Sélima Atallah, Petit fossile moulé dans la torpeur d’été

Par |2023-03-07T15:23:06+01:00 2 mars 2023|Catégories : Poèmes, Sélima Atallah|

la peau rouge tiraille après une journée à la mer
le corps est vidé mal­gré les siestes qui se sont suc­cédées sur les fwet ens­ablées. face à la chaleur de l’air aucune chance de survie sans le sec­ours de la mer. de l’eau qui coule du matin au soir
humid­i­fie la peau et irrigue les artères
entre les deux rives reliées en trainées de car­bone annuelles
le jeu des différences
des mon­tagnes si arides qu’elles sem­blent déser­tiques d’un côté plus telle­ment blanch­es mais encore vertes de l’autres

à l’aéroport de Tunis déjà la famil­iar­ité qui atten­drit et irrite et le chaos habituel du tapis de bagages et sinon tout cela se ressem­ble comme toujours

 

suf­fo­ca­tion à la table où les nœuds se ser­rent sous les amas de livres
les mots s’enchaînent et effleurent la gueule de bois
dev­enue si habituelle
qu’elle advient sans même boire
noyant
la matière sous un gris de brume

l’air est moite
le vis­age luisant comme celui d’un×e autre qu’on ne recon­nait plus
la nesma
déspéré­ment attendue
se refuse sans cesse
dis­parait dès qu’elle affleure

l’espoir de la voir asséch­er la sueur nour­rit le manque d’elle

 

la peau pique et tiraille
brunit de part en part
et les traces du mail­lot comme une fringue blafarde
la sueur pro­pre suinte des pores dilatés
tan­dis que le soleil bro­chette les organes 

c’est du feu et pour­tant il détend et rassure
enl­e­vant tout le poids d’une année à Paris
c’est le seul endroit
où le corps maladroit
trou­ve un peu de quiétude 
sans l’ennui de la vie qui n’a jamais sa place
sans le rêve d’en être qui se heurte aux hauts murs
ils creusent à l’intérieur
pleins de la haine du vide
rien ne reste du rêve de gravir les empires

ils sont creux des mensonges
des non-dits qu’on répète
des trous assimilés
comme pleins de vertus
et dans l’entre deux rives
la tra­ver­sée carbone
affiche le mythe dans une clarté d’aumône

lézard sur le sable la peau se fait souffrance
et l’on se sent vivant enfin pour un instant
on dirait que main­tenant la mort est trop loin
et le corps trop là même s’il se liquéfie
il fait beau­coup trop chaud
la chair sem­ble fondre
mais elle n’importe plus
le corps n’est plus qu’une par­tie du décor
l’amant enlacé
au sol de Pompei

et puis les commentaires
litanie incessante
mouch nor­mal el s5ana
3omri ma rit
yesser
yess­er s5ana
trop
trop chaud
intolérable

de pièces en pièces
clims et ventilos
tem­pèrent les demeures et réchauf­fent les villes
et les douch­es vrom­bis­sent et vident les nappes vides

alors à chaque goulée qui coule dans le gosier
se dire que peut-être dans quelques années
il n’y aura plus rien
juste de l’air sec
qui char­bon­nera le corps
petit fos­sile moulé dans la tor­peur d’été

quand le champs de ruine
spolié comme une charogne 
devien­dra champs de cendre 
infer­tile et mortel
que fera-t-on
des corps des indigènes 

7170 Tunisien×nes sont arrivé×es illé­gale­ment en Ital­ie entre jan­vi­er et juil­let 2022
39285 toutes nation­al­ités confondues
plus d’un mil­lion de Tunisien..nes vivent déjà à l’étranger
presque un dix­ième de la pop­u­la­tion totale du pays

com­bi­en serons-nous dans les cales de fortune
quand il fera trop chaud et qu’il n’y aura plus d’eau
que fera-t-on du corps des enfants
du corps de mes par­ents et de mes grands-parents
de tous les corps qui n’auront pas pu traverser
bdounet ajde­di wes7abi
chnowa dhanbhom
con­damné×es car né×es du mau­vais côté
celui où les papiers closent le monde

je pour­rais me sauver
nem­chi wen5alihom
mais que fer­ont ces corps
enchaîné×es à leur rive
tous ces corps
dont la vie ne vaut rien

sil­lon­ner le monde n’est qu’à la portée
des corps dont les aïeux
ont cru
pouvoir
le posséder

c’est déjà beau­coup de se lever tous les matins
de se lever et de pren­dre la route du travail
de l’école
de la vie qui continue
qui con­tin­uera peut-être sans vous

le café sif­flé en vitesse
et les clopes qui gril­lent les poumons
champs de feu les poumons
labourés tous les ans à coup de cen­dres infertiles

tous les jours pren­dre la route qui ne mène à rien d’autre
qu’au creux du rien qui vous a vu naître
car vous n’êtes rien
jamais vous n’avez été plus
qu’un mythe
un mirage

en vous il n’y a rien de vrai
rien qui tient

en vous il y a le mensonge
en vous il y a l’autre
dans vos mots
dans vos fringues
dans votre crâne rasé
l’autre
la haine de l’autre
la haine de soi
la haine de la ter­reur qui vous écrase
et l’amour du joug qui s’abat

vous n’êtes rien sans le joug
sans l’idée que votre rive ne suf­fit pas
sans l’idée que vos ancêtres sauvages doivent tout à l’autre
qu’en fait l’envahisseur vous a fait du bien
et que ce n’est pas si mal
de ne pas par­ler la langue de ses ancêtres

qu’est-elle d’ailleurs cette langue folle faite de navires sanglants
cette langue qui se trans­forme de tout ce qu’elle emprunte
qui n’est pas officielle
mais qui vous habite
et habite le pays d’où vous venez et ses rues et ses tablées
cette langue dont on dit qu’elle n’existe pas
qui est un mythe
un mirage politique
comme vous

on vous a tou­jours dit que vous étiez mieux autre
car
votre corps n’est rien

un masque blanc par­lant dans un français bour­geois 
pro­pre et cul­tivé poli comme un galet
il est l’incarnation
du boug­noule intégré

mais le corps reste brun et se heurte à la loi
sa nais­sance fait de lui un être qui demande
et à qui on peut
à tout moment
dire

non

votre corps n’est rien
il pour­rait mourir au fond de la mer morte
devenir humus
et fumer les abysses
de ses rêves échoués

votre corps n’est rien
votre corps marche mort
de rive en rive il erre
sans pou­voir s’arrêter

il pour­rait nager
longtemps acharné
et il arriverait
du bon côté de l’eau
un uni­forme blanc l’accueillerait alors
et le renverrait
à sa rive fardeau

elle est belle pourtant
elle pour­rait être rêve
si on ne l’avait pas
vidée de son histoire
con­damnée à devenir
un pays où les lois
met­tent les corps en bas
de l’échelle des droits

les lois sont le mythe
les corps sont réels
mais le mythe met des corps
au-dessus d’autres corps

la terre est à tous×tes
et pour­tant les corps meurent
car des lois leur refusent
le droit à la survie

un noyé se débat pour touch­er le rivage
un brûlé court fou jusqu’à trou­ver de l’eau
et quand les bombes tombent
les corps fuient les débris
mais les fron­tières sont là
pour inter­dire la fuite
des murs coupent la terre qui devrait être libre
des corps uni­formes véri­fient les papiers 
et les corps sans voix sont ren­voyés là-bas
là où la mort de loin ne touche pas pareil

un×e migrant×e mort×e est un×e grand×e brûlé×e aban­don­né×e aux flammes jusqu’aux râles d’agonies qui trouent ses poumons âcres

ce n’est pas la vie
ce n’est pas normal
c’est là où la jus­tice devient illégale
c’est comme va le monde dans son ordre insen­sé 
mais c’est de la folie
un délire partagé 
où les murs tuent
qui s’engagerait en mer                                               
qui irait à la mort 
si sa terre n’était pas qu’un champ de ruine gâché
qui par­ti­rait sans croire que les sien×nes ne valent rien 
que lui-même ne vaut rien
un corps ensauvagé
pleins des trous de l’histoire aux men­songes vérifiés
pleins du creux de ne pas être
un corps qui vive libre

mon corps ne compte pas
les corps des mien×es non plus
je viens d’une rive spoliée où nous vivons sans droits
les traces fondent sur le sable
elles sont trop délicates
et meurent sous les remous
et ain­si va la vie
quelques gouttes d’amour
dans une flaque de mort
corps désirs et rêves
dis­parus dans la nuit 

bien­tôt on ne saura plus que vous avez été
bien­tôt on ne saura plus qu’Autre vous a bercé
que vos rêves sont à lui
vos désirs les siens
et vos luttes mourront
dans le reflux des vagues

bataille chaque jour
mais à la fin toujours
vous êtes l’autre de l’autre
læ bar­bare droit et fier

sauvage éduqué×e
au sang traître à sa race
au sang traître à son cœur
à la marche du monde
cyborg de l’histoire
bug dans la matrice
mar­qué du sceau du sang
de la trace du joug
et des mots de l’école
qui rem­pla­cent les vôtres

l’école de la France
civilise les élites
les lave de la honte
qui coule dans leurs veines
car il manque à leur sang
les gouttes qui don­nent le monde

dans mon sang il y a
les traces de l’Afrique
les traces de l’Asie
l’Arabie la Turquie coulent toutes dans mes veines
mais ma bouche
ma bouche
ne par­le que la France
ma bouche se croit française
a honte de ne pas l’être
déteste cette honte
et rage con­tre la France
elle rage con­tre elle-même
quand remonte la honte
et elle s’insulte alors
avec les mots de l’autre

ma bouche ne connait
que les mots de l’autre
cel×lui qui ne veut pas de moi
qui ne veut pas que je dise
qu’iel ne veut pas de moi
qui veut que je l’ouvre
en quête de becquée
que je la ferme servile
prosterné×e à ses pieds

alors si tête haute je refuse le joug
je me lève le matin avec la peur au ventre
je me lève le matin je regarde ma chambre
le poster de Magritte acheté à Bruxelles
la femme à moitié nue
à moitié corps nuages
et je rêve au jour où on me condamnera
à ren­tr­er au pays
qui ne me suf­fit pas

quand je ne pour­rai plus voir de tableaux de corps nus
quand Brux­elles ne sera qu’un loin­tain souvenir
emporté par les files d’attentes des consulats
par les visas accordés seule­ment pour quelques mois
qu’on arrête de deman­der après trop de refus
parce que ça fait mal
parce que ça coûte cher
parce qu’on n’a pas besoin de Brux­elles pour survivre
parce qu’on n’a pas besoin des quais de Seine bondés les soirs chauds d’été

ça pue les quais de Seine
ça pue le métro
qui s’enchaine au boulot et au dodo
devient une purée de rêves déçus
qui suinte la haine de soi et les relents de bière
je hais les quais de seine
Paris Plage me dégoûte
c’est la chose la plus triste
la plus éloignée d’une plage que j’ai jamais vue
mais je sais que le jour où mon corps ne pour­ra plus y être
je me rap­pellerai de la chaleur du sol
qui fera bien­tôt fon­dre les semelles en plastiques
dans l’air fer­mé comme une four­naise dantesque
où flotte le pollen à toutes les saisons
et les effluves de pisse et de weed des rues sales

les rues où j’ai rêvé qu’un jour moi aussi
je serai

enfant de la France

parce que
je le suis
déjà
même si elle ne me recon­nait pas

et chaque fois
chaque fois que j’ouvre les yeux dans mon lit parisien
chaque fois que je vois toutes les années passées dans ma ville
dans la seule ville où je me sens être en vie
je me rap­pelle que tout ça
ne tient qu’au fil du titre de séjour
du change­ment de statut
de l’APS bar­bare qui efface l’histoire 

ma vie ne tient qu’au fil
des mots bureau­cra­tiques et administratifs
qui font de vous
un chiffre
une donnée
une ligne qu’on pour­rait à tout instant
biffer

que ferai-je
des livres qui s’amoncellent en mon­tic­ules dans mon apparte­ment du 14ème arrondissement

com­bi­en de car­tons peut-on porter les mains menot­tées au fond d’un vol charter

dans mon ven­tre un poing
un poing creusé
car je ne sais pas
je ne com­prends pas
je ne sais pas pourquoi
je n’ai pas le droit

car je ne com­prends pas
pourquoi
l’autre m’a mar­qué×e
sans vouloir m’adopter

qu’en dites-vous cher×es par­ents de mon dos cour­bé et de ma tête roide
étaient-ce vos rêves pour moi
quand comme toutes les élites
vous m’avez confié×e à l’école de la France

Présentation de l’auteur

Sélima Atallah

Séli­ma Atal­lah est poète per­formeure et chercheure. Elle a gran­di à Tunis et habite à Paris depuis une dizaine d’années. D’une curiosité sans lim­ite, ses errances uni­ver­si­taires l’ont menée de la médecine à la créa­tion lit­téraire en pas­sant par la psy­cholo­gie et l’anglais. Elle tra­vaille actuelle­ment à un pro­jet de recherche-créa­­tion liant le corps, les lieux et les langues par la per­for­mance poé­tique. Sa poésie intime et engagée est atten­tive au rythme et à l’oralité. Con­va­in­cue que la poésie a sa place partout, Séli­ma Atal­lah porte ses textes lors de scènes de slam, de théâtre ou de lit­téra­ture mais égale­ment en com­pag­nie de DJ ou lors d’expositions d’art contemporain. 

www.selimaatallah.wordpress.com

© Crédits pho­tos Claire Fasulo.

Bib­li­ogra­phie

Bod­ies Decay in the light of Day

– Textes pub­liés dans Man­hat­tan Mag­a­zine, 2022

Crevette dans Le Ven­tre et l’oreille, 2022

Ommi sis­si dans Il était tant de fois, Al Man­ar, 2021

Trou dans Point de chute n°2, 2021

Ma Bouffe est verte comme une orange dans Contre5ens, 2021

Najoua dans Deux­ième Page, 2020

Au Pieu

Mon­tic­ules

Entre deux rives en 2022

Sam­sara dans le Kra­choir en 2022

Autres lec­tures

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