Traduire Glis­sant

La poésie d’Edouard Glis­sant ouvre sur un imag­i­naire de la langue qui ne se laisse résor­ber par aucun esprit de sys­tème, mais invite à accueil­lir l’opacité comme une  « épreuve de l’étranger » (Antoine Berman ). C’est une poésie habitée par l’esprit des lieux, archipéliques et divers. Elle con­stitue en cela, à la fois l’affirmation d’un ancrage et l’invitation à la dérive. La voix de La Terre inquiète1 annonce, en effet, une présence au monde qui est pure disponibilité. 

 

La lec­ture des ver­sets de La Terre inquiète se vit comme une expéri­ence mys­tique dénuée de toute tran­scen­dance. L’intersubjectivité des con­sciences opère et le lecteur par­ticipe au souf­fle du lieu, la Mar­tinique, par la sim­ple scan­sion du poème ou par la tra­ver­sée des images glis­santi­ennes. Cette expéri­ence revêt l’évidence de toute musique, elle est intran­si­tive. Or, com­ment pré­ten­dre traduire ce qui relèverait de l’intraduisible ? Que serait une tra­duc­tion d’un poète qui dit écrire « en présence de toutes les langues du monde» ?

Pour ne pas trahir cette déc­la­ra­tion, le tra­duc­teur doit-il se met­tre dans cette même pos­ture, ouverte à la diver­sité et, donc, à l’imprévisibilité et entre­pren­dre la tra­duc­tion comme « rhi­zome allant à la ren­con­tre d’autres rhi­zomes » (Glis­sant ) ?

 

Le tra­duc­teur invente un lan­gage néces­saire d’une langue à l’autre, comme le poète invente un lan­gage dans sa pro­pre langue, […] un lan­gage com­mun aux deux mais en quelque sorte imprévis­i­ble par rap­port à cha­cune d’elles […]. Art de l’imaginaire, dans ce sens la tra­duc­tion est une véri­ta­ble opéra­tion de créoli­sa­tion, désor­mais une pra­tique nou­velle et impa­ra­ble du pré­cieux métis­sage cul­turel3.

Traduire Glis­sant en arabe reviendrait donc à trans­met­tre quelque chose de son paysage intérieur, en ten­tant de sug­gér­er par le rythme, comme une scan­sion prop­ice à la transe, ce chant par­ti­c­uli­er qui est présence au monde.

C’est aus­si créer un lan­gage imprévis­i­ble dans la langue arabe elle-même, ajouter du monde au monde (Sony Labou Tan­si) et des ver­sets au versets.

 

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  1. Edouard Glis­sant, Édouard Glis­sant, La Terre inquiète, [1955], in Poèmes com­plets, Paris, Gal­li­mard, 1994.

       2. http://sens-public.org/spip.php?article614

       3. Glis­sant, Edouard : Intro­duc­tion à une poé­tique du divers, Gal­li­mard, 1996, p. 45.

 

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Touriya Fili-Tullon

Touriya Fili-Tul­lon est enseignante-chercheure en lit­téra­tures com­parée et fran­coph­o­nie à l’université Lyon 2‑Lumière. Elle est respon­s­able du Mas­ter Genre, Lit­téra­ture, Cul­ture. Son domaine de recherche porte sur les dif­férentes fig­ures de sub­ver­sion à l’œuvre dans les fic­tions con­tem­po­raines au Maghreb et au Machreq. Sa dernière pub­li­ca­tion est l’ouvrage codirigé avec Ele­na Chi­ti et Blan­dine Val­fort Ecrire l’inattendu : les « Print­emps arabes » entre fic­tions et his­toire, paru dans la col­lec­tion Sefar chez Academia‑L’Harmattan en 2015.
https://universite-lyon2.academia.edu/TouriyaFili