Philippe Salus, Loin des loups

Par |2021-03-06T17:56:46+01:00 5 mars 2021|Catégories : Philippe Salus, Poèmes|

Ce poème, tu l’as déjà écrit,
et même que tu en étais plutôt satisfait
mais avec cette manie
de ne jamais rien archiv­er consciencieusement,
il est resté dans les entrailles du vieil ordinateur,
celui que tu as dû rendre
avec tout le matériel de la mai­son d’édition en faillite.
Alors aujourd’hui, tu veux le réécrire,
ne sachant pas si tu retourn­eras un jour à New York
refour­guer tes rêves de velours débraillé,
de rim­mel clouté, de Cadil­lac walk à deux balles,
emprunter le souter­rain mauve
qui va du Queens à Brooklyn
et de Brook­lyn à Manhattan,
sans même un foutu sauf-con­duit du min­istère de la Poésie.

Et cet après-midi, tu as décidé
                                           — comme ça —
                                                                  de le réécrire,
en écoutant en boucle Bil­ly Idol,
                                                            Eyes with­out a face,
parce que cette chan­son te tire du côté de la nostalgie
sans objet, un sen­ti­ment qui rôde autour de toi
depuis qu’a com­mencé ce mois de confinement
et qui te souf­fle que tu n’as plus aucune excuse à présent
en te réfu­giant der­rière les obstacles
que la réal­ité pour­rait dress­er entre toi et l’écriture,
pour faire de
Philippe Nathaniel, 178 rue Legendre, Paris XVIIIe
Philippe Salus, 12 rue Jeanne d’Arc, Perpignan
Ray­mond Algadul, plumi­tif réfrac­taire et masqué,
un même hand­i­capé de la lit­téra­ture troglodyte,
celle qu’on se jette à la fig­ure des années plus tard
pour se deman­der si la vie valait vrai­ment d’être vécue
ou bien restera à jamais cette pel­licule de poussière
sur les quais des pas per­dus d’inutiles gares.

Alors, tu le réécris, et cette fois c’est Sweet Jane,
ver­sion Cow­boy Junkies, qui fait la boucle.

À la sta­tion Rock­away Blvd,
la petite black en brush­ing Dal­las assise en face de toi,
mini­jupe en jeans et bottes couleur turquoise.
Tu ne l’oublieras pas si tu pos­es tes mots ici.
Comme cet employé du métro,
tou­jours à la sta­tion Rock­away Blvd,
sur­gi des entrailles de la ville,
apparu dans la vapeur des essieux de la vieille rame à l’arrêt,
black lui aus­si, mais avec un teint gris comme la poussière
du métal, immense car­casse à peine carnée,
barbe à la Abra­ham Lin­coln, quoique plus longue,
et taille bardée de clés de mécano et de lam­pes torches.
Putain de Vul­cain de la négri­tude, celui-ci !
Tu ne pour­ras plus l’effacer de ce novem­bre glacial,
Thanks­giv­ing new-yorkais, où tu cher­chas le plus vieux
des cimetières juifs de la ville comme si ta vie en dépendait
et que tu trou­veras, trois jours plus tard :
autour de quelques pom­miers faméliques,
une ving­taine de tombes délabrées de Golem espagnol
envahies de mau­vaise herbe, reléguées
entre deux build­ings de la 11e rue.
Ouf, ton rêve était sauf !
Et tu es passé sur le trot­toir d’en face, coller ton nez
à une vit­rine éclairée, en quête d’une balise
par ce dimanche soir lugubre dans ce quarti­er désert.
Le grand sex-shop sado­ma­so était donc ouvert
avec un unique man­nequin de femme nu en vitrine,
long tabli­er en cuir, hachoir féroce dans la main droite.
Der­rière la caisse, un éphèbe blond,
auréolé de mar­tinets en cuir
et aus­si immo­bile que ce man­nequin en face de toi,
rêvas­sait, ­­— à quel after­hours de cro­quemi­taines maussades ?

Man­hat­tan mau­vais œil
Wall Street chas­se à l’homme
tu as vu l’enfer à Canal Street
et le déluge à Chi­na Town
tu n’as rien vu surtout
que tes rêves en poche
et un petit cail­lou posé au bord des docks

Il y eut aus­si ce pre­mier ren­dez-vous, à Chelsea,
dans le Span­ish cof­fee où on ne servait
que de la bière et qui affichait en vitrine
sur une grande ardoise :             

                                                              Sun­day 
                                                              paella

On mijo­tait donc ce plat typ­ique de la Cos­ta Brava
dans la 23e rue, dans la can­tine préférée
de ton hôte Amadeo, pein­tre valen­cien naufragé à Nue­va York. L’artiste sur­vivait têtu sur le 
radeau de son ate­lier impro­visé au-dessus du très flam­bant Chelsea Mar­ket.

Tu as souri en songeant aux inter­minables heures d’avion
avec la longue escale à Ams­ter­dam et ces Améri­cains qui éclataient de rire au-dessus de 
l’Atlantique pour un film débile avec un lapin géant chi­ant des crottes tels des obus 
d’artillerie.
« De grands enfants ! » paraît-il,
« de grands enfants » foutrement anémiés…
Il y eut aus­si le douanier au teint verdâtre,
telle­ment soupçon­neux quand tu fus incapable
de citer ton adresse à New York.
Rien à voir avec le police­man rondouillard,
faisant les cent pas devant le Span­ish cof­fee,
matraque débon­naire pen­douil­lant le long de la cuisse,
— un gour­din noir comme un acces­soire de la Warner.
Allait-il entamer une choré­gra­phie de claquettes
avec la savante maladresse
d’un per­son­nage de « Lau­rel et Hardy » ?

Man­hat­tan mau­vais œil
Wall Street chas­se à l’homme
le sen­tier indi­en n’a plus trace au Nasdaq
et les man­i­tous font du yoyo
— Dol­lars partout !

Same­di soir, Amadeo voulut te montrer
la New York night fever et vous êtes allés
boire une bière dans un bar lounge du Vil­lage.
Au fond du saloon cosy, deux fau­teuils de velours rouge
pro­fonds comme un Tri­an­gle des Bermudes
valaient tous les flip­pers de l’amer­i­can dream.
Une fille à côté d’une chem­inée enflammée
com­man­da une bouteille de vin rouge
à un bar­man aux gestes précieux.
Dans de longs ver­res à pied rem­plis de glaçons,
elle et ses amis ont dégusté l’incroyable vino con hielo.
Ça c’était juste avant que ne débar­que l’hermaphrodite
à Kubrick, — créa­ture mi-ange mi-démon, cheveux bruns
et peau lac­tée, maquil­lage dis­crète­ment pointu de cyborg interlope,
court man­teau blanc aux bou­tons dorés,
pan­talon cig­a­rette en satin noir et bot­tines à petits talons.
Il cor­naquait de très jeunes jumelles à peine majeures,
vêtues comme des pre­mières communiantes.
Au poignet du minet délétère, un bracelet en verre rouge fluo clignotait,
comme tombé de l’enseigne d’un Peep Show.  
Et tu ne pus détach­er ton regard de ce détail impensable.
Mais tu fus le seul à voir le dia­ble cette nuit-là.

Lorsque vous êtes ren­trés, la nuit, la vraie, débutait
à peine et les chauf­feurs de taxi étaient soudain assaillis
par des cov­er girls noires vêtues de robes à paillettes.

De l’autre côté de la 15e rue l’enfer était donc à ce prix.

Man­hat­tan mau­vais œil
Wall Street chas­se à l’homme
bien­v­enue à l’inauguration du Dôme du Plaisir !
Vous repren­drez bien un peu de mort
mis­ter Kissinger ?

Amadeo t’avait demandé de lui tir­er le tarot,
sur de toutes petites cartes en papi­er déchiré
qu’il avait styl­isées au sty­lo à bille, selon tes instructions.
Tu as été impres­sion­né de voir avec quelle dextérité
il a grif­fon­né l’Arcane sans nom, treiz­ième carte du jeu,
celle qui fait peur à tous les coups.
Tu lui as prédit la gloire et le déracinement
et tu vois aujourd’hui sur le net qu’une galerie
porte son nom dans le New Jer­sey, qu’il aime toujours
les per­for­mances et le body-art,
et qu’il fut de l’expo « His­pa-York — Trib­ute to Tápies ».

Qu’est donc dev­enue la galerie de Brooklyn,
dans la rue en pente vers l’Hudson où tu contemplas
au cré­pus­cule les tours incendiées de Manhattan ?
Les laitiers déposent-ils tou­jours leurs bouteilles
devant les porch­es de Williamsburg ?
À deux pas de là, le petit dis­quaire où il fal­lait descendre
deux march­es à l’intérieur pour découvrir
tous les enreg­istrements, publics, offi­ciels et fur­tifs,  
des New York Dolls et de John­ny Thunders,
de Richard Hell et de Television,
de John Cale et des Ramones.
 ­— Promets-moi de ne jamais oubli­er ce same­di matin
de givre où, passé la porte, le pre­mier CD qui te fit de l’œil
dans le pre­mier bac à l’entrée était la bande du film
Un same­di sur la terre de Pas­cal Comelade !

Man­hat­tan mau­vais œil
Wall Street chas­se à l’homme
le sen­tier indi­en se perd à Broadway
Sun­day morn­ing en roue libre
dans une galerie d’art impar­fait tu t’es douché
en lorgnant une bal­ler­ine autrichienne

Le plaisir ne dort jamais donc ici
et les cham­bres en plein ciel
tutoient des nuits qui ne pren­nent pas tant soin de toi.

Aujourd’hui, une seule ques­tion te turlupine.
Absurde et dissonante.
Y‑a-t-il sou­vent du brouil­lard à New York ?
Est-ce que des mil­lions de gout­telettes de vapeur d’eau
pren­nent  par­fois ce pou­voir de for­mer un suaire
à tant d’excès et de sidération ?
Et cette fumée de mer, peut-elle donner
aux choses, aux êtres et à la ville entière
l’ardeur de se sub­limer mal­gré tout ?

Aujourd’hui, New York flotte sur une onde calme et noire
mais l’interruption momen­tanée de l’image
fera-t-elle revenir les cav­a­liers pâles
et les pau­vres fous épris de gratte-ciel
et de gui­tares bondissantes ?

Per­pig­nan, Pâques 2020

 

Présentation de l’auteur

Philippe Salus

Né en 1957, Philippe Salus a tra­vail­lé dans l’édition parisi­enne dans les années qua­tre-vingt avant de devenir jour­nal­iste à Per­pig­nan, en 1990. Cette même année, il fon­da les édi­tions Mare Nos­trum qu’il dirigea jusqu’en 2018. Philippe Salus a déjà pub­lié dans les revues Obsid­i­ane, Le Mâche-Lau­ri­er, Recueil ain­si que dans la NRF. Il a en out­re col­laboré avec le poète Bruno Grégoire.

© Crédits pho­tos Steff Saint‑E

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