourg.

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Alain Fabre-Catalan

Alain Fab­re-Cata­lan est né en 1947 dans les Pyrénées-Ori­en­tales. Il vit en Alsace depuis 1967. Après des études de let­tres à l’Université de Stras­bourg, il a été pro­fesseur de français dans l’enseignement sec­ondaire où il a ani­mé des ate­liers d’écriture. Auteur de recueils de poésie et de livres d’artiste, il a pub­lié en revues, poèmes et pros­es, frag­ments de son jour­nal d’écriture « La fab­rique des jours » et tra­duc­tions, notam­ment du poète autrichien Georg Trakl et du poète espag­nol José Ángel Valente. Son recueil Avant l’éveil paru aux Édi­tions Pier­ron a obtenu en 2001 le Prix de l’A­cadémie des March­es de l’Est. Il a pub­lié deux autres recueils de poésie aux Édi­tions Lieux-Dits, col­lec­tion Cahiers du Loup bleu, &cris-&crit, L’écriture ou le corps voisé en 2001 et La leçon du jour en 2003. Pub­li­ca­tions et pro­jets en cours : Con­tri­bu­tion à l’ou­vrage de Char­lotte Her­fray, Penser vient de l’in­con­scient — Psy­ch­analyse et “entraîne­ment men­tal”, pub­lié aux Édi­tions Erès, mai 2012. Créa­tion d’une série de livres d’artiste présen­tant des textes inédits de l’auteur Poésie & Pros­es (1990–2010), col­lec­tion Tiré à part, en micro-édi­tion. Descrip­tif et visuel à con­sul­ter sur le blog d’Alain Fab­re-Cata­lan, demeurenomade.over-blog.com Mem­bre du Comité de rédac­tion de la Revue Alsa­ci­enne de Lit­téra­ture, il est respon­s­able du blog qui rend compte de l’ac­tu­al­ité de la revue auprès de ses lecteurs et informe les auteurs qui souhait­ent con­tribuer à cette pub­li­ca­tion semes­trielle : larevue-ral.blogspot.fr Pour toute infor­ma­tion ou prise de con­tact : contact.larevue-ral@orange.fr Pub­li­ca­tions récentes : Ver­tiges, un recueil de pros­es (Édi­tions Lieux-Dits, 2013), Le Par­adis per­du de Georg Trakl, un essai avec des tra­duc­tions nou­velles (Recours au Poème édi­teurs, 2015), Vari­a­tions I Mez­za voce & Vari­a­tions II Ruba­to (Rhombes, 2015), Le voy­age immo­bile, un livre à deux voix écrit avec Eva-Maria Berg, sur « la mémoire des camps » (Édi­tions du Petit Véhicule, 2017). Depuis 2018, il est mem­bre du comité de rédac­tion de la revue Les Car­nets d’Eucharis.

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