Tra­duc­tion de Stéphane Lambion

Canto I

 

Il y aura des hommes et ils pousseront le monde plus loin.
Aujourd’hui, il est déjà tard, on con­stru­it un com­mis­sari­at de police en Lego
et on regarde Cars.
Aujourd’hui, le monde ne mérite pas qu’on le pousse plus loin que ça.

Aujourd’hui, je n’ai pas vu le soleil se débat­tre, tétanisé,
dans le ciel. On dirait presque qu’il n’a pas existé.
Aujourd’hui, Dieu n’a plus été le con­cept à l’aune duquel
nous mesurons notre douleur, comme le chante John.
Peut-être qu’il avait mesuré les con­vul­sions et la tor­ture du soleil,
je ne sais pas. Pour nous, seule a existé
la lente con­struc­tion du com­mis­sari­at de police
et, au-dessus, aucun soleil qui nous empêche d’en venir
à bout.

Nous avons besoin d’un soleil Lego qui brille sans alternative
au-dessus d’un néant Lego. De jeunes paysans Lego
d’une Galilée Lego
prenant sur eux tous les péchés et les déjec­tions Lego.
Nous avons besoin d’enfants Lego qui chanteraient :
« à l’ombre de la croix Lego nous étions assis et nous pleurions ».
D’un John Lennon Lego qui chanterait sur
des dieux, des con­cepts et des douleurs Lego.
Alors seule­ment, le soleil se débat­tra dans
d’heureuses con­vul­sions. Alors seule­ment, le monde méritera
qu’on le pousse plus loin.

Aujourd’hui, il est déjà tard, on con­stru­it un com­mis­sari­at de police en Lego
et on regarde Cars. Le lait
se réchauffe lente­ment dans la tasse blanche en métal.
Rien, et c’est le moins qu’on puisse dire – vrai­ment rien
ne peut nous pouss­er plus loin.

 

Canto XXVI

 

Papa, tu m’as trop parlé,
            ça suf­fit, à par­tir de main­tenant c’est moi qui vais te parler.
                       Pas en rêve, mais pour de vrai.

Et je te le dis franche­ment, d’entrée de jeu :
            peu importe com­bi­en j’aime ton suicide,
                       je ne me sui­ciderai pas.

Peu importe com­bi­en la mort est technicolore,
            peu importe comme nous seri­ons beaux tous les deux
                       dans le film de nos sui­cides, réalisé

par le dia­ble en per­son­ne, peu importe combien
            de poésie à l’état pur on trou­ve dans les manuels de suicidologie –
                       je ne me sui­ciderai pas.

Moi aus­si, avec une lame, je me suis entail­lé les bras,
            j’y ai plus de cicatrices
                       que de pho­tos avec nous deux, ou juste avec toi.

J’ai bu de l’alcool méthylique à la bouteille,
            dans l’espoir, ter­ri­fié, de mourir pour de bon,
                       de ne pas me réveiller aveu­gle le lendemain.

Tu pens­es que je ne sais pas avec quelle douceur
            la lame s’enfonce dans la chair
                       de l’avant-bras, descen­dant tou­jours plus profond

dans les rain­ures juteuses de sang
            par lesquelles passera, éclabous­sant tout autour de lui,
                       le char de Dieu aux roues dorées ?

Tu crois que je ne vois pas comme les cica­tri­ces deviennent
            lumineuses telles des enfants gâtés
                       lorsque je pense à toi ?

J’ai été jaloux – je suis encore jaloux à en crever –
            des morts si pro­fondé­ment enfon­cés dans leur tranquillité,
                       car ils sont des ros­es se humant elles-mêmes.

Mais, papa, les ros­es sont sans pourquoi,
            elles fleuris­sent comme les hommes se suicident.
                       Elles n’ont pas le choix. Tout comme moi :

Après avoir tranché le fil qui t’entourait le cou,
            tu n’avais pas d’autre regard à soutenir que le mien.
                       Moi je dois soutenir le regard de Sebastian.

Et main­tenant, seul au milieu de tes roses,
            tu n’as pas d’autre regard à soutenir que celui de Dieu.
                       Tan­dis que moi je dois soutenir le regard de Sebastian.

Alors, com­prends et par­donne, papa –
           je ne me sui­ciderai pas.
                       (Et en fait, c’est ça le suicide.)

 

 

Canto XXXVIII

 

Cette nuit d’il y a sept-huit ans
quand tu te prom­e­nais dans Cisnădie,
            après deux ou trois jours de beuverie
            sui­cidaire – zapoi, comme dis­ent les Russes –

et que, sur la place cen­trale, en face de la mairie,
tu t’es approché du chien qui te regardait
            avec les yeux de papa, que tu t’es age­nouil­lé près de lui,
            que tu as pris sa tête dans le creux de tes mains et que tu l’as embrassé sur les yeux,

lui, il est resté figé, d’effroi ou de surprise
ou parce qu’il savait, et vous êtes restés comme ça un temps indéfini
            sous la pluie qui tombait comme tombent toutes les pluies

sur les hommes et les chiens qui fraternisent –
c’est-à-dire imbibée jusque dans chaque goutte
           d’une inso­lence typ­ique­ment et pro­fondé­ment humaine.

 

 

Canto XL

 

Je l’avais oubliée, celle-là, pour de bon : je vois
la pho­to de Cis­nădie avec le mûri­er en noir et blanc
der­rière la mai­son de grand-mère et mon ventre
se colle à ma colonne vertébrale –
là-bas, on avait notre mai­son en haut du
mûri­er, con­stru­ite par le cousin Claudia,
de qui j’é­tais très amoureux.
J’avais l’impression qu’on restait là-bas des
semaines entières, à regarder les rats grouil-
lant sur le bitume du toit
et à nous rem­plir l’e­space entre le ventre,
la colonne vertébrale et l’âme avec des mûres noires.

En dessous de nous il y avait le jardin, à des kilomètres
de nos âmes pleines de
mûres noires. On y descendait de temps en temps
comme Dieu descend quelquefois
sur le monde, clé­ments et
impi­toy­ables. On enflam­mait tout
avec nos épiphanies

jusqu’à ce que, comme des bulles d’eau minérale,
se lèvent des halos au-dessus des rangées
de per­sil, de céleri et de carottes.
Puis s’élevaient sous les halos les anges
du per­sil, les anges du céleri et les anges
de la carotte
et ils nous chan­taient des hymnes de gloire jusqu’à ce
que le sol fasse ploc-ploc de plaisir sous
nos pas.
Ils chan­taient jusqu’à ce que le monde devienne
par­a­disi­aque et instrumental,
comme un objet dont Dieu
se servi­rait en permanence.
On offi­ci­ait sous le cocon de buis­sons de mûres américaines
et l’air était fait d’immenses blocs d’amour
qui se ren­ver­saient tou­jours et écra­saient toujours
quelque chose sous eux et
riaient toujours.

Nous grim­pi­ons à nou­veau dans la maison
en haut du mûri­er, étince­lants et avec nos globules
aus­si gros que des reins de porc. Grand-père mourrait
depuis plusieurs années dans la mai­son en dessous de nous,
le cerveau broyé. Et nous, on écrabouillait,
heureux, les mûres, tout comme la lumière
écrabouil­lait, heureuse, nos cerveaux. Plusieurs années plus
tard, les blocs d’amour devaient se
ren­vers­er sur moi et sur papa et nous
écras­er et rire de nos cerveaux
broyés comme celui de grand-père.
Cela, je pense que je le savais déjà. Les taches
noires des mûres par­tent très difficilement
au lavage.

 

 

 

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Stéphane Lambion

Stéphane Lam­bion écrit et traduit de la poésie. Son prochain livre paraî­tra à l’été 2022 en col­lab­o­ra­tion entre les édi­tions de La Crypte et les édi­tions Hen­ry. Il tra­vaille sur les rap­ports entre mal­adie et poésie dans le cadre d’une thèse en recherche-créa­tion et tient un jour­nal sur remue.net. Site per­son­nel : stephanelambion.fr