Gaspar (Lorand)

Par |2020-05-06T19:44:06+02:00 6 mai 2020|Catégories : Essais & Chroniques, Lorand Gaspar|

Décou­vert dans une antholo­gie de poésie, alors que j’étais étu­di­ante, puis appro­fon­di dans ses recueils de poèmes Égée Judée et Sol absolu, Car­nets de Jérusalem, Feuilles d’observation, Pat­mos et autres poèmes et Ara­bie heureuse, ain­si que dans la biogra­phie que Jean-Yves Debreuille lui a con­sacrée, dans la col­lec­tion Poètes d’aujourd’hui, aux édi­tions Seghers. Lorand Gas­par, ancien chirurgien de l’Hôpital français de Beth­léem et de Jérusalem, puis du CHU de Tunis, avec qui j’ai eu le priv­ilège de cor­re­spon­dre, suite au cour­ri­er que je lui avais adressé. Qui me répond : « C’est ain­si que le poème, par­fois, peut se met­tre à vivre en dehors de son auteur, par la force et l’expérience vivantes de quelques lecteurs ».

Lorand Gas­par à Isabelle Larpent-Chadeyron, 
le 13/07/ 1995.

Con­fron­té très tôt à la mort, déporté durant la Sec­onde Guerre mon­di­ale, Lorand Gas­par choisit de vivre en France où il entre­prend des études de médecine à Paris. Poly­glotte (à l’âge de dix ans, il par­le couram­ment le hon­grois, le roumain, l’allemand et le français), il est nat­u­ral­isé français avant de par­tir exercer dans les hôpi­taux de Jérusalem et de Beth­léem. Il séjourn­era seize ans en Israël, étu­di­ant la Bible, l’histoire, la géolo­gie, la faune et la flo­re du Proche-Ori­ent, par­tic­i­pant même aux fouilles archéologiques de Qum­ran (Le peu que j’ai réus­si à lire et à écrire je le dois à ces matins de Jérusalem, à ces aubes de Judée qui com­men­cent à poindre dès qua­tre heures en été1). Il tra­verse Bey­routh, Pat­mos, sil­lonne la mer Égée et les déserts de Tran­sjor­danie, apprend l’anglais, le grec et l’arabe. Ren­con­tre Georges Schehadé, Yves Bon­nefoy, Georges Per­ros, Jean Gros­jean et Hen­ri Michaux. Se lie d’amitié avec Georges Séféris. Après la guerre des Six Jours, il quitte Jérusalem pour un poste de chirurgien à Tunis, qu’il occu­pera de 1970 à 1995. Homme dis­cret habi­tant plus tard Sidi Bou Saïd, en Tunisie, là où nous nous rendîmes à plusieurs repris­es, ce vil­lage blanc, baigné de soleil, tout de portes bleues, et où je cher­chai dés­espéré­ment son nom, sur les boîtes aux let­tres : Un vil­lage vrai, avec quelques bou­tiques vraies, un très vieux café adossé à la mosquée, per­ché en haut d’un escalier flan­qué de deux bal­cons d’où l’on domine une par­tie du vil­lage et la mer. […] Des orangers amers, des jas­mins, des agaves, et des bougainvil­lées. Une vieille mai­son au bout du vil­lage, adossée à la colline, une pièce lézardée, penchée comme un bal­con sur le large2Ce poète cher à mon cœur, amoureux du Proche-Ori­ent (Les grands souks du Proche-Ori­ent restent pour moi plus mag­iques que tous les théâtres du monde3), qui a voy­agé égale­ment dans toute l’Europe, ain­si qu’au Kaza­khstan, aux États-Unis, au Yémen, en Égypte et en Jor­danie, refuse de sépar­er le corps et l’esprit, étroite­ment liés dans sa vie per­son­nelle. Si cer­tains l’appréhendent unique­ment sous l’angle de l’écrivain, du tra­duc­teur, du médecin, du chercheur en neu­ro­sciences ou du pho­tographe, il demeure incon­testable­ment et prin­ci­pale­ment le poète du désert, de la lumière et de la pierre. Un poète hum­ble, d’une humil­ité qui ne s’abaisse pas, mais qui recon­naît sa petitesse face à l’immensité d’une con­nais­sance qui le dépasse : Non, ce n’est pas le savoir qui cor­rompt, mais ce tout petit bout de savoir, sujet à révi­sion, pris pour le tout. L’idée que le savoir peut être un tout clô­ture4. Ses textes sont empreints de dis­cré­tion, de renon­ce­ment. S’il pou­vait laiss­er la parole aux pier­res et aux déserts, il le ferait. Son abné­ga­tion irait jusqu’à se retir­er devant ce qui est plus grand que lui, plus éten­du. Son écri­t­ure a été mar­quée par ses démé­nage­ments suc­ces­sifs, par les con­flits israé­lo-pales­tiniens, par son expéri­ence du désert, lieu de source et de ressource­ment. Par l’acte médi­cal, indis­so­cia­ble de l’acte d’écriture. Avec lui s’établit une cor­re­spon­dance entre sci­ence et poésie : de la chirurgie naît l’importance des mains qui cousent et recousent autant qu’elles écrivent. Il con­signe sur des petits bouts de papi­er, sur des car­nets, des notes pris­es à l’hôpital (feuilles d’observations), des réflex­ions qui lui servi­ront à met­tre en ordre ses pen­sées, à rédi­ger plus tard ses Feuilles d’hôpital. Il par­le de ce silence néces­saire à l’écriture, de la nature qui l’entoure, de ce cadre de vie imprimé de chaleur et de lumière, que l’on retrou­ve tout au long de ses textes et qui s’inscrit dans son espace-temps.

 

Nous ne savons plus les fils qui nous lient
ces vents de résurrection
aux fonds inhabités.
Et d’où tenons-nous ces deux traits de feu
qui un instant nous clouèrent
une si claire douleur dans l’épaisseur des reins ? 
[…] Trans­parence
qui n’explique rien5.

 

 

Moez Majed, Lorand Gaspar.

J’ai lu et relu les textes de Lorand Gas­par, quelque vingt ans plus tard, ce poète dont les lignes furent pour moi une ren­con­tre, une cer­ti­tude. Ses allu­sions à la musique de Bach, çà et là, m’ont portée. Quelle joie j’éprouve encore chaque fois que j’ouvre un de ses livres ! Dans ses pages : la pierre, la roche, le cal­caire, le mar­bre, le gran­it et l’argile, mais aus­si la mer, les îles, les bar­ques, les olives et le pain. Pat­mos, Delphes, Qum­ran, la Judée et la Tran­sjor­danie, Jérusalem et Jéri­cho, les orangers en fleurs, le jas­min, le Jour­dain, les nomades et le lait de chamelle. La lumière. La poésie et la chirurgie. La lumière que je n’ai trou­vée nulle part ailleurs : les lueurs, la clarté, l’aube, le matin, la porosité du jour sur la peau6, la pulpe du soleil, la lumi­nosité, le ray­on­nement, le feu, la flamme, la trans­parence du désert, mais aus­si la douceur des ocres, la chaleur des pier­res, les ter­rass­es blanchies, les murs de torchis, les couch­es du jour et tous ces ter­mes qui éclairent, qui sont sources, mais égale­ment reflets. Qui absorbent la lumière ou qui la réfléchissent. Entre le rocher de Pat­mos et les pier­res de Jérusalem, il y avait un dénom­i­na­teur com­mun : la lumière7. Les déserts qu’il tra­verse sont lieux de l’ocre et du beige, du grège et du grès, déserts de sable ou de pier­res, lieux de con­tem­pla­tion, de silence et de médi­ta­tion. Lieux de l’ascétisme. C’est la roche, l’écru et le bistre. L’érosion. Les couch­es de sédi­ments. Le vide qui n’est pas rien. Vide empli d’immensité, de vie souter­raine, brûlante et hos­pi­tal­ière. Celui mag­nifique­ment décrit dans son recueil Égée Judée : « Là, arrête-toi. Ce lieu sec, ce désert… » Là sont les portes8. Ce désert fasci­nant, lieu de renon­ce­ment : Renon­cer à tout ce qui peut lier, entraver la marche, alour­dir la charge du chameau9. Ces plaines infinies, réduites à l’essentiel. Les nomades, les car­a­vanes de Bédouins, de Touaregs, au loin. La sécher­esse, les dat­tiers, les agaves. La faune : insectes et rep­tiles. Toutes ces images qu’il garde en lui, pré­cieuse­ment – l’épiphanie d’une trans­parence inex­pliquée des épais­seurs de la terre10 Le désert, thébaïde, lieu de chaleur et de répons­es. Lieu de répit et de change­ment de souf­fle. D’introspection et de recueille­ment. De méditation. 

Le désert qui ouvre poten­tielle­ment aux ren­con­tres : son ami­tié pour Georges Séféris, à qui il dédiera l’un de ses ouvrages. Ses simil­i­tudes d’écriture avec Yves Bon­nefoy, que j’apprécie aus­si beau­coup. Ses pho­tos en noir et blanc, présentes dans Mou­ve­men­té de mots et de couleurs, sur lesquelles s’appuieront les textes de James Sacré. Des pho­tos d’Afrique du Nord, de pier­res et de sable, de Bédouins en marche, clichés baignés de lumière.

 

Il y a eu ces échanges si simples
entre un silence en nous et quelques bruits
ces brèves rafales de l’esprit
couleurs et cris dans les choses
il a suf­fi de voir, d’écouter
l’olivier grandir et la mer
recoudre ses filets dans la nuit11.

 

 

Col­lec­tif Sons of Niet­zsche, Lorand Gas­par, Corps cor­rosifs, extrait de la représen­ta­tion  du 11 juil­let au Cen­tre Européen de Poésie d’Av­i­gnon dans le cadre du Fes­ti­val d’Av­i­gnon 2016. Avec Matthieu Desser­tine (voix), François Fuchs (con­tre­basse), Matthieu Jérôme (clavier) et Ianik Tal­let (bat­terie, per­cus­sions). Direc­tion artis­tique : Géraud Bénech

Oui, Lorand Gas­par, qui nous a quit­tés le 9 octo­bre 2019, restera pour moi incon­testable­ment lié à une forme d’humanisme ancrée au désert. Ses poèmes ont été éclairés par la lumière qu’il savait capter, qu’il lais­sait entr­er par les fentes de ses fenêtres, qu’il lais­sait pénétr­er en lui pour qu’elle inonde ses mots. Pour­rais-je aujourd’hui par­ler de la lumière de l’invisible ?

Rien n’a été ajouté venant d’ailleurs, la vie qui passe un instant de nuit à lumière est en marche depuis tou­jours12.

 

 

Notes

[1] Lorand GASPAR, Essai auto­bi­ographique, Sidi Bou Saïd, 28 févri­er 1982, in Sol absolu et autres textes, édi­tions GALLIMARD, 1982. [2] Lorand GASPAR, Ara­bie heureuse, DEYROLLE Édi­teur, 1997. [3] Lorand GASPAR, Feuilles d’hôpital, REVUE EUROPE n° 918, octo­bre 2005. [4] Lorand GASPAR, Feuilles d’observation, édi­tions GALLIMARD, 1986. [5] Lorand GASPAR, Égée Judée (Îles),  édi­tions GALLIMARD, 1993. [6] Lorand GASPAR, Égée Judée,  édi­tions GALLIMARD, 1993. [7] Lorand GASPAR, Essai auto­bi­ographique, Sidi Bou Saïd, 28 févri­er 1982, in Sol absolu et autres textes, édi­tions GALLIMARD, 1982. [8] Lorand GASPAR, Égée Judée (Pierre), édi­tions GALLIMARD, 1993. [9] Lorand GASPAR, Sol absolu et autres textes, édi­tions GALLIMARD, 1982. [10] Lorand GASPAR, Car­nets de Jérusalem, édi­tions LE TEMPS QU’IL FAIT, 1997 [11] Lorand GASPAR, La mai­son près de la mer, in Égée Judée, édi­tions GALLIMARD, 1993. [12] Lorand GASPAR, Feuilles d’observation, édi­tions GALLIMARD, 1986.

Présentation de l’auteur

Lorand Gaspar

Loránd Gáspár, né à Târ­gu Mureș en Tran­syl­vanie ori­en­tale le 28 févri­er 1925 et mort le 9 octo­bre 2019, est un poète, médecin, his­to­rien, pho­tographe et tra­duc­teur français d’origine hongroise.

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Isabelle Larpent-Chadeyron

Née en 1972, lau­réate de divers con­cours lit­téraires, Isabelle Lar­pent-Chadey­ron obtient le Prix Arthur Rim­baud, remis à Paris par la Mai­son de Poésie et le Min­istère de la Jeunesse et des Sports. De sa ren­con­tre avec Jacques Char­p­en­treau, respon­s­able de la col­lec­tion Fleurs d’Encre, chez Hachette, naîtront de nom­breuses col­lab­o­ra­tions à des antholo­gies poé­tiques, des pub­li­ca­tions en revues et des tra­duc­tions en albanais et en thaï. Elle fait paraître quelques années plus tard son pre­mier recueil de poèmes, aux édi­tions Ger­bert. Suiv­ront la dif­fu­sion en ligne de plusieurs ouvrages et la sor­tie, aux édi­tions Jérôme Do. Bentzinger, d’un album de textes et de pho­togra­phies réal­isé en col­lab­o­ra­tion avec une pho­tographe. Elle pour­suiv­ra par la pub­li­ca­tion d’un roman aux édi­tions Bran­don, d’un recueil de textes illus­trés de pho­togra­phies, aux édi­tions Ressou­ve­nances, ain­si que de plusieurs pub­li­ca­tions sur KDP. Licen­ciée en Droit, elle se partage aujourd’hui entre sa famille, son tra­vail, l’écriture et les voy­ages. https://www.isabelle-larpent-chadeyron.com
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