Gaëlle Fonlupt, ou l’art d’une étreinte cernée de sources

Par |2023-05-06T08:34:55+02:00 6 mai 2023|Catégories : Essais & Chroniques, Gaëlle Fonlupt|

Nos creux avaient l’odeur des rivières
Nos pleins comblaient
les poumons vides du rocher

tu t’es déposé en moi par la racine

Lisez ce livre. Lisez ce livre comme vous iriez, frag­iles et offerts : « écar­quil­lés… au rebord de jardins sus­pendus ». Ouvrez la porte de vous pren­dre à bras le corps. Mais ten­drement. De vous aban­don­ner à la lumière du matin, orphe­lin du temps. Pour rien d’autre que la vasti­tude. L’inemployé.

Partez dis­soudre vos arêtes à la chaux vive de ces poèmes. Ce trou blanc de ciel et de neige dans l’espace, respirez-le, à pleins poumons et lente­ment, je vous en prie, «  fleur de nénuphar ouverte de branchies ». 

Con­sen­tez à vous accorder le recueille­ment néces­saire au flot­te­ment du monde dans le monde. Savourez le miel de la perte des con­tours. Accostez sur cette île et respirez autrement, là où quelqu’un veille « avec la patience d’un jar­dinier » pour « appren­dre la langue des morts », « terre cuite à son épaule / ruis­seau à son ais­selle».

Dans une déli­cate mais ferme ardeur, tra­ver­sant le doute comme un buis­son d’épines, une fièvre raison­née par le courage au cœur, un bouil­lon­nement intime d’images qui effleurent en gifles, en bais­ers, agrip­pent, mais aus­si con­so­lent, ten­tent de répar­er une blessure orig­inelle, la poétesse et roman­cière Gaëlle Fonlupt, telle une « ombre à la fenêtre » de sa pro­pre écri­t­ure, scin­til­lante comme le givre des print­emps, mur­mu­rante aus­si, au cen­tre tou­jours en grav­ité de son exis­tence, totale­ment absorbée par le geste de tenir tête à ce qui pour­rait la con­sumer, la bris­er en éclats, les yeux dans les yeux avec l’indicible, l’invisible, nous invente, nous enfante même, dans cet intense recueil orné en cou­ver­ture par l’aura d’un arbre du pein­tre Alexan­dre Hollan.

Gaëlle Fonlupt, À la chaux de nos silences, Édi­tions de Cor­levour. Revue Achille. 119 pages. 16 euros.

À voix haute, ne résis­tant pas au désir qui nous envahit au fil des pages de con­fron­ter cette parole intérieure à l’épreuve de l’air, nous enten­dons sur­gir une langue du corps-source, une langue source-exil, comme celle puis­sam­ment présente au cœur de l’œuvre de Bernard Noël, « du nom­bril à mes cuiss­es », une langue d’affrontement, de résilience aus­si, de mul­ti sen­so­ri­al­ité pon­cée à l’établi des mots, à l’établi des chairs et de l’âme qui voudraient par­ler. S’incarner dans la langue des germes.

C’est en la lisant ici que nous devenons soli­tude, puis présence, son amant, son ami, celui qui, tenu par la main de ses métaphores, vac­ille, chavire avec elle, comme si danser la douleur deve­nait Joie et Requiem, souf­fle mot à mot d’un can­tique, plongée au-dedans comme dans riv­ière engour­die, prière inven­tée juste pour nous, faire face à la brûlure mère du silence, nous répéter, je suis là, je suis là, je tra­verse, j’éclos, je suis celui devenu celle qui, à chaque trait acéré du vers, se brise, se recon­stitue, coag­ule et affirme « robe retroussée peau crue brouil­lée /… / je bois le bleu nu». Mon androg­y­ne s’avance devant moi et boit les paroles de cette ombre pro­fonde couchée en moi. Buvez avec moi. Buvez-moi.

Rare, pré­cieuse, et pré­cise au scalpel dans sa syn­taxe, au ven­tre de cette soif partagée avec autant de pudeur, de dis­cerne­ment et de vio­lence aus­si, on sent mon­ter une voix, et avec elle une soror­ité, du plus loin de la présence et de son ani­mal­ité, écho du plus acéré des ténèbres aus­si, du plus viv­i­fi­ant d’Eros et de Thanatos, une voix étrange, prenante, fasci­nante, coupante comme « le fer d’une langue d’orage », un voix jeune mais affir­mée, promet­teuse, dans la tra­di­tion de « l’offrande en bouche » entre la pureté acé­tique d’un Rober­to Juar­roz et le lyrisme maitrisé d’un César Pavese.

Cette « chaux du silence » est de plus en plus vive au fil des pages, V.I.T.R.I.O.L du sens et du vide, tes­ta­ment d’une renais­sance brûlée par le poème, et, sous le blanc du papi­er « la nuit assiège la douleur». Nous gagnons à mêler notre chair à celle brûlante de cette fron­tière entre lire et attein­dre. La langue est nue sous sa robe. Saign­er et sign­er nous guéris­sent de guérir.

Cer­tains poèmes se dressent tout droit en éblouisse­ments. Entre aphasie et marée haute. Défer­lement et anéan­tisse­ment. Courage de faire volte-face. Entre mourir et souf­frir finale­ment. Puis, non. Trem­ble­ment de terre des émo­tions avant l’effondrement du moi.

Ce qui va renaître est inespéré. Un seul vers, une seule com­mu­nion. Une con­so­la­tion inat­ten­due comme un bour­geon dans une haie d’épines. La terre sous nos pieds nous relie enfin à ce qui va nous dévor­er, un jour, corps et âme con­fon­dus, en ren­dant à l’univers ce qui nous avait été prêté, le temps d’une vie.

De purs moments de pleine con­science ressus­ci­tent le désir comme dernière chance don­née au souf­fle de s’incarner. Des cris essorés jusqu’à la trans­parence. C’est par cette den­sité d’une langue qua­si alchim­ique, une quête de chang­er le plomb du cha­grin en or de lucid­ité et de bien­veil­lance, qu’on avance dans une imma­nence souveraine.

Quelque chose neige dans le réel. Et ce sont des poèmes. Quelque chose neige dans ce recueil : des éclats de voix aus­sitôt enfouis dans nos yeux, dans nos pen­sées. Comme des êtres à part entière. Et nous ne sommes plus jamais seuls.

Chaque vers nous apprend la bien­veil­lance avec le monde et ce qui nous tor­ture, clair­voy­ance avec nos deuils comme avec nos orgasmes, avec celui qui nous aime, celui qui nous blesse, car l’un et l’autre ici se côtoient à tra­vers le ver­tige et la transe, comme si tu mar­chais le long d’une falaise.

Mourir et fleurir. Pleur­er et sour­dre sous le linceul avec les sources. Il y a tant de mys­tère dans cette vie déployée en palimpses­te sous nos yeux qu’on incline son vis­age pour embrass­er la gemme du non-dit et ses éclats. Coller nos lèvres à cette beauté sauvage de la pudeur ose nous dévoil­er qui nous sommes. Nous embras­sons Humains et Infi­nis dans la langue. Sin­gu­lar­ité et multitude.

Cette chaux vive brûle une à une, et j’assume le mot, qua­si religieuse­ment, tel un encens de notre pro­pre chair, les écorces opaques de nos con­tours, comme l’amour brûle notre ennui, notre médi­ocrité, notre ego, encens de tous nos enfer­me­ments vers ce désir d’unité avec notre amour. Mais avec notre manque aus­si. On dirait que le manque devenu douleur dev­enue poème féconde les arbres de cette forêt mys­tique où vivre serait per­dre, accoster, se sépar­er, grandir vers l’être.

Voir, se bat­tre. Il aura fal­lu l’écriture sin­gulière d’une femme pour nous par­ler corps, corps à mort, corps Amor, nous ramen­er à une autre sen­su­al­ité esthé­tique presque mys­tique dans son essence, à la lim­ite du ren­verse­ment de la douleur-plaisir, de l’effroi-renoncement et de la con­tem­pla­tion-com­bat. Dans la par­tu­ri­tion de cette fécon­da­tion par l’image, quand il y a recherche d’effacement de soi et des dual­ités, sur­git une troisième voie, voix, celle du cen­tre. Une voix du Soi en quelque sorte.

Corps rond ou brisé de la mère, aigu de l’amante. Corps du désir, corps de l’attente. Du don et de la perte. Vécus des rythmes qui vident les chairs du rythme. Lire, cette parole de l’oscillation et du vac­ille­ment, comme s’inverser, entr­er en con­tact avec son ani­ma, bas­culer du yang solaire au yin lunaire de la fécondation.

Il existe en poésie une écri­t­ure fémi­nine avec son iden­tité pro­pre, j’en suis cer­tain, ce livre en donne une tonic­ité de plus. Elle nous pénètre et nous éparpille en son sein comme pollen, père et enfant du silence. Le dieu de la lumière lui aus­si se féminise. « elle s’allonge sur le vent / s’ouvre à deux mains /attendant que le soleil en elle se fende »

La spir­i­tu­al­ité com­mence avec cette ouver­ture vers ce qui se cache. Nous finis­sons échoués, inver­sés et émus sur la dernière page, dénudés par l’essentiel d’un chant lyrique, grave et con­tagieux, Robin­son d’une ren­con­tre qui nous mur­mure avant de refer­mer le livre.

« j’ai si faim de renaître »

Mer­ci Gaëlle Fonlupt pour ce voy­age initiatique.

Présentation de l’auteur

Gaëlle Fonlupt

Née en Savoie en 1980, Gaëlle Fonlupt a gran­di sur les bor­ds de Loire puis en Bre­tagne. Après des études de Sci­ences poli­tiques elle s’engage dans l’humanitaire en Asie. De retour en France elle tra­vaille à l’hôpital puis dans une juridiction. 

Dans son pre­mier roman, “Elle voulait vivre dans un tableau de Cha­gall” (édi­tions d’Avallon, 2020 — final­iste du prix « “Les Tal­ents de demain” 2020 et du prix Lec­tures Plurielles/ Zon­­ta-Olympe de Gouges), elle arpente les lisières de la folie. 

En exil per­pétuel c’est en poésie qu’elle cherche ses racines. En 2021, elle a été lau­réate du Puy Poé­tique et a fait par­tie de la sélec­tion du Comité de lec­ture de la Mai­son de la Poésie Jean Jou­bert (Mont­pel­li­er), lors de la ses­sion 2021 des « Nou­velles Voix d’Ici ».

Son pre­mier recueil, “A la chaux de nos silences” est paru en jan­vi­er 2023 aux édi­tions de Corlevour.

Bib­li­ogra­phie 

A la chaux de nos silences, édi­tions de Cor­levour, jan­vi­er 2023 (recueil de poésie)

Elle voulait vivre dans un tableau de Cha­gall, édi­tions d’Avallon, décem­bre 2020 (roman)

Poèmes choi­sis

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Dominique Sampiero

Dominique Sampiero est né dans l’Avesnois, région de prairie, de forêt, de bocage du Nord de la France, l’hiver où l’abbé Pierre lance son appel pour les sans-logis, quelques jours après la mort de Matisse et le même mois que la démis­sion de Mar­guerite Duras du Par­ti Com­mu­niste. Insti­tu­teur et directeur en école mater­nelle à par­tir de 1970 et pen­dant une ving­taine d’années, mil­i­tant des péd­a­go­gies Freinet, Montes­sori, Rudolph Stein­er et de la pen­sée human­iste de Françoise Dolto, il démis­sionne de l’Education nationale en 2000 pour se con­sacr­er entière­ment à l’écriture. Poète (Prix Gan­zo 2014 pour La vie est chaude, édi­tions Bruno Doucey et pour l’ensemble de son œuvre), romanci­er (Le rebu­tant, Gal­li­mard, prix du roman Pop­uliste 2003), auteur de livres jeuness­es (P’tite mère, Prix sor­cière 2004) mais aus­si scé­nar­iste (Ça com­mence aujourd’hui, Prix inter­na­tion­al de la cri­tique à Berlin, et Holy Lola, deux films réal­isés par Bertrand Tav­ernier) auteur de théâtre (Tchat­Land / Le bleu est au fond) et réal­isa­teur de courts métrages (La dormeuse / On est méchant avec ceux qu’on aime), il reste pro­fondé­ment attaché à sa région natale et une grande par­tie de son écri­t­ure par­le de la lumière des paysages et des vies minus­cules en lutte avec leur pro­pre silence et l’oubli. Son dernier roman Le sen­ti­ment de l’inachevé paru en Avril 2016 chez Gal­li­mard est une plongée dans l’enfance à tra­vers laque­lle il racon­te une his­toire d’amour qui lais­sera une empreinte forte dans son élan vers l’écriture. La petite fille qui a per­du sa langue (Gal­li­mard jeunesse Giboulées. Illus­tra­tions Bruno Liance ) a été écrit avec des enfants en dif­fi­culté sco­laire. Les édi­tions de la Rumeur Libre ont pub­lié le pre­mier tome de l’ensemble de ses textes poétiques.

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