Cinq poèmes de Michael Crummey

Par |2021-03-07T07:37:58+01:00 5 mars 2021|Catégories : Essais & Chroniques, Michael Crummey|

32 his­to­ri­ettes (32 Lit­tle Sto­ries), ensem­ble qui com­pose la pre­mière par­tie de Hard Light (Lumière crue), dont sont tirés les textes présen­tés ici, s’inspire de réc­its réels qui ont été con­tés à l’auteur par des mem­bres de sa famille ain­si que par quelques autres anonymes.

Comme l’explique Michael Crum­mey : « Ma pro­pre imag­i­na­tion hyper­ac­tive est respon­s­able d’un nom­bre de morceaux com­plète­ment fic­tifs. Plus que toute autre, cepen­dant, c’est la voix de mon père et ces his­toires qui m’ont don­né l’envie d’écrire tout cela. […] Une grande par­tie de ce livre est une col­lab­o­ra­tion entre moi-même et les Terre-Neu­viens du passé et du présent. Cer­taines des per­son­nes qui par­lentn’étant plus par­mi nous pour dis­cuter de la manière dont ils sont représen­tés, je devrais donc dire dès le départ que cer­taines lib­ertés ont été prises. » 

Le tra­vail de tra­duc­tion a été mul­ti­forme, comme c’est le cas pour tout texte : il a fal­lu trou­ver le moyen de ren­dre la voix et le ton de ces per­son­nes, leurs sin­gu­lar­ités, leurs indi­vid­u­al­ités. Nous sommes ici dans un monde de pêcheurs, de mineurs et de paysans. La langue Terre-Neu­vi­enne est très mar­quée d’un point de vue géo­graphique (ce qui m’a amené à utilis­er des région­al­ismes : poud­ing de pois, sous, piasses, câler les dans­es car­rées) mais aus­si tech­nique (langue de la pêche à la morue, métiers de la mine et du bois, par exem­ple) : le chafaud, les pêcheries, sta­tion­naire, pêch­er à la turluttte, épinette. Mon choix tra­duc­tion­nel a été de favoris­er une langue nord-améri­caine pour éviter de gom­mer cette réal­ité et ne pas avoir recours à une langue beau­coup trop fran­co-cen­trée qui me rebuten d’autant plus que je vis en Amérique du Nord. J’ai été amené à com­pulser l’incontournable Dic­tio­nary of New­found­land Eng­lish de G.M Sto­ry, W.J Kir­win et J. D. A Wid­dow­son, mais aus­si nom­bre d’ouvrages liés à la pêche à la morue en France et au Cana­da, sans oubli­er Saint-Pierre et Miquelon. Michael Crum­mey a répon­du à toutes mes ques­tions, ce qui est un avan­tage car les auteurs ne sont pas tou­jours disponibles à ce point.

Il faut enfin pré­cis­er que l’auteur éprou­ve beau­coup d’affection pour ce livre qui par­le d’un monde dis­paru. Michael Crum­mey évoque cette rela­tion avec beauté : « J’ai per­du ce sen­ti­ment enivrant d’être à l’intérieur de la matière, de la porter comme une couche de peau qui bouge et respire avec moi. Et l’éclat s’est terni par endroits, bien sûr. […] Cepen­dant, j’aime tou­jours ce petit livre. […] Pour le vac­ille­ment de sa vie intérieure qui réus­sit à don­ner l’impression d’être tou­jours quelque chose de réel en moi, au bout de vingt ans. » Mon tra­vail de tra­duc­teur était juste­ment de retrou­ver cette immé­di­ateté, de trans­met­tre ces voix émou­vantes qui font revivre un univers marin et rus­tique et qui ren­dent compte de vie certes laborieuses mais tou­jours nobles et fières. Le tra­vail ini­tial de tra­duc­tion de ces textes s’est fait, en quelques mois, dans un envoûte­ment total tant j’avais été séduit par la beauté, la poésie et le réal­isme de ces textes qui par­lent d’un monde éloigné mais telle­ment proche. 

Le 19 novem­bre 2014, Michael Crum­mey devant une salle comble au Cen­tre de lit­téra­ture cana­di­enne, où il a lu Sweet­land, Galore et Under the Keel.

∗∗∗∗

 

1

Ainsi allait la vie

Pour la pre­mière fois, le garçon voy­age jusqu’au Labrador en tant que mem­bre de l’équipage de son père. Ils ont char­rié leur équipement jusqu’à Spaniard’s Bay en pas­sant par Har­bour Grace pour s’assurer un amar­rage ; ils ont chargé filets, malles, gros sel et ton­neaux dans la cale du Kyle, instal­lant des habits et des filets sur leur amas d’affaires pour s’aménager un endroit pour dormir. Au moment où le navire quitte Car­bon­ear, plus de deux cents hommes et garçons sont descen­dus dans la cale pour la tra­ver­sée, ressac con­stant de con­ver­sa­tions dés­in­car­nées dans la faible lumière, frag­ments de chan­son s’élevant d’un coin à l’autre.

Une demi-douzaine d’Américains de Boston et de New York dor­ment sous des draps de coton dans les couchettes de pre­mière classe. Ils boivent du scotch de douze ans d’âge au salon, cuiv­re poli autour du bar, tache som­bre de bois d’acajou sur les murs. Vêtus de man­teaux de laine, appuyés sur la ram­barde, pour regarder des cathé­drales de glace dériv­er lente­ment vers le sud, un nuage d’esquimaux venant à la ren­con­tre du navire à Rigo­let et à Makkovic. Ils regar­dent atten­tive­ment à l’intérieur de la cale l’enchevêtrement de pêcheurs et de matériel, des mou­choirs pressés con­tre leurs nez pour se pro­téger de la puan­teur qui monte. Ils peu­vent à peine com­pren­dre un mot pronon­cé par ces hommes. Un homme de la Nou­velle-Angleterre demande au garçon de pos­er pour une pho­to, un banc d’îles du Labrador en arrière-plan. Ses mains, tels des oiseaux piégés au bout de ses manch­es, raides, pas naturelles, il ne s’est jamais fait pren­dre en pho­to aupar­a­vant. La cra­vate du pho­tographe est en soie.

Le garçon revient sur le pont autour des heures de repas, se plante près des hublots de la salle à manger pour observ­er les garçons aux vestes blanch­es porter des plateaux jusqu’aux tables, mains immac­ulées et fourchettes en argent fin, bouchées de ros­bif et purée de pommes de terre, louch­es de jus de viande, gâteaux et tartes pour le dessert. En trois jours, il n’a mangé que des bis­cuits de mer et du thé, son estomac lui fait mal comme une dent qui devrait être arrachée. Ses yeux lar­moient tan­dis qu’il regarde la nour­ri­t­ure dis­paraître, les assi­ettes ren­voyées à moitié pleines. Les serveurs appor­tent des cafetières argen­tées, des diges­tifs ; les clients repoussent leurs chais­es, allu­ment des cig­a­rettes, lèvent un doigt dés­in­volte pour se faire servir plus de sher­ry ou de whiskey.

Ain­si va la vie, le garçon n’en sait pas assez pour ressen­tir de la colère, il aimerait bien que les choses soient dif­férentes, vague­ment, sans attentes ; il se tourne vers le mou­ve­ment de l’eau, se coupant les paumes à l’aide des ongles de la main pour moins ressen­tir la faim. Il a trois ans de moins que le scotch sur les tables.

The Way Things Were

 

The boy is trav­el­ling to the Labrador as part of his father’s crew for the first time. They have cart­ed their gear down past Har­bour Grace to Spaniard’s Bay to be sure of a berth, load­ing nets, trunks, cur­ing salt and bar­rels into the hold of the Kyle, set­tling clothes and twine over the mound of their belong­ings to make a place for sleep­ing. By the time the ship leaves Car­bon­ear, more than two hun­dred men and boys have descend­ed into the hold for the voy­age, a con­stant under­tow of dis­em­bod­ied con­ver­sa­tion in the dim light, frag­ments of a song ris­ing from one cor­ner or another.

Half a dozen Amer­i­cans from Boston and New York sleep under cot­ton sheets in the first-class berths. They drink twelve-year-old scotch in the saloon, brass pol­ished around the bar, the dark stain of mahogany wood on the walls. They stand at the ship’s rail­ings in woolen coats to watch cathe­drals of ice drift slow­ly south, a cloud of Eski­mos com­ing down to meet the boat in Rigo­let and Makkovic. They peer into the hold at the tan­gle of fish­er­men and gear, hand­ker­chiefs pressed over their noses against the ris­ing stench. They can bare­ly under­stand a sin­gle word these peo­ple speak. A man from New Eng­land asks the boy to pose for a pho­to­graph, a school of Labrador islands in the back­ground. His hands like snared birds at the ends of his sleeves, stiff, unnat­ur­al, he has nev­er had his pic­ture tak­en before. The photographer’s tie is made of silk.

The boy comes above deck around meal­times, stands near the din­ing room win­dows to watch white-coat­ed wait­ers car­ry trays to the tables, spot­less hands and ster­ling sil­ver forks, mouth­fuls of roast beef and mashed pota­toes, ladles of gravy, cakes and pies for dessert. In three days he has eat­en only hard tack and tea, his stom­ach aches like a tooth that should be pulled. His eyes water as he watch­es the food dis­ap­pear, plates sent back half-full. The wait­ers car­ry in sil­ver pots of cof­fee, after-din­ner drinks; the guests push back their chairs, light up cig­a­rettes, lift a casu­al fin­ger for more sher­ry or whiskey.

The boy doesn’t know enough to be angry with the way things are, wish­es they could be oth­er­wise in a vague unex­pec­tant fash­ion; turns toward the motion of the water, cut­ting his palms with his fin­ger­nails to feel the hunger less. He is three years younger than the scotch on the tables.

 

∗∗∗

Années cinquante

 

Après la mort de père, j’ai mon­té un équipage et je suis descen­du au Labrador moi- même. J’avais tout juste seize ans alors et d’ailleurs les pêcheries bat­taient de l’aile, il ne m’a fal­lu que deux saisons pour me retrou­ver avec un trou de deux cents piasses.

J’ai décroché le boulot à la mine dans l’intention de rem­bours­er ma dette et de me remet­tre aus­si sec à la pêche. Un des autres pêcheurs sta­tion­naires de Breen’s Island m’a écrit cinq ou six ans après mon départ, pour me deman­der mon bateau et mon chafaud, il a dit qu’ils étaient en train de pour­rir. Je lui ai dit d’en faire ce qu’il voulait et je n’en ai plus enten­du par­ler. De toute façon, à ce moment-là, je savais que c’était fini pour moi.

Mon pre­mier Noël, de retour de la mine, je suis allé voir le vieux Sel­l­ars. Il m’a offert un whiskey et une tranche de gâteau, et m’a dit d’oublier ce que je lui devais. Mais il n’en était pas ques­tion. J’ai sor­ti une mince liasse de bil­lets de cinquante piasses et j’ai comp­té deux cents piasses dans sa main. Des bil­lets neufs, le papi­er aus­si craquant que la pre­mière couche de glace sur un étang, à l’automne. Puis j’ai repris un verre de whiskey et je suis ren­tré chez moi, à moitié soûl et avec l’impression que j’avais per­du quelque chose à jamais.

Fifties

 

After Father died I got a crew togeth­er and went down the Labrador myself; I was just six­teen then and the arse gone out of the fish­ery besides, it only took me two sea­sons to wind up a cou­ple of hun­dred dol­lars in the hole.

I land­ed the job at the mine intend­ing to work off the debt and go back to the fish­ing right away. One of the oth­er sta­tion­ers on Breen’s Island wrote to me once I’d been gone five or six years, ask­ing after the boat and the stage, said they were rot­ting away as it was. I told him to use what he want­ed and nev­er heard any more about it. I knew by then it was all over for me anyway.

My first Christ­mas home from the mine I’d gone up to see old man Sel­l­ars; he had me in for a glass of whiskey and a slice of cake and talked about for­giv­ing some of what I owed him, but I wouldn’t hear of it. Pulled out a slen­der stack of fifties and count­ed off two hun­dred dol­lars into his hand. New bills, the paper crisp as the first lay­er of ice over a pond in the fall. Then I had anoth­er glass of whiskey and then I went home out of it, half drunk and feel­ing like I’d lost some­thing for good.

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Michael Crum­mey évoque la mytholo­gie et les réal­ités de la vie à Terre-Neuve présentes dans son nou­veau roman, Galore. Pen­guin Ran­dom House Canada.

La dernière chanson de Stan

 

Le pre­mier de l’an, les orangistes se réu­nis­saient à la Loge, leurs écharpes dra­pant leurs poitrines cou­vertes de chandails et leurs pardessus, les cas­quettes de laine poivre et sel ou cha­peaux mel­on lais­sant leurs oreilles dénudées face au froid. À huit heures du matin, ils étaient prêts à par­tir, marchant au pas dans River­head, puis ils tra­ver­saient les South Side Hills, remon­tant chaque ruelle avant de rejoin­dre le côté nord de West­ern Bay. Les catholiques restaient dans leurs cuisines lorsqu’ils pas­saient, trente-cinq ou quar­ante hommes chan­tant, les voix embrumées par leurs haleines dans le froid cinglant, les phy­lac­tères con­tenant les paroles des hymnes protes­tants. S’il y avait un mem­bre de la Loge qui était trop malade pour se join­dre au défilé, ils s’arrêtaient chez lui, pour chanter devant leur clô­ture I Need Thee Every Hour ou Just A Clos­er Walk With Thee, le malade reprenant le refrain depuis son lit.

Après le défilé, les orangistes retour­naient à la Loge où les femmes avaient pré­paré un déje­uner. Soupe et sand­wich pour 25 sous. Puis dans l’après-midi, réc­i­ta­tions, chants et saynètes, et Tante Edna Mil­ley arrivait à la moitié de son poème et oubli­ait le reste, chaque année c’était la même chose, les mots fam­i­liers s’effaçant tout comme les vis­ages des proches morts depuis belle lurette. Le soir, un autre repas, suivi d’un dis­cours, le pas­teur ou Kitch Williams de l’école, neuf ou dix heures son­nait avant que ça se finisse ou qu’on débarrasse.

C’est alors que débu­tait le grand moment dans le hall, dans un grand tin­ta­marre, les gens arrivant de toute la côte pour la danse, catholiques comme protes­tants. Une cen­taine de per­son­nes dans la Loge, les tables et les chais­es poussées con­tre le mur dans un bruit de raclement, le planch­er en bois tan­guant et gron­dant sous les tape­ments de pieds. Stan Kennedy joue de son accordéon et câle les dans­es car­rées : Faites tourn­er votre parte­naire, Reculez main­tenant. Stan était com­plète­ment aveu­gle, mais pour ça, c’était un sacré accordéon­iste, le vis­age levé vers le pla­fond comme un sup­pli­ant implo­rant le par­don. Il n’avait jamais pris de leçon de sa vie, son corps pos­sédé par la musique, ses mains tirant des airs de l’air tan­dis que les gens lui cri­aient leurs requêtes.

C’est ce que tout le monde attendait avec impa­tience, cette danse-là. Stan jouait jusqu’à qua­tre heures du matin, il pou­vait à peine pronon­cer un mot au moment où nous lui per­me­t­tions de s’arrêter. La buée suin­tant aux fenêtres à cause de la chaleur des corps des danseurs.

Et la lumière grise de la lune indi­quant le chemin du retour tan­dis que les gens sor­taient dans le froid, leurs vestes pliées sur leurs bras, le son de la dernière chan­son de Stan déri­vant vers les étoiles.

Stan’s Last Song

 

On New Year’s Day the Orange­men gath­ered at the Lodge, their sash­es draped across sweatered chests and over­coats, salt and pep­per hats or bowlers leav­ing their ears bare to the frost. By eight o’clock in the morn­ing they were ready to set out, march­ing down through River­head across the South Side Hills, up every laneway, then over to the north side of West­ern Bay. The Catholics kept to their kitchens when they passed, thir­ty-five or forty men singing, their voic­es mapped by clouds of breath in the bit­ter air, car­toon bub­bles hold­ing the words of old Protes­tant hymns. If there was a lodge mem­ber who was too ill to join the parade, they stopped at his home to sing out­side the fence, I Need Thee Every Hour or A Clos­er Walk with Thee, the sick man join­ing in from his bed.

After the parade, the Orange­men went back to the Lodge where the women had pre­pared a lunch. Soup and sand­wich for a quar­ter. Then after­noon recita­tions, songs and skits, and Aunt Edna Mil­ley would get halfway through her poem and for­get the rest, every year it was the same thing, the famil­iar words fad­ing like the faces of loved ones long dead. In the evening anoth­er meal, and then an after-din­ner speak­er, the preach­er or Kitch Williams from the school, it was nine or ten o’clock before that was fin­ished and cleared away.

That was when the Time real­ly got start­ed, a clap of move­ment in the hall, tables and chairs scraped back against the walls, peo­ple arriv­ing from up and down the shore for the dance, Catholic and Protes­tant alike. A hun­dred peo­ple in the Lodge, the hard­wood floor pitch­ing and rolling under the stamp of feet. Stan Kennedy play­ing his accor­dion and call­ing out the square dances, Swing your Part­ner, Now Step Back. Stan was as blind as a stone, but he could play that accor­dion, his face lift­ed to the ceil­ing like a sup­pli­cant seek­ing for­give­ness. Nev­er had a les­son in his life, his body pos­sessed by music, his hands pulling tunes from the air as peo­ple shout­ed out requests.

It was what every­one looked for­ward to, the dance. Stan played until four in the morn­ing, he could bare­ly croak out a word by the time we let him stop. The win­dows drip­ping steam from the heat of the dancers.

And the grey light of the moon show­ing the way home as peo­ple stepped out into the cold, their jack­ets fold­ed across their arms, the sound of Stan’s last song drift­ing to the stars.

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La loi de l’océan

Domino Run, Labrador, 1943

 

Durant les années de guerre, les Améri­cains avaient des douzaines de bateaux sur la côte, qui effec­tu­aient des relevés des îles et car­tographi­aient chaque recoin. Ils érigeaient des mâts sur tous les promon­toires avec de petits lam­beaux de soie au som­met, à quar­ante, cinquante pieds de hau­teur pour cer­tains. Nous n’avions aucune idée de la rai­son pour laque­lle ils étaient là, mais nous volions chaque morceau de soie sur lequel nous tombions, les descen­dant du mât entre nos dents, ils étaient par­faits pour faire bouil­lir un peu de poud­ing de pois, ou à utilis­er en guise de mouchoirs.

Un après-midi, nous étions au large en train de pêch­er à la turlutte, à la mi-août, le temps suff­isam­ment beau jusqu’à ce que la brise tourne et qu’un vent aus­si chaud que des gaz d’échappement de four­naise souf­fle. Nous avons remon­té nos lignes et nous sommes ren­trés directe­ment dans la Tick­le, sachant à quoi nous atten­dre der­rière. Nous sommes passés devant l’un de ces navires d’explora­tion sur notre chemin, plan­qué dans une crique peu pro­fonde et ils n’avaient même pas jeté l’ancre, juste lancé un grap­pin. Nous nous sommes arrêtés pour les prévenir mais le cap­i­taine nous a plus ou moins ri au nez, et la bour­rasque s’en est venue tel que nous l’avions prévu, le vent suff­isam­ment méchant pour décharn­er une vache.

Le lende­main matin, le petit bateau d’exploration se trou­vait sur la terre ferme, emporté à une hau­teur de plus de vingt pieds hors de l’eau. Lorsque ça s’est su, chaque bateau dans la Tick­le a tout de suite mis le cap vers la crique et ça n’a pas traîné. Nous avons pris tout ce qui n’était pas boulon­né, nour­ri­t­ure, argen­terie, literie, livres et cartes, bous­soles, alcool et vête­ments. J’ai mis la main sur l’une de ces hor­loges mécaniques qu’ils avaient à bord, mais j’étais trop avide de la rap­porter au bateau de Papa ; je l’ai cachée der­rière un buis­son et suis retourné vers le bateau pour pren­dre quelque chose d’autre. Et pas ques­tion que quelqu’un vienne me la voler.

Les Améri­cains étaient plan­tés sur le côté, mais ils n’ont pas pronon­cé un mot. La loi de l’océan, vous voyez, objets de récupéra­tion. Nous étions comme une meute de sauvages d’ailleurs, soix­ante-dix ou qua­tre-vingts hommes et garçons grim­pant à l’intérieur par le côté, que pou­vaient-ils dire ? On a net­toyé le bateau en quinze min­utes, comme si on essayait de sauver des sou­venirs de famille dans un bâti­ment en feu.

Les Améri­cains ont envoyé un remorqueur plus tard ce jour-là pour le bouger de la terre ferme et nous avons tous aidé là où c’était pos­si­ble, lançant quelques lignes autour de la tête de mât, le faisant bal­ancer d’un côté et de l’autre jusqu’à ce qu’il se libère en se dan­d­i­nant et qu’il glisse dans l’eau comme un phoque depuis une plaque de glace.

Nous n’avons pas cessé d’attendre qu’une autre occa­sion comme celle-là se présente, mais les Améri­cains se sont mon­trés plus intel­li­gents par la suite ou peut-être ont-ils été plus chanceux. C’est tout un tra­vail de faire la dif­férence entre les deux dans le meilleur des cas.

The Law of the Ocean

Domino Run, Labrador 1943

 

The Amer­i­cans had dozens of boats on the coast dur­ing the war years, sur­vey­ing the islands, map­ping every nook. They had poles erect­ed on all the head­lands with lit­tle silk rags at the top, forty, fifty feet high some of them. We had no idea what they were there for, but we stole every piece of silk we came across, car­ry­ing them down the pole in our teeth, they were per­fect to boil up a bit of peas pud­ding, or to use as a handkerchief.

We were out jig­ging one after­noon, mid-August, the weath­er fine enough until the breeze turned and a wind as warm as fur­nace exhaust came up. Took in our lines and head­ed straight back into the Tick­le, know­ing what to expect behind it. Passed one of those sur­vey ships on our way, holed up in a shal­low cove and they hadn’t even dropped anchor, just put out a grap­ple. We stopped in to warn them but the skip­per more or less laughed at us, and the squall came on just like we said it would, the wind wicked enough to strip the flesh off a cow.

Next morn­ing that lit­tle sur­vey boat was sit­ting on dry land, blown twen­ty feet up off the water. When word got out, every boat in the Tick­le head­ed straight for the cove and we made pret­ty short work of it. Took any­thing that wasn’t bolt­ed down, food, sil­ver­ware, bed­ding, books and maps, com­pass­es, liquor, clothes. Got my hands on one of those eight-day clocks they had aboard, but I was too greedy to take it all the way to Father’s boat; hid it behind a bush and turned back to the ship for some­thing else. And I’ll be god­damned if some­one didn’t go and steal it on me.

The Amer­i­cans were stand­ing along­side but they didn’t say a word. Law of the ocean, you see, sal­vage. We were like a pack of sav­ages besides, sev­en­ty or eighty men and boys climb­ing in over the side, what could they say? Cleared the boat in fif­teen min­utes, as if we were try­ing to save fam­i­ly heir­looms from a burn­ing building.

The Amer­i­cans sent up a tug lat­er that day to take the ship off the land and we all helped out where we could, throw­ing a few lines around the mast­head, rock­ing her back and forth until she shim­mied free and slipped into the water like a seal off an ice pan.

We kept wait­ing for anoth­er chance like that to come along, but the Amer­i­cans got smarter after­wards or maybe they just got luck­i­er. It’s a job to say the dif­fer­ence between those two at the best of times.

∗∗∗

Les Brûlis

Imag­ine-le, si tu peux, l’oncle Bill Rose, arrière-grand-père, mineur à la retraite, homme à tout faire. Fais appa­raître une sil­hou­ette à par­tir du peu que tu sais. Pardessus noir descen­dant jusqu’aux genoux, une canne, la bosse per­ma­nente de son dos causée par un acci­dent à Syd­ney Mines. La scie de menuisi­er que ton père garde au sous-sol qui porte ses ini­tiales : W.T.R.

Jeune homme, il a par­ticipé à la con­struc­tion de l’Église Unie de South Side, quinze sous de l’heure pour son labeur. Il a fait voile vers le Cap-Bre­ton. Il s’est ruiné la san­té dans les mines à ramass­er du char­bon. Une demi-douzaine d’hommes de West­ern Bay morts dans l’accident qui lui a endom­magé le dos, leurs corps rap­a­triés et enter­rés aux Brûlis des années auparavant.

Il tient un ate­lier de menuis­erie, à quinze min­utes de la mai­son de sa fille, il s’y rend tous les jours sauf le dimanche, ouvre la porte sur une odeur de gomme d’épinette et de sci­ure de bois. Une famille éten­due de ciseaux à bois en rang ordon­né sur le mur du fond. Il fab­rique des com­modes, des bureaux et des bibelots. Un cadre de pin pour son pro­pre cer­cueil, sus­pendu au mur, par­faite­ment aplani et peint des années avant qu’il n’emménage chez Min­nie et son mari.

Sa femme est morte depuis plus longtemps que n’a duré leur mariage. Il sera enter­ré à ses côtés en 1951, à l’âge de qua­tre-vingt-treize ans, devenu alors un étranger pour elle, son temps dans les mines com­plète­ment oublié. L’église de South Side Hills, rasée, une planche gauchie à la fois, le vieux bois dis­lo­qué pour être brûlé comme bois de chauffage. Les out­ils d’une vie, liq­uidés, à l’exception d’une scie à main que ton père a prise dans l’atelier pour qu’on se sou­vi­enne de lui.

L’initiale du milieu, sur le manche, tou­jours un mys­tère pour toi.

The Burnt Woods

 

Pic­ture him if you can, Uncle Bill Rose, great-grand­fa­ther, retired min­er, handy­man. Con­jure a fig­ure from the lit­tle you know. Black over­coat to his knees, a walk­ing stick, the per­ma­nent hump on his back from an acci­dent in Syd­ney Mines. The carpenter’s saw your father keeps in the base­ment engraved with his ini­tials : W.T.R.

Helped put up the Unit­ed Church on the South Side as a young man, fif­teen cents an hour for his labour. Sailed to Cape-Bre­ton, spent his health in the mines pick­ing coal. Half a dozen men from West­ern Bay killed in the acci­dent that crip­pled his back, their bod­ies shipped home to be buried in the Burnt Woods.

Keeps a wood­shop fif­teen min­utes from his daughter’s home, he goes in every day but Sun­day, opens the door on the scent of spruce gum, saw­dust. An extend­ed fam­i­ly of chis­els in an order­ly row on the back wall. He builds dressers, bureaus, knick-knacks. A pine bor­der for his own grave hung in the rafters, planed smooth and paint­ed years before he moved in with Min­nie and her husband.

His wife has been dead longer than they were mar­ried. He will be buried beside her in 1951, aged nine­ty-three, a stranger to the woman by then, his time in the coal mines all but for­got­ten. The church on the South Side Hills torn down one warped board at a time, the old lum­ber bro­ken up for fire­wood and burnt. His life­time of tools sold off but for the one hand­saw your father took from the work­shop wall to remem­ber him by.

The mid­dle ini­tial on the han­dle still a mys­tery to you.

Notes

1 Collines sis­es sur la rive sud de Saint-Jean de Terre-Neuve.

2 L’hymne I Need Thee Every Hour a été com­posé par l’Américaine Annie Sher­wood Hawks (1835-1918) et mis en musique par Robert Lowry, son pas­teur. Just a Clos­er Walk with Thee est un gospel tra­di­tion­nel qui a été repris par quan­tité d’artistes.

Présentation de l’auteur

Michael Crummey

Orig­i­naire de Terre-Neuve, le romanci­er, poète et nou­vel­liste cana­di­en Michael Crum­mey est né à Buchans en 1965 et vit présen­te­ment à Saint-Jean de Terre-Neuve. Il est l’auteur de nom­breux livres, sou­vent récom­pen­sés par des prix lit­téraires cana­di­ens et inter­na­tionaux. Après Les voleurs de riv­ière (2004) et Du ven­tre de la baleine (2012), Sweet­land est son troisième roman traduit en français. Son dernier roman, The Inno­cents, a paru en août 2019 (Dou­ble­day Cana­da) et reçu un très bel accueil de la cri­tique. Il a notam­ment été en lice pour le pres­tigieux Sco­tia­bank Giller Prize : « Le roman de Crum­mey a la capac­ité de chang­er la manière dont le lecteur envis­age le monde. » Comme l’écrit aus­si Mario Clouti­er : « L’écrivain […] pos­sède un imag­i­naire mar­qué par l’influence de la géo­gra­phie sur le car­ac­tère des habi­tants. Le ter­ri­toire comme per­son­nage, le paysage bous­culé par les vents et trem­pé par les larmes océaniques. » (« Michael Crum­mey, tout homme est une île », 5 juil­let 2018, La Presse). Tous les textes qui suiv­ent sont tirés du recueil Hard Light (Brick Books, 1998), qui a d’ailleurs inspiré le doc­u­men­taire LUMIÈRE CRUE au réal­isa­teur Justin Simms en 2003, qui y trace le por­trait de Michael Crum­mey en quête de ses racines. D’autres textes tirés du même recueil (Cerf-volant, Caveau à légumes, Pain et Rouille) et traduits par Jean-Mar­­cel Mor­lat ont été pub­liés par la revue québé­coise Cahiers lit­téraires Con­tre-jour (no 48, « Soif de romanesque! », août 2019). Un autre texte, Le souper Jig­gs, paraî­tra dans le no 95 (print­emps 2020) de la revue lit­téraire belge Traversées.

Bibliographie 

Il est l’auteur de nom­breux livres, sou­vent récom­pen­sés par des prix lit­téraires cana­di­ens et inter­na­tionaux. Après Les voleurs de riv­ière (2004), Du ven­tre de la baleine (2012) et Sweet­land (2017), Les inno­cents est son qua­trième roman traduit en français (août 2020). Le livre a paru en août 2019 dans sa ver­sion anglaise (Dou­ble­day Cana­da) et reçu un très bel accueil de la cri­tique. Il a notam­ment été en lice pour le pres­tigieux Sco­tia­bank Giller Prize : « Le roman de Crum­mey a la capac­ité de chang­er la manière dont le lecteur envis­age le monde. » Comme l’écrit aus­si Mario Clouti­er : « L’écrivain […] pos­sède un imag­i­naire mar­qué par l’influence de la géo­gra­phie sur le car­ac­tère des habi­tants. Le ter­ri­toire comme per­son­nage, le paysage bous­culé par les vents et trem­pé par les larmes océaniques. » (« Michael Crum­mey, tout homme est une île », 5 juil­let 2018, La Presse). En 2022, il a pub­lié un nou­veau recueil de poésies, Pas­sen­gers, et son dernier roman, The Adver­sary, vient de paraître. Tous les textes présen­tés ici sont tirés du recueil Hard Light (Brick Books, 1998), livre qui a reçu un excel­lent accueil cri­tique. Comme l’écrit R. G. Moyles au sujet de Hard Light dans Cana­di­an Book Review Annu­al : « […] C’est un bril­lant styl­iste : jamais obscur et rarement pédant. […] Crum­mey nous emmène dans des voy­ages extérieurs et intérieurs dont nous pou­vons revenir avec une com­préhen­sion des forces éter­nelles trop puis­santes pour être con­quis­es mais qu’il est tou­jours néces­saire de défi­er. » Et John Steefler d’affirmer : « […] Les voix anonymes de Lumière crue nous par­lent en tant qu’individus dis­tincts. Ce qui ressort encore et encore au pre­mier plan de leurs courts réc­its, c’est leur déter­mi­na­tion et leur con­science […] une his­toire sociale con­cise et poignante de Terre-Neuve. » Hard Light a inspiré le doc­u­men­taire LUMIÈRE CRUE (2003) réal­isé par Justin Simms, qui y trace le por­trait de Michael Crum­mey en quête de ses racines (https://www.youtube.com/watch?v=D8IQ6c048aM).

De nom­breux autres textes tirés de Hard Light (32 Sto­ries) et traduits par Jean-Mar­­cel Mor­lat ont été pub­liés dans des revues au Québec, en France et en Belgique:

  • Cerf-volant, Caveau à légumes, Pain et Rouille ont paru dans la revue québé­coise Cahiers lit­téraires Con­tre-jour (no 48, « Soif de romanesque ! », août 2019).
  • Ce dont nous avions besoin (« What We Need­ed ») et Sa croix (« Her Mark »), Réc­it-page, 1er décem­bre 2020, <http://www.litteraturesbreves.fr/index.php/m‑crummey>.
  • La revue Phoenix (Mar­seille) a pub­lié Actes de Dieu, Domin­ion, Bay de Verde et Infrarouge dans son numéro 33 (févri­er 2020).
  • Le souper Jig­gs et Le moment est venu ont paru dans la revue lit­téraire belge Tra­ver­sées (no 95, print­emps 2020 et no 96, été 2020).
  • Grâce (« Grace », <https://www.lecrachoirdeflaubert.ulaval.ca/2020/08/grace/>) et L’ancien Noël (« Old Christ­mas Day », <https://www.lecrachoirdeflaubert.ulaval.ca/2021/01/lancien-noel/>) ont paru dans la revue québé­coise Le cra­choir de Flaubert le 13 août 2020 et le 7 jan­vi­er 2021.
  • Flamme, 32 his­to­ri­ettes, Con­tes de bonne femme et Ton âme, ton âme, ton âme ont paru dans le numéro 1104 (avril 2021) de la pres­tigieuse revue Europe.
  • Cinq poèmes de Michael Crum­mey : La loi de l’océan (« The Law of the Ocean »), La dernière chan­son de Stan (« Stan’s Last Song »), Ain­si allait la vie (« The way Things Were »), Les Brûlis (« The Burnt Woods ») et Années cinquante (« Fifties ») ont paru dans Recours au poème, no 207, mars-avril 2021, <https://www.recoursaupoeme.fr/cinq-poemes-de-michael-crummey/>. Tra­duc­tion française des textes de Michael Crum­mey, « The Law of the Ocean », « Stan’s Last Song », «The way Things Were », « The Burnt Woods », « Fifties », tirés du recueil Hard Light (Brick Books, 1998).
  • Qua­tre textes de Michael Crum­mey : Flamme, 32 his­to­ri­ettes, Con­tes de bonne femme, Ton âme, ton âme, ton âme (« Flame », « 32 Lit­tle Sto­ries », « Old Wives’ Tales » « Your Soul, Your Soul, Your Soul »), Europe, no 1104, avril 2021, pp. 229–233.

Poèmes choi­sis

Autres lec­tures

Cinq poèmes de Michael Crummey

32 his­to­ri­ettes (32 Lit­tle Sto­ries), ensem­ble qui com­pose la pre­mière par­tie de Hard Light (Lumière crue), dont sont tirés les textes présen­tés ici, s’inspire de réc­its réels qui ont été con­tés à l’auteur […]

Michael Crummey : poèmes tirés de Hard Light

Orig­i­naire de Terre-Neuve, le romanci­er, poète et nou­vel­liste cana­di­en Michael Crum­mey est né à Buchans en 1965 et vit présen­te­ment à Saint-Jean de Terre-Neuve. Il est l’auteur de nom­breux livres, sou­vent récom­pen­sés par […]

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Jean-Marcel Morlat

Jean-Mar­cel Mor­lat est né à Paris en 1970 et a vécu une vie de voy­ages en tant qu’enseignant (États-Unis, Japon, Turquie, Tan­zanie, Angleterre et Émi­rats Arabes Unis). Il réside actuelle­ment au Québec. Il a pub­lié une pre­mière tra­duc­tion en 2016 : Philippe Wam­ba, Par­en­té : l’Odyssée d’une famille en Afrique et en Amérique (2016, Paris, L’Harmattan) et a pub­lié des nou­velles et poèmes en tra­duc­tion au Québec, en France et en Bel­gique (X Y Z : la revue de la nou­velle, Les Ecrits, Tra­ver­sées, Revue Rue saint Ambroise, Revue Phoenix, L’Ampoule). Il a égale­ment traduit La mai­son de poupée, une nou­velle de Kather­ine Mans­field, parue dans Les meilleures nou­velles de Kather­ine Mans­field (Edi­tions Rue saint Ambroise, Paris, 2019), Nunc Dimit­tis, Le Cra­choir de Flaubert, le 18 août 2022, <https://www.lecrachoirdeflaubert.ulaval.ca/2022/08/nunc-dimittis/?fbclid=IwAR0zl7UrvPRj11vwmycTYY5JwUoN1X2RhPDG88nKnnfO7Lo6Dm1rro28w3k Les 5 textes La dernière chan­son de Stan (« Stan’s Last Song »), Ain­si allait la vie («The way Things Were »), Les Brûlis (« The Burnt Woods»), Années cinquante (« Fifties ») et La loi de l’océan (« The Law of the Ocean ») sont tirés du recueil Hard Light (Brick Books, 1998).
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