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Marcher entre les mots : Les territoires du blanc chez André du Bouchet et Kenneth White

L’œuvre importante du poète André du Bouchet (1924-2001) comme celle de Kenneth White poète né en écosse en 1936 relève de ce que l’on appelle les « écritures blanches » (« le monde blanc » selon l’expression de Kenneth White).  

Autrement dit, c’est dans les espaces blancs, les ponctuations elliptiques de toutes sortes que passent les pas des deux poètes marcheurs, c’est-à-dire par les vides, par ce qui excède le langage ou ne se dit que par l’intervalle et l’espacement entre les mots.

Afin de mettre en lumière l’émergence du caractère de cette poésie, et d’en éprouver la dimension poétique, Christine Durif-Bruckert interroge la disposition typographique des mots sur la page dans la poésie d’André du Bouchet, disposition à travers laquelle un langage tente de se constituer, dans son rapport complice autant qu’au travers de ses liens d’étrangeté au réel.  Marc-Henri Arfeux quant à lui explore la manière dont Kenneth White fait varier la notion de ponctuation, du signe grammatical le plus souvent absent ou raréfié, à l’art de signaler ou souligner musicalement voire silencieusement selon les cas, jusqu’au vide, qui là encore ouvre l’espace du poème entre et au-delà des mots.

Ces deux poètes, de façon tout à fait singulière, nous invitent à faire l’expérience de la re-création, voire de l’invention d’une langue inédite, autre langue dans notre propre langue, aux limites même de la langue française. Ils éclairent avec acuité la démarche poétique de ces écritures.æ

La poésie d’André du Bouchet : une marche à travers la langue

L’écriture poétique d’André du Bouchet n’en finit pas de moduler son cours, de faire varier les dispositions des mots, d’en chercher les emplacements sur la page blanche, de se heurter aux accidents et fractures qui en défigurent l’harmonie.

Par son errance, cette parole chaotique, énigmatique inquiète autant qu’elle bouleverse. Elle nous hante, semble vouloir nous happer, nous aspirer. La lecture, très visuelle, ne cesse d’en transformer les formes vertigineuses sans jamais les épuiser. Pourtant elle nous vivifie comme si elle nous donnait « l’air soudain », ou encore creusait « cette profondeur, cette surface dont un champ compose l’aile » (Dans la chaleur vacante, Gallimard, 1961, 2017). Comme si, encore, elle nous livrait les secrets d’un étrange parcours initiatique vers le poème.

Voilà ce qui fait l’allure (dans le double sens de la temporalité et de la forme) d’un poème de André du Bouchet : la présence massive des blancs, l’agencement aéré des espaces que l’on regarde comme autant d’éclats, de fragments, de blocs qui se réduisent à un simple groupe nominal. Ces séquences verbales semblent flotter, perdues, déliées d’elle-même.

Le lecteur y trouve peu de ponctuations, des points sans effets d’interruption, qui quelquefois même précèdent la phrase, quelques tirets incongrus, qui déstabilisent les attentes conventionnelles. On ressent profondément ce rythme très particulier de discontinuité, de dispersion et de coupures, horizontales, verticales ou encore obliques, où se brise et renait perpétuellement la géographie et l’unité du poème. L’absence de verbe, les contradictions audacieuses et les redites insistantes rajoutent un sentiment d’étrangeté, venant pulvériser, quelquefois jusqu’à la caricature, la notion même de phrases et les logiques de l’articulation et du déplacement syntaxique.

L’écriture est dépouillée, immédiatement inspirée des plateaux du Vexin ou des montagnes drômoises que le poète parcourait inlassablement. Elle suit le chemin de la marche tout en liant le langage à ce monde de l’élémentaire.

Fragment de l’inédit publié dans Ecritures contemporainesspécial André du Bouchet dans André Du Bouchet, la parole libre et son mouvement, article de Jean-Marie Corbusier dans Recours au poème.

Comme il marche physiquement à travers le monde et ses éléments les plus concrets André du Bouchet marche à travers la langue », dit Maldiney lors de l’émission radiophonique. Si vous êtes de mots..., (FC, 1998). Le mouvement du corps en marche et celui de la parole en écriture sont en reflet, noués par ce désir de contact intime (d’adhésion profonde) avec l’air1, le vent, la lumière et le feu, mais encore la pierre, la neige, le glacier et toute une matière première dont le poète éprouve les forces vitales et les abîmes : « Un chemin, comme un torrent sans souffle. Je prête mon souffle aux pierres. J’avance, avec de l’ombre sur les épaules. (« Le moteur blanc », Dans la chaleur vacante, 77).

Il avait toujours sur lui un carnet notant sur le vif ce qu’il voyait ou ce qui lui traversait l’esprit, « des perceptions très précises, souvent griffonnées, notées de façon illisible, ce qui donnait lieu à un précipité de mots, l’histoire se transformait en accident verbal « (entretien avec Alain Veinstein, Du jour au lendemain, FC, 11 mars 1984).).

Le poète dépose sur les pages de ses carnets ce qui vient du sol, de la terre, de dessous ses pas. « Rien n’est à inventer, il n’y a qu’à dire ce que l’on voit », disait-il. Puis, dans l’après-coup, il revient sur les notes de ses carnets pour les travailler et en redéployer la mise en page2, cherchant à saisir, à retrouver, le moment vif et incertain de leur surgissement et l’instant de leur « arrachement » au monde. 

Du bord de la faux, André Du Bouchet lu par Olivier Martinaud.

Mais face à l’immensité aride de cet insaisissable, les langues « bégaient » comme il le formule dans L’infini et l’inachevé (Postface de L’œil égaré dans les plis de l’obéissance au vent, consacré à Victor Hugo, Seghers, 2001). Le poème bègue, « s’arrache à ses/lointains, le nouveau sol ajouré/Jusqu’à ce sol habité sous le pas, /qui tarit – sous le pas seulement (Ou le soleil, Gallimard, 1961, 2017, 124-125).Par l’acte même de la lecture, le lecteur marche avec le poète, marque tous les arrêts dans le mouvement indéterminé de l’interruption, de la brisure, quelquefois du hachage. Avec lui, il s’immerge dans les souffles du réel, « de l’air qui claque ». Il butte sur les mottes de terre, foule les « morceaux d’air », respire « les éclats de la poussière ». Les grands trous de lumière, les champs de neige glacée, d’un blanc illimité ou les éclairs d’orage dirigent l’occupation arythmique de l’espace, ralentissent, figent ou précipitent les mots, effilochent et redistribuent les moments d’éclaircie, et ainsi désserrent ou resserrent les blocs compacts de l’obstacle.  

 

LA NUIT, c’est....

...dire...entendre....      ce qui sur le pas brille,
Par instants crisse, espacé....

(« Poussière sculptée », l’ajour)

 

Ainsi dans l’irréductible « contact mot/monde » se dessinent les lignes d’écriture qui se perdent et se disloquent dans l’espace, comme « la membrure du feu/le feu/dont je vois/la tête/les membres blancs. ».  (« Le Moteur blanc », Dans la chaleur Vacante).

Liberté du vent, retour du vent ressourçant les multiples directions et dilutions du sens. Sensation éprouvée à l’instant du pas, du poids du corps et de ses empreintes sur le sol. Le poème s’est emparé de la totalité de la page blanche, entre son centre et les pourtours, jusqu’au mur de l’indicible. La blancheur entière est absorbée dans le poème, devient elle-même présence active, énergie et moteur : « Un glissement se produit aussitôt à l’intérieur de cette parole dont nous n’avions jusque-là pu prendre en charge que l’action intérimaire, et dans la patience – l’atonie même – qui en constitue aussi un soubassement. (« Image parvenue à son terme inquiet », Dans la chaleur Vacante, 114).

"Sang", André du Bouchet lu par l'auteur.

L’écriture de cette marche physique-existentielle s’apparente alors aux traces d'une fuite en avant, d’une déchirure qui s’ouvre et se résout inlassablement dans la gloire éphémère et le repli des mots. Ainsi se dévoile des lambeaux d’inconnu au point même de l’éclosion et du décrochement, de l’ascension et de la chute (semblable au mécanisme incertain du pied qui se lève, enjambe le vide et retombe).

Elle progresse dans la typographie du réel, se pose sur l’oubli, émerge de sa propre disparition (son blanchiment) sitôt qu’elle s’énonce : « j’oublie … la parole en déplacement/s’oublie »,

 

par cela même
qui,
au fur et à mesure
qu’elle s’énonce, lui
sera
soustrait …

(« Hercule Segers », L’Incohérence, Paris, P.O.L, 1979)

Étrange tension de la langue entre cette énergie bouleversante et ce qui l’immobilise, la suspend, et maintient son ouverture. « L’absence qui me tient lieu de souffle recommence à tomber sur les papiers comme de la neige. La nuit apparaît, J’écris aussi loin que possible de moi » écrit le poète (« Météore », Dans la chaleur vacante, p 38). Cette poésie en marche porte le poème toujours en avant. Un poème qui jamais ne conclue, nourrissant depuis une intime préoccupation de l’infini ce désir poétique à jamais assoiffé : « Rien ne désaltère mon pas » (« Cession », Dans la chaleur vacante, 106). « Si un mot est écrit, la terre suit », disait-il en 2011 lors de son entretien avec Alain Veinstein, « La terre est en marche, elle est appelée par le mot, qui est passé en avant de son sens », au-devant de soi.

Dans l’exigence même de cette marche poétique, les mots s’allègent, se déchargent de tout surplus, de toute information événementielle et biographique. Une poésie élaguée et intemporelle : « je reprends ce chemin qui commence avant moi/comme un feu en place dans l’air immobile, /l’air qui tournoie au-dessus du chemin. /Tout a disparu. La chaleur déjà ». (« Face de la chaleur », Dans la chaleur vacante, 87). Le poète est dans la recherche d’un commencement, d’un recommencement qui aurait vocation de retour vers la matrice des choses, « en pleine terre », « dans le corps de la terre », au point originaire et muet (blanc) du monde et de la langue.

 

                                                                                                                                                                                                                                       un pas, et
la route ira où j’ai été.

(l’Ajour, 137)

L’origine n’est-elle pas cette dimension perdue, cet autre versant des choses qui se réfléchit dans la masse du poème, et que spatialise et temporalise la composition des espaces et ponctuations :

 

                                   Cette contradiction chatoyante,
                                   Cette clef

                                               dans l’espace blanc                                              

 

                                               entrer, sortir 

                                   - c’est le même pas 

 (Une lampe dans la lumière aride, Carnets 1949-1956, Le bruit du Temps, 2011, 222)

Trou de l’abime, passage étroit du néant, pourtant ouvert et libre. La langue ne discourt pas. Elle est parole, au vif de l’écart, de la faille insurmontable, entre les choses et les mots : « ... parole – non : cela, la parole, elle seule, le dit, scindant... » (« Porteur d’un livre dans la montagne », Ou le soleil, 206). Une parole qui avance et n’aboutit pas, puisant éternellement et universellement aux éléments matriciels, aux premiers temps obscurs, sans doute les plus irréductibles. Elle ne s’alourdit d’aucun savoir, mais le reconquiert sensiblement, sensoriellement au cœur même de ce qui le fonde : son effondrement.

Poésie d’une beauté absolue, si émouvante de nous lier ainsi picturalement et métaphysiquement au monde, débordée de part en part, déportée d’un point à l’autre, sans bord ni bordures, qui broie littéralement les coques rigides ou mélodieuses du langage, et libère depuis la source désirante, les fluidités et limpidités de l’intarissable.

De battement en fracture, de liaisons en césure, elle respire (et aspire) les volumes d’air autant qu’elle en trace les contours en forme de paysage. Le blanc est alors la marque présente, la présence du mot qui encore vient de s’absenter, de s’échapper, et qui toujours fait retour :

"...et tel", André Du Bouchet lecture de Pierre Chappuis.

                                                                                                                                                                                                                                                            L’air –

sans atteindre au sol, seulement- sous la foulée,
revient »,

(Ou le Soleil, 127)

De page en page, les errances et glissements ponctuent le souffle du poète marcheur, du poète guetteur et chercheur de l’infini et de l’imprononçable dont les étreintes et séparations sont, dans son écriture, poussées à l’extrême. Parce que le point d’ancrage de toute sa poésie est le vide, « ce vide qui fait avancer, que l’on cherche à combler et que l’on ne peut pas combler » (Entretien avec Alain Veinstein).

La terre et sa ponctuation paradoxale chez Kenneth White

Comme nombre de poètes contemporains, Kenneth White n’use guère de la ponctuation traditionnelle composée de signes comme les virgules, les points, les points-virgules, etc., laissant librement flotter le poème et se multiplier éventuellement les jeux du sens qu’autorise une telle oscillation grammaticale. Mais, chez ce grand voyageur qui sait associer les divers rythmes du nomadisme aux pures stases contemplatives, l’absence de la ponctuation classique prend un sens très particulier, en ce qu’elle permet aux textes eux-mêmes de pérégriner, le plus souvent hors des routes communes, en retrouvant sur tous les continents des traces immémoriales, humaines, terrestres et maritimes et plus généralement cosmiques. A cette disposition s’ajoute un flottement second dû à la liberté des intervalles : les interlignes, d’ampleur parfois variable, laissent circuler une respiration qui semble à la fois une onde et une ouverture en perspective des paysages, comme dans Autrefois, à Novgorod : « Dans la nuit des temps/ je fus yukagir/ peut-être samoyède// plus tard je fus slave// ensuite scandinave/ murman de Mourmansk » (Les archives du littoral, p.75, Mercure de France, 2011). A cette irrégularité des vides correspond tout au long du poème celle des strophes, tantôt en tercets, tantôt en distiques, tantôt formée d’un seul vers isolé qui demeure en suspens dans le vide comme un flocon de neige. Ce dispositif aléatoire - on trouve aussi des quatrains et un quintil - établit une autre forme de ponctuation, qu’on pourrait dire seconde en ce qu’elle échappe aux signes grammaticaux qui nous sont familiers, faisant jouer la formulation poétique dans des espaces plus ou moins indéfinis qui ne sont pas sans évoquer la notion de monde flottant que l’auteur reprend d’ailleurs à son compte dans le titre de l’un de ses recueils, Scènes d’un monde flottant, (Grasset, 1983).

Dans Autrefois, à Novgorod, cette liberté verbale et grammaticale suggère admirablement l’errance à travers les siècles, les villes et les peuples et les identités qui en résultent, sans que la cohérence du dire soit compromise. Bien au contraire, elle nous tient d’autant plus en haleine, donnant un sentiment de puissante oralité, comme si un barde proférait le poème.

Ailleurs, dans le même recueil, l’absence de la ponctuation habituelle permet d’établir une forme de narrativité dont le but est, non seulement de faire circuler le texte selon les pas de l’auteur nomade, mais aussi d’embrasser l’objet du poème, en l’occurrence une île.

Ainsi, Le logos sur l’île de Lewis, tient à la fois de la tentative de description d’un paysage, de l’énumération scientifique à la Jules Verne et même en un certain sens du guide de voyage pour happy few en territoire d’exception : « Pour une idée générale/ du pays du gneiss/ ces finisterres de pierre/ on peut marcher, disons/ depuis le Gairloch jusqu’au cap de la Colère / via Scourie// mais pour se plonger/ dans le complexe lithologique lewisien/ le meilleur point de départ/ est Stornoway/ d’où l’on peut voyager vers le nord (…) dans les milieux scientifiques/ on parle de/ gneiss à pyroxène/ gneiss à hornblende/ gneiss à biotite// mais le mot final sur le gneiss est ceci/ c’est une roche ignée/ après une métamorphose » (Les archives du littoral, p.83). On aura remarqué l’inattendue virgule du quatrième vers, seule de son espèce et purement rhétorique qui souligne le ton oral et déclamatoire du poème, à mi-chemin de la prose descriptive et du lyrisme. La véritable ponctuation est d’ailleurs ici de renvoi, vers après vers, d’un texte qui pourrait être celui d’un conférencier si le travail musical, aussi sensible en traduction française que dans le texte originel, ne faisait onduler la formulation entre plusieurs fréquences poétiques.

Cette technique de déstabilisation du sol narratif au profit d’une tresse verbale en apesanteur peut aussi donner au texte une forme de puissance visionnaire dont témoigne ici le déroulement continu des éléments concrets que sont différents types de poissons formant une multitude captivante sur les étals d’un marché : « Coup d’œil sur le marché aux poissons : / le soleil rouge faut chatoyer/ les gros yeux, les brèmes, les raies/ les requins, les barracudas et les serpents de mer/ alors qu’une fumée bleue monte des bâtons d’encens » (Scènes d’un monde flottant, p.39, Bernard Grasset, 1983).

Ici encore n’apparaît qu’un seul signe de ponctuation dont la fonction essentielle semble celle d’une vanne libérant le flux de la parole dans un grouillement de noms qui sont chacun l’équivalent verbal de l’animal désigné, selon une forme de cratylisme fécond des listes vertigineuses. Le premier vers est comme un titre intérieur au poème que les deux points isolent et relient à la richesse élémentaire qui en jaillit. La ponctuation est ici moins grammaticale que purement rythmique et sonore, ce qui se sent davantage encore dans la version originelle du poème : « Fish market look see :/ the red sun glistens/ on big-eyes, bream, manta rays/ shark, barracuda, sea-snake/ while blue smoke rises from joss sticks » (id, p.38). L’absence de signes syntaxiques accentue l’impression enivrante de continuum d’ailleurs soulignée par la manière dont la fumée d’encens relaie celui-ci de sa propre spirale. On pourrait dire que la ponctuation n’est autre le poème lui-même tel qu’il se propage, entre en échos et reflets qui ne cessent de le relancer.

Ailleurs, cette absence des marqueurs conventionnels permet de donner à la parole poétique une pulsation incantatoire qui en fait l’équivalent d’un tambour, d’une psalmodie haletante et d’une transe : « J’ai revêtu une multitude d’aspects/ avant d’acquérir ma forme définitive/ il m’en souvient très clairement » (Celtie récits de voyages, chants druidiques, poèmes d’ermites, in Territoires chamaniques, p.29, Editions Héros-Limite, 2007).

Manuscrit de Kenneth White, La voie de l’Ermite, 27 juin 2018.

Après les trois vers liminaires qui sont l’équivalent de l’exposition d’un thème dans ses principes fondamentaux et incluent à ce titre la même ponctuation finale de deux points que tout à l’heure, le texte va pouvoir dérouler d’un seul élan halluciné son axe de scansion dont l’absence de toute ponctuation - à l’exception d’une unique virgule médiane dans le dixième vers dont l’exception lui donne précisément une valeur  de battement et de reprise du souffle - permet de libérer l’énergie au fur et à mesure des retours cyclique de « j’ai été ». C’est justement cette anaphore qui constitue la ponctuation, au sens purement rythmique du terme : « j’ai été une lance étroite et dorée/ j’ai été goutte de pluie dans les airs/ j’ai été la plus profonde des étoiles/ j’ai été le mot parmi les lettres/ j’ai été livre dans l’origine/ J’ai été lumière de la lampe/ pendant une année et demie/ j’ai été un immense pont jeté sur trois fjords/ j’ai été chemin, j’ai été l’aigle/ j’ai été bateau de pêcheur sur la mer/ j’ai été cordée d’une harpe/ j’ai été arbre au bois mystérieux/  j’ai été formé/ par les fleurs de l’ortie/ par l’eau du neuvième flot ». Le texte maintient ensuite sa pulsation en faisant légèrement varier la formule introductive de chaque vers jusqu’aux derniers mots où enfin un point final pourra clore le rituel chamanique du poème  : « j’ai joué dans la nuit/ j’ai dormi dans l’aurore/ (…) j’ai erré longtemps sur la terre/ avant d’être habile dans les sciences/ j’ai erré, j’ai marché/ j’ai dormi dans cent îles/ je me suis agité dans cent villes. » (p.29-30). Entretemps, l’auteur aura ménagé des intervalles réguliers entre des strophes de longueur irrégulière, ralentissant progressivement le rythme de la transe poétique qui s’achève précisément sur le passé composé : « je me suis agité », faisant penser à la formule conclusive de tout discours chez les amérindiens étatsuniens : « J’ai dit ! »  Ponctuer, une fois de plus, signifie créer un corps verbal dépouillé de signes inutiles pour mieux laisser monter et s’étendre sans limite l’énergie fondamentale que le poète, tel un sourcier ou un yogi est allé capter au plus profond de l’être.

Il arrive également que l’ébullition vitale du lieu et son immédiate portée métaphysique soient ponctuées de vides quasiment musicaux, lesquels induisent d’imprévisibles décalages à l’intérieur du poème. C’est le cas dans Lumière abrupte sur le cap breton (in Un monde ouvert, Anthologie personnelle, p.129, Poésie/Gallimard, 2007) :

bouillonnements blancs des vagues
                                    confusion des commencements
                        dissolution et amplitude
le vide est plénitude

et les goélands
                    font jaillir leurs cris spontanés 

A l’opposé, l’absence presque totale des signes de ponctuation peut installer le calme et les blancs de larges espaces. Ainsi au début de la partie de Territoires chamaniques intitulée Le monde blanc et dont la première séquence se nomme Celtie, les textes sont répartis comme de menus fragments de territoires ou des îlots à l’intérieur de vastes pages aux trois quarts vides, le format presque carré du livre (17 de largeur sur 19 cm de longueur) contribuant à cette impression spatiale, particulièrement quand on tient une double page bien ouverte devant soi, contre une table ou sur ses genoux.   Ainsi, pour les page 27-28, nous avons à gauche en haut de la page 27 le tercet suivant : « Quand vivaient Finn et les Fianna/ landes et rivages/ leurs étaient plus chers que l’église », tandis que la page 29 est occupée, en haut par un quatrain : « Aux calendes d’hiver/ maigres sont les cerfs/ jaunes sont les cimes des bouleaux/ déserte la maison d’été. »,  et presque dix lignes en-dessous, par un tercet : « Maintenant c’est l’hiver/ la mer est pâle/ le perchoir des goélands est en colère. », la moitié inférieure de la page demeurant vide. C’est encore une forme de ponctuation, mais cette fois par le silence et un vide très largement ouvert qui évoque même par cinesthésie, du fait du velouté de la page, une étendue de neige. Isolés les uns des autres, les trois poèmes viennent buter sur le menu piquet de leur point qui les arrime au coeur de ce grand vide.

Leur brièveté et cette répartition si particulière, dont on devine qu’elle ne doit rien à une simple commodité typographique et éditoriale, donnent l’impression qu’ils sont eux-mêmes des variations du silence, comme des chantonnements discrets, à la manière de comptines, de courts mantras ou des chants murmurés de Stimmung, pièce a capella pour voix d’homme composée par Karlheinz Stockhausen à la fin des années 1960. S’agit-il de trois poèmes distincts, de trois états d’un même poème réparti sur deux pages, de strophes nomades au sein d’un tout sans véritable bordure ? Tout cela à la fois, sans doute. Reste qu’ici, ce sont les textes qui ponctuent le champ ouvert de la blancheur, et non l’inverse comme c’était le cas tout à l’heure. N’oublions pas que la notion d’étendue blanche s’inscrit dans le patronyme du poète et que, parmi ses zones favorites de pérégrination, figurent justement nombre de pays orientés vers le nord mythique de la neige et des glaces, de sorte que les blancs inclus dans les poèmes sont aussi bien des territoires qu’une signature, une forme de blason par l’ellipse de tout signe.

 

Le chemin vers l’arbre. 6 pointes sèches imprimées à la suite sur deux feuilles d’Arches, l’ensemble 28,5 × 151 cm. 3 ex. accompagnés dans les marges supérieures d’un texte manuscrit de Kenneth White, 1993.

Ce principe de rareté peut aller encore plus loin, dans un poème qui atteste lui aussi de cette symbolique personnelle. Il s’agit de l’admirable Matin de neige à Montréal (in Un monde ouvert, Anthologie personnelle, p.59, op. cit.) :

Certains poèmes n’ont pas de titre
ce titre n’a pas de poème

tout est là, dehors. 

L’objet du poème échappe au langage, il l’excède de sa présence absence dans une outre langue uniquement tissée d’un silence de neige. Il se glisse entre les mots, sépare de sa béante plénitude le distique initial et le dernier vers isolé sur sa frontière avec l’extériorité. Le langage bascule d’un bloc : titre et poème, désolidarisés l’un de l’autre et de toute désignation, qu’elle soit simplement allusive ou descriptive selon les enlacements d’une tentative de mimesis verbale des êtres et des choses. Ici les mots ponctuent seulement leur effacement et si l’auteur introduit une virgule et un point dans le dernier vers, ce n’est pas pour recomposer une phrase grammaticalement complète et en cela satisfaisante aux yeux des règles. Le premier mot « tout » manque en effet du « T « majuscule qu’il devrait comporter. La virgule et le point ont donc une autre fonction : introduire eux aussi des vides significatifs dans la sobre formulation, comme des silences entre les paroles rares d’un maître zen qui désignerait du doigt l’extériorité simultanément pleine et vide, et se tairait ensuite, sans la moindre emphase, parce que tout a été dit, que tout est là, sous nos yeux, dans l’ici du monde ouvert. Telle est la dernière ponctuation évidente et mystérieuse du poème, qui fait glisser le shôji du silence sur la parfaite blancheur à l’infini.

Conclusion

Tous deux marcheurs, l’un arpentant sans cesse les mêmes fragments de territoires avec inépuisable obstination, l’autre allant et venant sur les cinq continents, en véritable nomade planétaire qui n’a pas moins, lui aussi, ses tropismes fondateurs en quelques zones privilégiées du globe, André du Bouchet et Kenneth White témoignent du monde par une certaine façon d’altérer le langage. Si le premier cherche à saisir la terre dans un dépôt verbal le plus épuré possible, libéré des logiques rhétoriques de la langue, le second obtient ce contact essentiel par une forme de lâcher prise qui n’exclut pas nécessairement la densité du flux lyrique, afin d’atteindre l’énergie pure de l’être au lieu de la domestiquer et la guider dans les canaux conventionnels de l’expression. Toutefois, son écriture emprunte aussi très souvent les moyens de l’ellipse et de la mise à distance, lui permettant d’isoler et faire vibrer les constellations de sens dans de grands espaces blancs à la démesure des horizons dont il s’enivre. Ainsi, là où André du Bouchet cherche à exprimer la terre, physique et métaphysique, par des creusements, et des pulvérisations donnant au blanc valeur d’attente, d’affirmation du sol et d’ajustement du langage à sa nature élémentaire, Kenneth White déploie ce qu’il nomme une « géopoétique » où les formulations jouent le rôle de capteurs et de miroirs de ce qui par nature excède inévitablement tout langage et le provoque. Dans les deux cas, la poésie consiste dans la mise en œuvre d’une certaine impossibilité méthodologique infiniment plus créatrice que le serait l’excessive confiance d’un discours impérial toujours certain de rendre compte de la réalité et la figeant dans un ensemble de paramètre linguistiques pour cette raison précise qu’il la réduit à l’état de sujet d’étude quantifiable et rationnel. L’approche du vide, du blanc et du silence au centre des mots libérés des a priori de la syntaxe permet au contraire de transcender la parole poétique au profit d’une vérité mobile, toujours naissante, flexible, jamais définitive et cependant constamment proche du poète qui la cherche, à portée d’attention contemplative, tantôt grâce au tâtonnement des pas qui se risquent à épouser le sol, tantôt par le rayonnement pur de l’évidence en apesanteur au cœur même du mouvement. En ce sens, André du Bouchet et Kenneth White sont poètes des ponctuations sobres, raréfiées comme les touffes d’herbe sur une terre primordiale essentiellement tissée de vide et de silence où les mots ne sont plus que des poussières rassemblées, des envoûtements et les soudains dévoilements blancs de l’être à fleur de monde.

Notes

[1] Son premier recueil s’intitule air (1951).

[2] Les poèmes eux-mêmes tout comme ses recueils se sont transformés, décomposés/recomposés, tout au long des reprises de leurs diverses écritures et publications, voir le très beau livre de Michel Collot, André du Bouchet, une poésie en marche, l’Atelier contemporain, 2021.

[3] Notons ce point essentiel : André du Bouchet, dès sa plus jeune enfance entend, dans sa famille, parler le français, l’allemand et le russe. Notons également, en écho à une écriture de la rupture, l’exil de sa famille aux EU en 1941 qui s’inscrit dans la grande Rupture de l’Histoire.

Présentation de l’auteur

André du Bouchet

André du Bouchet passe son enfance en France jusqu’à 1940. Sa famille s’exile aux États-Unis où il passe son adolescence, et fait ses études à l’université d’Harvard. Il devient professeur d’anglais.

Il revient en France et commence à écrire des critiques sur Victor Hugo, Baudelaire ou Shakespeare. Ses premiers écrits poétiques des années 1950 paraissent sous la forme de plaquettes qui seront plus tard pibliés Dans la chaleur vacante .

Il est le cofondateur en 1967 avecYves Bonnefoy et Jacques Dupin de la revue L'Ephémère. 

André du Bouchet écrit également des livres de critiques d’art. Il signe aussi de nombreuses traductions.

Installé à Truinas dans la Drôme, André du Bouchet y décède le 19 avril 2001.

 

 

© Crédits photos (supprimer si inutile)

Poèmes choisis

Autres lectures

André du Bouchet, la parole libre de son mouvement

André du Bouchet pratique une poésie de la netteté aux aguets de l’immobile : J’écris le plus loin possible de moi. Nous voilà fixés. Dire et exister sont une seule et même activité. Il [...]

Présentation de l’auteur




André du Bouchet, la parole libre de son mouvement

André du Bouchet pratique une poésie de la netteté aux aguets de l’immobile : J’écris le plus loin possible de moi. Nous voilà fixés. Dire et exister sont une seule et même activité. Il appelle le mot, le fait surgir, l’isole et le rend à sa présence qui établit une profonde relation avec le monde. C’est le monde concret, complexe dans son unité d’un souffle aride inapaisable. Il y a une continuité d’un dire qui se déplie par contigüité et non pas tranché. Il ne nous propose pas une image du monde mais le monde lui-même. L’extérieur tout entier requiert son attention, point de départ à l’introspection. Ce n’est pas à l’arbitraire du signe qu’il s’adresse mais à l’arbitraire du monde.

Fragment de l'inédit publié dans "Ecritures contemporaines",
spécial André du Bouchet.

Les objets usuels les plus simples deviennent sur la page blanche énigme, retournement de situation, catégories qui changent. Chaque mot est posé avec exactitude, les paroles dans leur pureté donne la justesse. Les mots dévêtus de leur sens brillent ailleurs d’une autre intensité dans la proximité. Matière de poésie, matière insignifiante, nous dit-il. Il y a une logique tirée du heurt des sens qui déplie ses échos jusqu’au blanc qu’elle traverse parfois dans un futur à reculons : Retour sur le vent, titre d’un recueil.

Un silence pèse sur l’œuvre d’André du Bouchet, lourd parfois qui soulève des mots isolés ou des parties de phrases. Mais la voix finit par triompher et monte droit dans sa volonté d’exister. Paroles assez neutres, au lyrisme absent qui frappent dur jusqu’à l’incompréhension et le silence qui retombe muet. Poésie par raclement du réel, par sincérité qui donne une parole sans concession. Poésie tout entière dans sa présence, nous la voyons dans l’instant qui devient tous les instants, comme si l’éclat dont elle est porteuse, s’était calmé, comme si tout désir avait disparu. Mais tout recommence de poème à poème. Chaque mot ou groupe de mots se détachent et quittent la linéarité, ils brillent seuls comme détachés de l’abstraction qui les étouffait. Parole qui nous est rendue lisible en se résignant à elle-même. Ce qui précède ou ce qui suit marquent peu d’importance, des incises rompent le déroulement de la phrase, une voix plus basse intervient entre deux moments plus forts. Cette poésie est le ressort d’elle-même. Intervient ici un peu de lyrisme qui jaillit lentement comme une source qui s’étale le long du chemin et suit sa pente qui la grandira mais bien plus loin. Cette poésie nous pénètre comme un mystère, une aura que l’on ne peut plus oublier, libre et poignante, qui nous enlève toute forme de questionnement pour concentrer notre écoute sur une harmonie qui jamais ne se départit et nous conduit au recueillement, au silence, au muet, à un épanouissement. Poésie qui née du monde le fait disparaître par continuité et exigence, elle engendre un état de perpétuelle mouvance. Jacques Ancet nous dit : Il y a donc de l’insaisissable et de l’interminable, jamais de gratuité.

Dans la poésie moderne, l’expression est facile, le contenu est difficile.

Les images chez André du Bouchet, ne s’épousent que parce qu’elles sont séparées dès l’origine. Elles ne dépendent pas l’une de l’autre. Il y a contradiction puis relâchement dans un mouvement d’urgence qui conduit vers une reconnaissance non seulement du poème mais du monde. Poésie d’une émotion contenue parce que sa spontanéité nous échappe, l’arrière-pays a disparu. Nous sommes seuls, il ne nous reste plus que les mots forts, rudes, authentiques. Pas de désordre lyrique mais une ligne sûre de sa mélodie et de sa destination. La pensée de du Bouchet est un élargissement par ses rapports avec le concret, une inlassable observation du monde et du monde quand il s’y ajoute, une vibration continue. Se mêlent la sonorité parfois aigüe du violon et celle plus grave du violoncelle. Poésie dépouillée qui se resserre autour de quelques mots : vent, terre, marche, jour, muet…D’un recueil à l’autre, il y a une grande continuité qui se dégage et nous atteint dans sa certitude et son trouble mêlés. Une logique, certes, se fait jour, un passage par des pas modérés au rythme limpide et uniforme.

Chez André du Bouchet, nous sommes dans le réel et dans l’impossible du réel. Tout s’y tient en équilibre. Les mots qui frappent la page sont complices l’un de l’autre, ne s’excluent pas, restent cohérents par-delà un réel dont l’impossibilité est ressentie comme le réel. Ce qui frappe dans cette poésie est sa générosité et son intransigeance qui, conjointes, lèvent le doute pour nous tendre un monde malgré tout vivable quand nous sommes capables d’accéder à cette liberté où les catégories sont dépassées. C’est bien d’un langage poétique qu’il s’agit, échappé de la contrainte de la communication ordinaire, généralement bavardage à l’usage des masques et des passe-temps. Il y a donc quelque chose de vrai et d’irrationnel à la fois qui ne néglige rien de ce que nous sommes, une confrontation entre nous et l’absolu, cet indépassable de la poésie.

Chez André du Bouchet, c’est tout un mouvement qu’il faut appréhender, discret parfois, un tremblement à la surface des mots qui est capable de produire un raz de marée mental. Ce mouvement est double :la langue se déplie à partir d’elle-même, mouvement interne, elle n’est compréhensible que par un mouvement externe en dehors d’elle-même. Ici la langue est rigueur, elle n’est pas une représentation mais l’expression d’une présence où la langue dépasse les mots parce que les mots et la réalité des choses ne coïncident pas. André du Bouchet veille au plus près de l’instant, telle est sa prise. L’ordre mental y domine détaché de l’illusion. Cette poésie équilibre le monde, le rend non pas compréhensible mais acceptable. La création va au-delà de l’évidence de la logique.

Libre de la contrainte du sens et du désir de l’expression : je ne sais pas ce que je vais dire quand j’écris, il rejette la banalité de la communication et l’usage des mots imposés. Le cri va toujours vers son silence. Il secoue la parole de son rôle social, revient au rythme, au chant, voire à une incantation voilée pour sortir du monde clos et présent, pour atteindre une autre énergie souvent inconnue mais libératrice. Y aurait-il une impasse derrière les mots ceux que nous avons élus et ceux que nous avons choisis de taire. Seraient-ils l’obstacle que nous ne saurions lever, sans cesse à le contourner pour tenter plus vif un autre rapport au monde. Le langage est le monde qui s’interpose.

Du Bouchet accède à l’autonomie du mot et par là même s’en libère. Il n’use pas de la langue à l’état passif de témoin mais à celui actif de découvreur, de scrutateur et d’éveilleur de la conscience. Dire est réduit à ses moyens essentiels, concision qui nous espace. Le véritable obstacle n’est pas la langue mais la poésie indéfinissable, cette école de rigueur dans la connaissance de soi.  Il ne cherche pas à déformer le réel mais à l’approcher. C’est la chose en sa présence au monde.

Bernard Desportes nous dit :

phrase lisible et cependant insaisissable, écriture qui ne prend ni ne retient mais donne. Monde déraciné de ses fondations originelles, dénoué de tout lieu d’ancrage. Cette écriture est insaisissable parce qu’elle ne s’empare de rien.

Ni souverain ni humilié

Ce qui me donne lieu me déchire.
Ce qui me donne lieu rassemble.  

 

Proclame André du Bouchet.

Le vrai poète crée un monde.

Il ouvre le poème et aussitôt le referme. Le poème se suffit à lui-même et se refuse à la compréhension du monde comme si le passé restait un mystère refusé d’être dévoilé. Telle est peut-être sa force : cette pudeur à se draper dans son poème. Et cependant la poésie reste attachée à l’événement précis et personnel parfois le plus insignifiant comme de rouler à mobylette, comme d’arpenter le chemin ou de parler de lui. La vérité de la poésie n’est pas la vérité commune. Il existe une volonté chez du Bouchet d’élever l’événement à un avènement et d’être par-delà le monde particulier. C’est sur un autre territoire qu’il déplace le poème, là où l’humain n’y a pas cours de la même manière. Dans cette recréation du monde, il va droit à l’essentiel et supprime l’anecdote, l’insignifiant. Serait-ce une manière de s’effacer et de se rendre présent à la fois, de brouiller les pistes à qui voudrait le suivre ? Tu es là, tu n’es plus. Il s’incorpore au monde plus que de s’y superposer. Il est peut-être un des rares poètes à traverser le mur des mots malgré les apparences pour atteindre à ce pays derrière l’air où tout devient possible par la seule volonté. La vie enfin gagnée sur la présence. Agé, il a reconnu qu’il subissait le poids de la vie. Il est difficile de tenir entre réalité et vouloir. Il ne dévoile pas le monde mais le laisse se dévoiler comme s’il n’y était pour rien.

Poésie lumineuse, vivante de laquelle il est impossible de parler, c’est-à-dire d’ajouter. Poésie qui se contente d’elle-même, qui repousse le commentaire, poésie qui brille seule à l’exclusion de toute autre chose. Le choix des mots est simple, clair, précis, mais le poème dans sa concrétisation nous dépasse. Nous sommes dedans et dehors à la fois. Elle échappe, certes au code du langage ordinaire mais aussi au code du langage poétique. Poésie qu’il faut lire et entendre à la fois ancrée dans le réel en même temps qu’échappée. Ressentir et penser, poème et musique ne font qu’un. Il y a un au-delà de la parole qui rejoint quelque chose devant nous d’existant et de prégnant, d’insaisissable par l’intellect. Une sensation, une présence par le mouvement des mots et de leur entourage. Poésie qui échappe au mot et s’échappe des mots et qui brille indépendamment d’eux, de ce qui la fait naître et de ce qu’elle dit. Le mot appelle la chose et en même temps la rejette comme impossibilité de la contenir, l’effacement est en même temps prolongement.

André du Bouchet assure aux choses une naissance, une apparition plus que le sentiment de leur présence, il apporte une perception.

 

Je n’écris que pour me retirer.
La poésie n’étant pas l’irréel mais l’irréalisable.
Le réel se révèle dans son déchirement.
J’écris pour retrouver une relation perdue.      

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                       

Pour du Bouchet, la poésie ne signifie pas ce qu’elle désigne : blancheur est effacement, mutité est souffle pur…

La parole libre de son mouvement est une parole qui ne se fixe pas, elle est libre de ses aller-retours, de ses interruptions, de ses points d’orgue, elle prolifère rendue à son évidence, au dire sans détour de ce qui est. C’est aussi une parole libre de son attente qui du même coup se suffit à elle-même, elle est circonscrite dans un champ mobile qui la libère.                                                 

Chez du Bouchet la marche et la parole sont liées qui nécessitent un appui pour produire un mouvement qui les précipite en avant c’est-à-dire hors de soi. Toutes deux sont issues d’un déséquilibre qui se récupère par un même mouvement qui donne un rythme, une aisance même. Elles ne peuvent donner toute leur puissance que fondée sur une liberté ou sur un profond désir qui marque la coïncidence et la séparation, le mouvement et l’immobilité : appui sur le sol pour la marche, appui sur le silence pour la parole. Cette marche et cette parole ouvrent le monde jusqu’à son « opacité ».Seule la parole poétique peut être libre de son mouvement pour traverser le mur et donner libre cours à sa volonté d’exister. D’un point à l’autre franchis et revenus au même, le mouvement de lui-même s’annule parce qu’il est recommencement. Route ou papier sont de même affranchissement, la parole conquise par la poésie anime le monde et nous le tend. La parole est en avant du sens et le rejoint comme la route est en avant du pas et le rejoint. Chez du Bouchet, les mots occupent un espace bien précis, ils sont posés sur la page et ont l’air de venir de quelque part à leur insu. Dans Rapide, chaque mot ou groupe de mots sont précédés de trois petits points comme s’ils étaient la fin du poème plus long dont nous aurions à imaginer ce qui manque ou comme si le plus important était seul noté prenant tout le poids d’un poème invisible ou non paru. Même rôle que les trois points, les espaces blancs et longs parfois sont laissés entre les parties du poème. Il manque des mots dans un mouvement de soustraction, il y a mouvement par absence. Idée inverse à celle citée supra, les mots manquants seraient-ils les plus importants, le non-dit, la parole du silence, la parole aérée ?

Poète de l’insoumission aux mots, André du Bouchet les convoquent dans l’étendue de leurs sens et les congédient une fois qu’ils ont livré leur ciel. Il se crée dès lors un mouvement interne à la phrase comme, dans l’instant où se défait la vie ouverte, retrouver le nœud. Ici s’observe un double mouvement dans et en dehors du poème.                                                                                                                

Autre exemple :          

                                                                              

… n’être sous la terre sèche de la langue, que le dénouement du remous, comme courir audénouement qui recompose, sitôt prononcé.    

 

Ce mouvement s’il est parfois long, lent devient subit : éclat tenant à un éclat, mot récurrent chez du Bouchet, mouvement qui explose littéralement par sa brièveté et son sens rendu par un mot court : éclat et mieux é…clat quand les syllabes volontairement se séparent. Parfois se crée un mouvement entre deux choses séparées, qui les rejoint, qui les joint dans un mouvement plus discret, j’aimerais dire plus effacé…et neige clarifiant, la nuit, jusqu’à mon sommeil dans la nuit blanche.  Ce mouvement interne de la neige clarifiant va dans deux directions : la nuit et le sommeil, état rendu possible par les virgules qui isolent nuit. Parfois, le mouvement est issu d’un arrêt et conduit à la disparition...mais dansl’air qui fige, la montagne se dilue. Le mouvement est à peine perceptible comme s’il était contenu en lui-même…voûte du papier blanc, pareille à celle du pied de retour.Dans cet exemple, y-a-t-il mouvement ou fixité, l’on voudrait dire les deux à la fois. Mouvement issu de sa fixité seule…eau jadis des glaciers et mouvement interrompud’où reprend un autre mouvement…roue sans retour respirant.

Du Bouchet s’inscrit dans le monde par un mouvement d’adhérence et de rupture qui sont inséparables comme le paysage l’est de celui qui l’arpente par la marche volontaire qui vient buter contre l’immobile. Au final, le poème n’existe que par lui-même et pour lui-même. Le support réel auquel le poète a accédé a disparu. Le poème tourne à plein dans toute sa jouissance. On l’emporte avec soi, il est devenu autre chose où les bruits extérieurs se sont tus. Par un second mouvement de la pensée, le réel peut paraître libéré, il n’est plus obstacle, on peut s’y accorder mais uniquement par le support de la page blanche.  

Mouvement volontaire d’une insertion réconfortante, André du Bouchet nous dit, Dans la chaleur vacante : Je vais droit au jour turbulant.L’auteur entre par volonté dans l’existence du monde par la pratique, dans toute l’œuvre, de l’incision par la marche qui est un point d’arrêt pour que le mouvement s’accomplisse.  Un pied s’appuie au sol pour que l’autre puisse se déplacer, par déséquilibre, et prendre lui aussi appui, plus loin, sur le sol. La marche est l’écriture, sur le sol, sur la page, mouvement linéaire de conquête : hauteur étant au ras, de nouveau..., autres exemples : ...mais j’ai traversé l’éclat de ce que je voulais dire.,et : …dans leur épaisseur, un autre pas.Il s’agit de franchir une épaisseur, une opacité : cette parole aux lèvres absentes, et, de joindre ce qui restera toujours séparé.

 Mouvement qui parfois s’articule autour de lui-même, qui s’auto alimente et qui parvient à celui de la roue libre après effort. L’auteur n’atteint-il pas un mouvement malgré lui. Le mot arrêté se prolonge, fixé sur le blanc, il rayonne vers d’autres mots, comme les pas après les pas. C’est un élargissement, dans le même poème, nous trouvons : agrandir, glisser, rayonner et cahoter qui indiquent une marche en avant dans ses divers aspects. Comme dans toute poésie de qualité, le poème est un acte concret dans une abstraction.  La marche entraîne le souffle où la parole s’appuie. Poète du monde terrestre et de sa nudité, André du Bouchet, par ses poèmes, est au plus près du réel, du mouvement quotidien dans un espace à conquérir.