Discours de Madame Béatrice Bonhomme pour la remise du Prix Vénus Khoury-Gatha
Une maille à l’endroit, une maille à l’envers, méditation au crochet, au tricotage, au point mousse, à l’aiguille, à la reprise, à la broderie. Méditation filée sur le fil des mots, méditation funambule sur les mailles du tricot, du filet, de l’œuvre d’art, celle de Pierrette Bloch, ornant la couverture du beau recueil de l’édition La tête à l’envers.
Le livre s’ouvre sur un prologue et se clôt par un épilogue car les mots sont archétypaux, venus d’une mémoire ancestrale, immémoriale comme celle de la tragédie antique et de son chœur de voix collectives et anonymes, venus du fond de notre inconscient, comme conte, fable, fabliau ou épopée. Les mots venant de la langue, la grande commune qui nous lie les uns aux autres en tant que fil de vie et de mort. Méditation sur les textures, les linges pliés dans les armoires, les vêtements de vie et de mort, le berceau comme le linceul. Les mots incarnés et notre corps de mots comme miroir de la précarité, de la finitude de la vie et de la mort, de l’amour et des contes de fées :
J’apprenais leur sens, leur poids, leur couleur, leur odeur. Je
devinais qu’ils existent comme des corps autonomes,
indépendants. […] Nous sommes enfouis dans un cercueil de peau.
L’enveloppe fine de la peau se relie à l’intérieur dont elle garde
la mémoire et résume tout.
L’amour lui-même se résume à la peau, si fine qu’elle ne supporte
pas le moindre grain de sable sur le drap.
Aucune miette, aucune boule de poussière au fond du lit. Une
peau de princesse au petit pois
Méditation sur les mots personnifiés, vivants, morts ou malades, portant blessures et plaies :
la plaie tracée dans la blancheur crayeuse »
“tranchant du fil de l’épée pour des plaies cachées »

Catherine Pont-Humbert, Quand les mots ne tiennent qu’à un fil. Une épopée poétique, œuvre de couverture, Maille de Pierrette BlochEditions La Tête à l’envers, 2025, 18 €.
Écriture de variété polymorphique, dans sa superposition hélicoïdale d’époques, dans son travail de composition au sens musical par effets d’échos, de symétrie, de reprise, de couture décalée. Orchestration de strates d’événements en couches géologiques, de textes écrits entre lesquels des échos et relais symboliques conjurent l’éparpillement, mots-rythmes, mots-refrains, mots reprisés autour de l’œuf en bois de l’enfance, où sans cesse revient jouer l’aiguille de la poète, l’origami de la poète :
D’abord sont arrivés les mots « plis, pliages, pliures.
Ils sont entrés dans la chambre amenés par la nuit.Les plis, pliages, pliures ce furent d’abord les cassures dans
les tissus qui m’attiraient follement dans l’enfance.
Poésie qui réinvente son lieu et sa formule. Car les mots sont énigmes et mystères à déchiffrer, à décrypter. La poète doit désormais se faire trouveuse, découvreuse, quêteuse, archéologue, pour pénétrer l’os des mots et tenter de retrouver, à travers les brisures, l’inscription originelle. Il s’agit de retrouver la trace archaïque, enfouie, la lettre perdue, la graine de l’origine, énigme indéchiffrable. Mais l’origine, c’est peut-être avant tout soi-même. Pour comprendre les signes des mots et du monde, il faut d’abord plonger en soi-même. La poésie n’est-elle pas un acheminement toujours recommencé vers l’intérieur de soi ? comme l’explique Novalis « le chemin secret va vers l’intérieur » et le poème apparaît comme voix de réponse dans quelque dialogue secret :
Les mots ont des mystères
Ils sommeillent dans les hauts-fonds de la langue
Car les mots, tissés sur le rouet du temps, sur le rouet des contes, mots endormis comme des belles au bois dormant, mots attendant leur réveil par la poète devenu prince des contes, forment textures, forment tissu, fil de laine et de bure. Les mots sont aussi le corps où s’incarne notre pensée, ils sont le pouls qui bat à notre poignet, le rythme comme vague entre flux et reflux du sang et de la houle :
Ils s’écoulent vers l’océan
Se glissent sur les gestes
Recouvrent les objets
Filent à travers les trouées de ciel
Pour échapper à l’informe
J’avance drapée de leur tissu
Dans les roulis de leurs vagues incessantes
La poète s’engage dans la quête incessante des mots, du mot juste, du mot vrai, quête presque métaphysique pour trouver sous l’apparence, dans les plis où demeurent le caché, le secret des mondes inconnus qui se déploient en vérité originelle :
Je cherche depuis toujours leur densité de chair
L’onctuosité de leurs courbes
Leur tremblement sous les ratures
Descente sous le langage
Sous la croûte des mots
Là où rien ne parle
Les mots sont pliés dans les armoires, les armoires de la mémoire. Pour tisser la toile du texte, la poète puise dans la toile d’araignée de la mémoire. La mémoire est d’abord textuelle, il existe un tissage de la mémoire chez Catherine Pont-Humbert comme se tisse le texte même du poème et tout cela est œuvre de patience. Patience qui lutte avec le temps lorsque celui-ci est compté, mais patience infinie, patience intime, secrète par laquelle la poète se donne le temps, le temps de la maturation de l’œuvre, patience qui est déjà acte de mémoire. L’image du voile, du tissu et du tissage est récurrente, toile à saisir sous les brisures, toile du monde qui nous entoure qui inspire la toile textuelle. Dans l’univers sans cesse de petits réseaux se tissent, fragile toile d’araignée :
Carte d’un territoire aussi délicate qu’une toile d’araignée pour former un immense filet de lumière où se rassemble le monde.
Dans les fils d’Arachné, plusieurs nuances se nouent et se dénouent et la poète est comme Pénélope, recousant sans cesse, réparant l’ouvrage du monde et de la page. Mais, en dépit du dessaisissement, la mémoire reste trace, inscription. Les mots prennent la valeur d’un témoignage comme s’il importait, malgré la fuite du temps et des choses, que cela fût dit. Tisser les mots, Inscrire, écrire, relier, relire, tout cela est devoir de mémoire, conjuration de la mort par l’écriture. Sans doute, nous explique la poète, survivaient-ils déjà d’une certaine manière dans le souvenir mais la parole confère aux souvenirs et à ces moments fugitifs une sorte de forme spirituelle, c’est pour cela qu’il est nécessaire de mettre à toutes choses la couronne des mots, cette frise de l’enfance, cette scintillation. Efflorescence s’enroulant comme le thyrse autour d’une construction secrète. Pourquoi dirions-nous épopée ou rhapsodie ? Parce que ce travail est comme une couture de plusieurs morceaux de vie ou de mémoire, comme un chant à travers le feuilletage du temps, toutes les coutures joignant leurs fils pour coudre et recoudre le patchwork du monde, dans le puzzle, dans le jeu des sept familles des mots et du monde car l’enfance est là et les jeux de l’enfance tissés dans notre mémoire :
Répétant « plis, pliages, pliures » je pensais avoir fait le tour du
silence, je cessais de douter et donnais chair aux mots.
Alors, comme pour me faire perdre pieds, est arrivée une
cohorte de leurs semblables, de leurs frères, de leurs sœurs : « fil,
filage, filure ». Nouvelle famille conviée à la fête que
j’ordonnais.Et voilà qu’aussitôt une autre tribu s’annonçait : « rame, ramage,
ramure ». Bientôt elle rejoindrait les premières. Et d’autres
encore viendraient.
La mémoire consentait à poursuivre sa remontée du temps. Elle
tirait le fil.
Fil, filage, filure » s’installait dans mon paysage de mots.
Catherine Pont-Humbert est rhapsode, à l’instar du premier, ce chanteur de la Grèce antique qui, de ville en ville, allait récitant des poèmes épiques, des fragments homériques qu’il cousait ensemble en discours toujours nouveaux :
un refrain sur le bout des lèvres, quelques pas de danse, une
ronde de mots.
Cette forme de présentation circulaire comme une chorégraphie explique la structure organique du rythme de l’epos qui est un rythme de récurrences ou des formes oratoires qui s’y rattachent. Au sein de cette écriture du crescendo, nous ressentons ce rythme épique qui s’adresse à un auditoire et pas seulement à un auditeur, cette tension si essentielle dans l’épopée qui aussi feuilletage de la mémoire.
Tout commence par des mots qui ouvrent les portes
Qui balaient les vieilles peurs accrochées aux murs suintants
Qui aèrent l’esprit et allègent le cœur
Des familles se sont formées au fil du temps
Des tribus reliées par de secrètes alliances
Elles accompagnent mes rêveries
Petites graines semées dans le champ de mon imaginaire
Avec elles j’ai appris à inscrire l’impensé dans le sable des jours
À sculpter lettre à lettre ce qui ne pouvait l’être
Les mots s’accrochent aux parois de la mémoire
Comme si le temps rechignait à filer
Pour ne pas les perdre
Je les dessine à même la table, gravés dans le bois sombre
Toute récitation épique a quelque chose d’une récitation cérémonielle, rituelle et d’une présence vivante tout à la fois. Cette récitation a besoin d’une forme particulière, d’un souffle, d’une respiration ample :
Les tiroirs étaient verrouillés. Il ne servait à rien de trouver la
clef. À l’intérieur, entre les draps pliés, se cachaient des papiers,
des photographies, des objets… Fatras de souvenirs déposés là,
puis oubliés.
Un certain souffle, un récit ample qui s’édifie dans le pur déroulement du langage. Cette forme qui ouvre les chemins de la liberté hors des mètres reçus, cette forme qui échappe à la métrique traditionnelle, c’est tout à la fois le vers, la prose, le verset. Le verset accueille la poésie comme il accueille générosité et fantaisie. Le verset n’est pas l’intermédiaire entre vers et prose, mais en lui, réside plutôt la possibilité de dépasser les deux, ce qui évidemment dérange, bouscule les idées poétiques reçues. Hybride au-delà de l’hybride, il invente une autre phrase comme le signe d’une liberté, d’une délivrance, d’un refus des normes attendues, des formes convenues, des convenances poétiques et culturelles. Ce vers, entre vers libre et prose, parfois si long qu’il vient à déborder une, puis deux, voire davantage de lignes, ignore les prétentions stratégiques, les positionnements rhétoriques, il demeure dans la souplesse polymorphe du vivant qui ne s’enferme ni ne se réduit, le poème devenant également questionnement, interrogation sur le genre poétique et ses débordements.
La litanie des mots. C’est le « retardement épique » dont parlait Schiller. L’épopée est ainsi efficace par ses répétitions qui sont relance, possédant une vertu rythmique qui agit sur l’auditeur. C’est une diction d’énergie. Un souffle. Le poème surgit là où les mots se tissent, se détissent, se métissent, là où l’on lie les saisons et les amours dans une convergence d’horizon. Mots à la dimension de l’univers.
ll suffisait d’étirer les bras, de dénouer les articulations des
doigts de pieds pour me tendre comme un élastique. Je pouvais
ainsi incorporer le globe terrestre pendant mon sommeil.
J’insisterai maintenant sur un point qui me paraît essentiel est l’architecture du recueil, car il y a bien une composition. Cohérence interne parfaite où chaque élément renvoie à l’ensemble. Pour filer un texte où les mots se lient et se mêlent, la poète en appelle à ces enfants de la nuit ou de l’Érèbe que sont les grandes fileuses, les trois sœurs « Atropos, Clotho et Lachésis » réglant ainsi la durée de vie depuis la naissance jusqu’à la mort à l’aide d’un fil que l’une file, que la seconde enroule et que la troisième coupe.
Ces trois fileuses sont filles de Zeus et de Thémis mais aussi sœurs des Heures ou divinités des saisons :
J’adoptais la filure cependant, et la mêlais à mon nouveau bouquet de mots.
De filage, j’avais aussi appris sur des gravures ce geste ancien des femmes qui filaient les femmes qui filaient à l’image de Jeanne d’Arc la maîtresse.
Fuseau et quenouille, mots qui sonnaient étranges dans mon imaginaire.
Bientôt le filage des étoffes entrait dans la danse.
Rame, ramage, ramure, de branches, d’arbres et d’oiseaux, plumes sergent-major, plumages, mots comme une cartographie de chambre des cartes, comme une chorégraphie de tournes, de tournis, de tournure et dans la lumière rayon, rai, rayures pour habiter les mondes :
Chants d’oiseaux dans les ramures des arbres, aubes qui résonnent du chœur des colombes, des geais, des roitelets… Ramages, gazouillements. Passeurs entre visible et invisible, chants annonciateurs de volontés venues de hautes sphères. Attention d’enfant à cette poésie simple.
Le rythme de ce poème comme, forme stable d’un flux, un battement. Le poème des mots suit son rythme naturel circulaire/cyclique, affronte la variété en s’enroulant et se reprenant comme le thyrse. Ce mouvement est également très présent dans le versus poétique de Catherine Pont-Humbert dans la danse en cercle et les litanies, dans la parole du mythe, toujours répétée. Concentré sur les miracles de l’échange, de la mise en relation, du renouement, la poète multiplie les rencontres, les rapports, les accords, les connivences dans l’ouverture à la polyphonie du monde, chaleur du soleil, rayonnement et fleur, silence et concentration sur le minuscule, passage et finitude, précarité et pépiement, humilité d’un regard porté vers l’aiguille du chant de l’oiseau, mince et brillant dans la toile du monde, recousant le monde en lui apportant son étroite, sa fine résonance, son ample chant dans l’épopée des mots.