Deux entretiens avec Lorand gaspar

Par |2020-05-08T07:15:24+02:00 6 mai 2020|Catégories : Focus, Lorand Gaspar|

Ce pre­mier entre­tien fut accordé par Lorand Gas­par à Alain Freixe. Il est paru dans l’Hu­man­ité du 2 décem­bre 2004. 

 

Lorand Gas­par, « un immense désir de lumière partageable »

 

Il ne me déplaît pas de pari­er pour la relève : retour arrière et ouver­ture au futur mêlés.

C’était en mars 2004. Autour de la Semaine du Print­emps des poètes. Deux livres impor­tants voy­aient le jour. Deux livres de Lorand Gas­par : Approche de la parole suivi de Appren­tis­sage avec deux inédits  chez Gal­li­mard dans la col­lec­tion blanche et Pat­mos et autres poèmes dans la col­lec­tion Poésie/Gallimard. L’un rel­e­vant plutôt de l’essai, l’autre du poème. 

Dans le pre­mier, on voit le médecin, l’homme de sci­ences qu’est tou­jours Lorand Gas­par dia­loguer avec le poète autour des fonde­ments de ce qu’il en est de vivre et du rôle que la poésie, la lec­ture active de sa parole – vul­nérable, frag­ile, mortelle certes mais vivante ! – con­tin­ue à y jouer : « brèche (…) lumière (…) obscu­rité qui per­me­t­tent de voir là où on ne fai­sait que regarder. De respir­er là où on ne fai­sait que discourir ».

Louis Couperin, Pavane en fa dièse 
mineure par Blan­dine Ver­let et un 
poème de Lorand Gaspar.

Dans le sec­ond, on retrou­ve le poète de l’expérience méditer­ranéenne, cette tra­ver­sée risquée entre les  îles de la mer Egée, les rivages de Judée, ceux de Tunisie, lieux de vie, lieux aimés où le chirurgien qui s’acharnait à recoudre ce que la folie des hommes s’attache tou­jours à déchir­er, savait aus­si don­ner la main à celui qui aime écouter « sans relâche / l’inaudible bat­te­ment dans les choses. » Action, d’une part , con­tem­pla­tion de l’autre, Lorand Gas­par est cet homme de ter­rain qui réus­sit à se tenir « ferme dans l’entrebaîllement des mots », fort de savoir que seul  le regard sauve.

Il est urgent de lire Lorand Gas­par ! Ses livres nous appren­nent à regarder : « Regarder. Respir­er. Avoir tout son temps pour accueil­lir ce qui vient. » Et dire oui au monde. À sa beauté, mal­gré tout : « Oui  — comme une lampe au soir -»

Alain Freixe

Entre­tien Lorand Gas­par – Alain Freixe

Alain Freixe: Si mars est devenu le mois  de la semaine du Print­emps des poètes, mars était aus­si le mois des grandes dionysies de la Grèce. J’aime à penser que de même que Dionysos — ce nomade — fai­sait retour pour trou­bler l’or­dre établi, de même vos deux livres, cher Lorand Gas­par, vien­nent heureuse­ment “tuer l’ai­sance”, selon les mots d’Hen­ri Michaux que vous citez : celle qui con­siste à faire de l’op­po­si­tion entre vivre et écrire un lieu com­mun jamais remis en ques­tion, à oppos­er sys­té­ma­tique­ment l’art et les sci­ences, à ne plus pos­er la ques­tion de la beauté… Com­ment  les voyez-vous jouer ensemble ?
Lorand Gas­par : Notre désir et notre capac­ité de com­pren­dre la “nature”, les “mon­des” qui nous entourent, dont nous faisons par­tie, com­pren­dre l’homme, la com­plex­ité prodigieuse de son cerveau con­stru­it par des mod­estes muta­tions suc­ces­sives depuis au moins deux mil­lions d’an­nées, si l’on pense devoir com­mencer notre car­rière avec l’Ho­mo habilis, le pre­mier “casseur” de silex (il ne s’ag­it pas des silex admirable­ment tail­lés de nos ancêtres de l’âge du Renne, qui sont les pre­miers de la lignée bap­tisée Homo sapi­ens, c’é­tait hier, il y a à peine 30.000 ans). Capac­ité sans lim­ites dans son ouver­ture, mais lim­itée par notre fini­tude, par la durée de cha­cun de nous comme par celle de l’hu­man­ité, de la planète, de notre sys­tème solaire. Spin­oza avait émis l’hy­pothèse de l’ex­is­tence d’une “pen­sée infinie”, par­mi une infinité d’autres attrib­uts, par nous ignorés, de la “sub­stance infin­i­ment infinie”. A l’é­tat de nos con­nais­sances actuelles, cette hypothèse n’a pas pu être confirmée…
Alain Freixe: Me suiv­riez-vous si je vous pro­po­sais de cette par­tie de la philoso­phie qu’on nomme depuis Aris­tote “méta­physique” l’ap­proche suiv­ante : étude de ces struc­tures sur lesquelles nous sommes sans pou­voir et qui pour­tant définis­sent nos pou­voirs, comme le temps par exem­ple. Me suiv­riez-vous tou­jours si je vous dis­ais qu’il y a dans votre oeu­vre la recherche d’une méta­physique de la lumière, la quête d’une “lueur” — le mot revient sou­vent sous votre plume — d’une “clarté”, celle qu’of­frirait enfin ouverte “une fenêtre dans l’in­sai­siss­able et l’impensable”?
Lorand Gas­par : Je suis plus proche du peu que nos con­nais­sons de l’en­seigne­ment de Socrate que de celui d’Aris­tote. Socrate savait que fon­da­men­tale­ment il ne savait rien. Pour ma mod­este part, en tant que sci­en­tifique, poète et philosophe à mes heures, je sais que fon­da­men­tale­ment toutes mes con­nais­sances sont rel­a­tives à mes sens  et à mon cerveau. Je pense, sans pré­ten­dre à en être cer­tain, que la Réal­ité est infin­i­ment infinie (comme dis­ait Spin­oza en par­lant de la Nature ou de Dieu-Nature pour moins cho­quer ses con­tem­po­rains) ; que dans cette Nature infinie les infor­ma­tions que mes cinq sens et la panoplie, il est vrai con­sid­érable, de nos instru­ments de détec­tion de toute sorte appor­tent comme infor­ma­tions à mon cerveau est  peu de chose com­paré à l’in­fi­ni. Non seule­ment peu, mais même con­cer­nant ce peu, je sais que je ne peux avoir aucune cer­ti­tude absolue. Cela ne nous empêche pas en tant qu’hu­mains d’en tir­er ample­ment  prof­it dans notre vie quo­ti­di­enne, même si nous avons ten­dance à oubli­er notre chère Planète où la vie a pu appa­raître et évoluer grâce à cer­taines con­di­tions pré­cis­es, con­di­tions que nous pou­vons, hélas, détru­ire par nos pol­lu­tions divers­es, mais cela c’est un autre prob­lème. Voilà une poignée de clarté, entre autres, que me pro­posent deux poignées de neu­rones (cela doit faire quand même autour d’une bonne dizaine de mil­liards de neu­rones) situés dans mon cerveau antérieur. Que me dis­ent encore ces neu­rones ? Qu’il faut appren­dre à être “infin­i­ment” ouvert, sou­ple et flu­ide, rester tou­jours con­scient de la com­plex­ité infinie du monde qui nous entoure de près et de loin, garder vivante aus­si longtemps que pos­si­ble son désir d’ex­plor­er plus loin ce qui nous est acces­si­ble de cet infi­ni, de tou­jours mieux com­pren­dre les choses du monde et nous mêmes, tout en sachant la rel­a­tiv­ité de notre com­préhen­sion finie. C’est cela ma “fenêtre” d’au­jour­d’hui. La poésie et tout art con­tribuent à me main­tenir dans cette ouverture.
Alain Freixe : Après Sol absolu, Corps cor­rosifs et autres textes (Poésie/Gallimard, 1986) et (Egée, Judée suivi d’ex­traits de Feuilles d’ob­ser­va­tion et La mai­son près de la mer (Poésie Gal­li­mard, 1993), Pat­mos et autres poèmes con­tin­ue à inter­roger l’élé­men­taire, “la force tran­quille d’être là des choses”, les pier­res quel­con­ques “si intens­es d’être là sur un chemin de hasard” et qui “nous éclairent”, “une feuille au som­met de l’été”, “un grand vent accou­plé à la mer”, “la présence sans mots de la rose”, l’ir­rup­tion d’un vol de mar­tinets…” le fes­tin joyeux” des choses naturelles quand elles s’of­frent à la rencontre…
Lorand Gas­par : Oui, dans tout ce que je ren­con­tre sur mon chemin je perçois tou­jours quelque chose de nou­veau, de plus, de dif­férem­ment éclairé par l’en­vi­ron­nement, par la mémoire de mon cerveau. Quelque chose qui me par­le tant que je reste ouvert, atten­tif, curieux, heureux de pou­voir accueil­lir une nou­velle con­nais­sance (aux deux sens de l’ex­pres­sion), de l’ex­plor­er, de l’in­ter­roger. Rien n’est inin­téres­sant tant qu’on garde les yeux de son cerveau ouverts. Certes, mais comme toute chose, toute ren­con­tre devi­en­nent plus intéres­santes en les appro­fondis­sant, il faut aus­si appren­dre à choisir. Il est vrai que si je trou­ve tout intéres­sant dans la Nature qui nous entoure et dont nous faisons par­tie, c’est l’homme qui m’in­téresse le plus. J’ai com­pris cela, quand je me suis vu émerg­er vivant des hor­reurs vues de près de la dernière guerre.
Alain Freixe : Si on devine tou­jours dans vos poèmes cette “joie” (…) sim­ple au bout du chemin obscur”, si elle est leur ligne de flot­tai­son, on sent aus­si dans votre oeu­vre comme une sourde mélan­col­ie, celle “d’un espoir insen­sé qu’un jour dans une phrase s’en­fle irrémé­di­a­ble­ment le chant — le silence qui ne repose sur rien”, écrivez-vous. Me per­me­t­trez-vous d’a­jouter sur rien que sur lui-même, comme “cette écri­t­ure ample” des mar­tinets sur le ciel. Mélan­col­ie de ne pou­voir pass­er la fron­tière, de rester de ce côté-ci du lan­gage où l’ar­tic­u­la­tion trahit tou­jours l’ef­fu­sion. Mélan­col­ie de ne pou­voir “faire enten­dre les sons / si justes et si amples” de la rumeur des eaux…
Lorand Gas­par : J’ac­cepte sans ambiguïté, l’ex­is­tence dans ma poésie de cette part de mélan­col­ie. La cause de cette tristesse m’ap­pa­raît plus claire­ment  aujour­d’hui. La poésie et d’autres arts con­tin­u­ent à m’ap­porter  au tour­nant d’un chemin des instants de ren­con­tres d’une clair­ière. Ces fenêtres de clarté  (qui peu­vent sur­gir aus­si bien de la souf­france) qui s’ou­vrent en moi-mêmes ou dans ce qui m’en­toure, cor­re­spon­dent depuis mon ado­les­cence à des intu­itions d’ap­partenir à une “réal­ité”  ou “nature” ouvertes.  Aujour­d’hui, sans en avoir la cer­ti­tude par­faite que sem­blait avoir don­né à Spin­oza sa “sci­ence intu­itive” je sais qu’il s’ag­it d’in­tu­itions d’un infi­ni auquel rien ne peut être extérieur.
Ce qui me guérit, je pense, peu à peu de ces moments de mélan­col­ie ne peut être que la com­préhen­sion grâce à l’ac­cès à ces struc­tures de mon cerveau antérieur (qui reçoivent toutes les infor­ma­tions cap­tés par mes sens et élaborées dans divers­es aires cor­ti­cales), c’est que la seule cer­ti­tude qu’une intel­li­gence humaine finie puisse avoir c’est que toute cer­ti­tude est vaine.
Alain Freixe : : Sourde mélan­col­ie, dis­ais-je — nulle tristesse, bien sûr — parce que vous énon­cez tou­jours très claire­ment le sur­gisse­ment d’un impos­si­ble. Tou­jours un tor­rent sur­git et “les eaux empor­tent / les mots que je cherche”- écrivez-vous. Et vos poèmes font voir et le geste pour saisir l’in­sai­siss­able et le retrait de ce même geste. Mais se reti­rant, les eaux lais­sent en allu­vions heureuses “l’ardeur d’aller / encore et tou­jours plus loin dans l’ou­vert”. Si on ne peut clô­tur­er la poésie, s’il nous faut à chaque fois “rap­pren­dre à par­ler”, qu’au­rons-nous eu, cher Lorand Gas­par, en fin de compte ?
Lorand Gas­par : La capac­ité chaque jour accrue d’ac­cepter (qui est le con­traire de se résign­er) , d’aller aus­si loin que le per­met notre “intel­ligere”, dans la con­nais­sance même rel­a­tive de la vie, de l’homme, des lois de la nature sur terre (s’il y a bien des lois immuables) et l’ap­ti­tude de nous adapter de s’adapter active­ment dans les lim­ites de notre biolo­gie et de notre intel­li­gence humaine. Nous avons tout ce qu’il faut dans notre cerveau pour vivre le plus pos­si­ble dans la clarté, pour essay­er de com­pren­dre l’autre et nous ouvrir à lui s’il renonce à son pro­pre enfer­me­ment dans toutes sortes de con­vic­tions, de valeurs , de con­nais­sances dog­ma­tiques, qui peu­vent être aus­si bien sci­en­tifiques, philosophiques, poli­tiques, religieuses, etc…
Alain Freixe : Michel Butor défendait ici-même — c’é­tait en févri­er dernier — l’idée d’une “util­ité de la poésie “. Le suiv­riez-vous sur cette voie ? Et dans quelles conditions ?
Lorand Gas­par : Il y a des choses dont je sais, à l’é­tat actuel de nos con­nais­sances qu’elles sont ou seraient utiles à tous les humains, met­tons le respect de nos instincts de vie et de survie. Je pense aus­si — tou­jours à l’é­tat actuel de nos con­nais­sances — qu’il serait extrême­ment utile à tous les humains d’ap­pren­dre à mieux con­naître le fonc­tion­nement du cerveau humain en général et du sien pro­pre en par­ti­c­uli­er. Spin­oza avait rai­son en pen­sant que la plu­part de nos mis­ères venaient de ce qu’on appelait au XVI­Ie siè­cle nos “pas­sions” et qu’au­jour­d’hui j’ap­pellerai une mécon­nais­sance, un manque d’in­térêt  pour la con­nais­sance que nous pou­vons avoir de l’homme, du fonc­tion­nement du cerveau humain en général et de notre pro­pre cerveau en par­ti­c­uli­er. Je pense que toute cul­ture ouverte est bonne et utile. Nos mal­adies graves mis­es à part, l’im­mense majorité de nos mis­ères indi­vidu­elles, interindi­vidu­elles, sociales, intereth­niques, sans par­ler des croy­ances religieuses ou autres fer­mées à triple tour, sem­blent bien liées  à des dys­fonc­tion­nements au niveau de nos struc­tures cérébrales.
Tout ce qui nous aide à mieux nous con­naître, à mieux nous com­pren­dre, à mieux com­pren­dre les autres, la nature qui nous entoure (rel­a­tive­ment, bien enten­du, à nos sens et cerveau), bref, tout ce qui nous per­met de mieux vivre, nous est utile. Même la souf­france. Je dirai, par exem­ple, qu’ap­pren­dre à se nour­rir intel­ligem­ment (chose raris­sime), serait utile à tout être humain. Ce n’est pas le cas de la poésie, ni d’au­cun des arts. Néan­moins je sais que indépen­dam­ment  des con­tacts enrichissants que cer­tains lecteurs m’ont apporté, l’écri­t­ure poé­tique m’a beau­coup appris sur moi-même, mes prob­lèmes, mes difficultés.
Mais la sagesse, la con­nais­sance du fonc­tion­nement de son cerveau, seraient plus utiles encore à tous. Pour­tant très très peu de gens éprou­vent le désir de mieux se con­naître, de com­pren­dre com­ment ils “fonc­tion­nent”, com­ment nous pou­vons accéder à une intel­li­gence plus sou­ple, plus flu­ide, plus nuancée, plus rel­a­tiviste, plus ouverte.
Mais la poésie “qui nous par­le” est un plaisir, une joie. (Spin­oza dit dans son Ethique : “La joie est le pas­sage de l’homme d’une moin­dre à une plus grande perfection.” 
Alain Freixe : Com­ment dès lors pren­dre soin de la poésie ? La lire certes, partager cette parole qui se risque, com­ment cela est-il pos­si­ble ? qu’est-ce que lire, selon vous, et tout par­ti­c­ulière­ment de la poésie ? Qu’at­ten­dez-vous de votre lecteur ?
Lorand Gas­par : Je com­mence par la dernière ques­tion, en pen­sant que ma réponse peut  s’é­ten­dre, éclair­er les trois autres.…
J’es­saie d’ac­cepter les autres tels qu’ils sont. Bien sûr, s’ils souf­frent et vien­nent deman­der con­seil au médecin que je reste au fond de moi-même, autant que poète, je leur livr­erai les quelques con­nais­sances que j’ai et que je con­tin­ue à dévelop­per, à élargir selon mes moyens.
J’ig­nore s’il existe une poésie uni­verselle. Il me sem­ble que la plu­part des artistes expri­ment leur pro­pre struc­tura­tion, plus ou moins com­posée, com­plexe de “per­son­nal­ité”, leur “expéri­ence de vivant”, leur “cul­ture”, voire leur pro­pre psychopathologie.
Je pense que toute poésie née d’une expéri­ence de vie trou­ve un jour  ses lecteurs.
 

Lorand Gas­par, Entre­tien du jour au lende­main, 1993. 

 

Ce sec­ond entre­tien que  Lorand Gaspé avait accordé à Alain Freixe est paru en 2006 dans la revue Frich­es.

Entre­tien Alain Freixe – Lorand Gas­par ou l’art de semer des ques­tions — 2006

Alain Freixe : J’irais pour com­mencer, si vous le per­me­t­tez, cher Lorand Gas­par, au plus sim­ple, même si je sais qu’on a dû sou­vent vous pos­er cette ques­tion : com­ment êtes-vous arrivé à con­cili­er votre pra­tique de chirurgien et les exi­gences de l’écriture poé­tique ? Com­ment voyez-vous plus générale­ment les rela­tions qu’entretiennent ou devraient entretenir sci­ence et poésie ? Pensez-vous comme Saint-John Perse qu’il faille « tenir l’instrument poé­tique pour aus­si légitime que l’instrument logique » (allo­cu­tion au ban­quet Nobel, 10 décem­bre 1960) ?
Lorand Gas­par : Depuis l’âge de 12–13 ans je savais intime­ment et le dis­ais claire­ment à mon père que je désir­ais men­er par­al­lèle­ment une activ­ité dans les domaines sci­en­tifique et littéraire.
L’écriture, dès cette époque, m’apparaissait (en ce qui me con­cer­nait), être une activ­ité qui m’aidait à vivre, à mieux me con­naître, à m’équilibrer. Mon intérêt pour les sci­ences (cen­tré sur les sci­ences naturelles et la physique et depuis 7 ans tout par­ti­c­ulière­ment sur ce que  peu­vent nous appren­dre nos con­nais­sances actuelles de notre cerveau con­cer­nant notre développe­ment per­son­nel et la vie avec les autres), me sem­blait être tout aus­si fon­da­men­tal et je ne com­pre­nais guère pour quelle rai­son la plu­part des adultes autour de moi y voy­aient une con­tra­dic­tion. De longues années plus tard, engagé dans l’étude des neu­ro­sciences et par­tic­i­pant mod­este­ment au sein d’une équipe à la recherche et à la mise au point d’une nou­velle approche de notre psy­cholo­gie grâce à nos con­nais­sances actuelles du cerveau humain et de son fonc­tion­nement que je peux con­stater que la créa­tiv­ité dans les domaines que nous appelons artis­tiques et sci­en­tifiques, se déroule dans la même struc­ture cérébrale, que nous appelons le « préfrontal ». Le grand neu­ro­sci­en­tifique améri­cain d’origine russe Elkhonon Gold­berg (élève, à Moscou, d’un des fon­da­teurs des approches neu­ro­sci­en­tifiques de notre psy­cholo­gie, Alexan­dr Romanovich Luria) a pub­lié en 2001 un livre dont le titre est « The exec­u­tive brain » et le sous titre « Frontal Lobes and the Civ­i­lized Mind ». Bref, je crois pou­voir aller aujourd’hui aux sources biologiques de la déc­la­ra­tion de Saint John Perse, autorisé par les con­nais­sances que nous avons aujourd’hui de notre cerveau, pour dire que les créa­tiv­ités artis­tique et sci­en­tifique pren­nent leur source dans le fonc­tion­nement des mêmes struc­tures cérébrales.
Alain Freixe : Tous vos livres sont des livres d’expérience, donc de voy­ages, de tra­ver­sées risquées que ce soit à pro­pos du désert ou de la mer avec ses îles – Pass­er y est tou­jours dif­fi­cile ! – ou de la mort affron­tée au plus près dans les hôpi­taux… ou de l’amour. Le monde cela se tra­verse. On y côtoie les ténèbres, on y frôle le dés­espoir. Pour­tant tou­jours revient « cette chose que le matin déplie », cette part de la lumière que rien ne saurait ni ternir, ni effac­er. Faire pass­er cela, source de toute joie, est-ce là la tâche du poète ?
Lorand Gas­par : Oui, le monde, notre petit monde sur cette planète minus­cule j’aime m’y déplac­er, décou­vrir des paysages, des sociétés, des cul­tures dif­férentes   Oui, cette vie en général — issue de la matière dont nous savons qu’elle n’est pas « inerte » comme on le croy­ait naguère — celle des êtres uni­cel­lu­laires aus­si bien que celle des corps-cerveaux sin­guliers com­plex­es de l’homo sapi­ens sapi­ens – me pas­sionne, mais le chemin que je pense avoir par­cou­ru et con­tin­ue encore à par­courir (tant que me le per­me­t­tront les lois éter­nelles de la Nature, comme dirait Spin­oza), n’est pas seule­ment celui de la nature sans bornes con­nues et des cul­tures de notre globe, mais aus­si celui de l’expérience de l’individu humain sin­guli­er (à ne pas con­fon­dre « indi­vid­u­al­isme » et « indi­vid­u­al­ité ») que je crois être, mais aus­si celui de la réflex­ion et de nos con­nais­sances humaines rel­a­tives, biens sûr, à nos sens  et à nos cerveaux..
J’ajoute que ce chem­ine­ment s’accompagne pour moi de la recherche d’une meilleure con­nais­sance de moi-même et d’un tra­vail de développe­ment per­son­nel  en vue d’une plus grande ouver­ture d’esprit, d’une flu­id­ité, d’une sou­p­lesse faites d’une capac­ité d’adaptation à ce que je ne peux pas chang­er, d’une per­cep­tion de la com­plex­ité et des nuances infinies de ce que je peux approcher, percevoir de la nature infinie ; la per­cep­tion du fait que ma con­nais­sance de la  Réal­ité  restera tou­jours rel­a­tive à mes sens et à mon  cerveau ;  d’un désir de dis­tinguer les caus­es des effets et de les com­pren­dre, de l’ambition d’assumer le fait d’être seul face à mon pro­pre des­tin, même s’il est lié biologique­ment et soci­ologique­ment à celui de de ma famille, de mes amis, de mon pays, de ma cul­ture, de l’Europe… et de l’humanité  sur la terre.…..
La poésie, telle qu’elle s’est déployée dans mon expéri­ence : une sorte d’écoute en moi, dans ma vie, dans mes ren­con­tres de ce qui échappe aux inves­ti­ga­tions de ma rai­son, de ce qui la débor­de…. Y entrent pour­tant aus­si mes con­nais­sances, mes ren­con­tres, mon tra­vail, mon expéri­ence de la vie.
Alain Freixe : Cette ren­con­tre, il vous est arrivé quelque fois de chercher à la ren­dre au moyen de pho­togra­phies. En témoignent plusieurs livres. Dans le dernier Mou­ve­men­té de mots et de couleurs, pub­lié par Le temps qu’il fait, en 2003, c’est James Sacré qui les accom­pa­gne de ses mots. Qu’attend un poète telque vous de l’acte photographique ?
Lorand Gas­par : Je  conçois la pho­togra­phie comme une autre façon d’approcher ce que je cherche à exprimer en poésie. Dans un « paysage » que perçoit mon œil cerveau, l’œil du poète-pho­tographe perçoit un mou­ve­ment, une lumière, une con­struc­tion instan­ta­née que je cherche à capter sur un sup­port, dont je pro­pose un « tirage » qui me par­le à la manière d’un poème… Par­lera-t-elle à d’autres ? C’est la même ques­tion que l’on se pose, que je me pose, en tout cas à pro­pos  d’un poème que je viens d’écrire… Pro­posera-t-elle à d’autres une ouver­ture ? Une occa­sion de se pos­er des ques­tions ? De mieux s’explorer, de se con­naître, d’aller à la recherche de…
Alain Freixe : Pour­suiv­ons si vous le voulez bien sur ce thème. « La pho­to voudrait quoi garder ? Elle n’est qu’un sou­venir, sans doute qu’on fini­ra par l’oublier. » écrit James Sacré. Que voudrait donc garder la pho­togra­phie ? Que peut-elle garder ? Qu’est-ce qui se perd en elle ?
Lorand Gas­par : A mon sens, dans ma façon de « voir », de « com­pren­dre »,  l’image, la vision que pro­pose ma pho­to, ne veut surtout rien « garder », seule­ment pro­pos­er un sen­ti­ment de décou­verte, d’approfondissement soudain, de per­cep­tion de ce que j’appelle ouver­ture, de clarté qu’on pour­rait dire intuitive.
Alain Freixe : Est-ce la même chose que ce qui se perd dans le poème ? Poème du côté des ves­tiges, des traces voire même des traces de traces puisqu’en effet vous con­fiez à Madeleine Renouard dans l’entretien que vous lui avez accordé pour le beau numéro de la revue Europe d’octobre 2005 l’importance que revêt pour vous, dans le procès de l’écriture, les notes pris­es à la dia­ble sur des car­nets. À quelle occa­sion les revis­itez-vous ? Quand décidez-vous d’entrer dans cette resserre des car­nets, feuilles volantes, bouts de papi­er…? Qu’est-ce qui vous y pousse ?
Lorand Gas­par : Oui, poème du côté des ves­tiges, des  traces et des traces des traces, comme vous le sug­gérez si bien.  Pré­cieuses sont pour moi ces notes pris­es, un peu comme des pho­tos instan­ta­nées, pris­es sur le vif… Dans la pho­to instan­ta­née, sou­vent, il y a quelque chose comme une note. Et cela devient une pho­to que je peux pro­pos­er à la vision des autres, de quelques autres, quand j’ai eu la chance de touch­er juste (juste par rap­port à ma sin­gu­lar­ité et non pas, au grand jamais, dans « l’absolu » ; juste de mon point de vue sin­guli­er, plus ou moins partageable).
Alain Freixe : Com­ment passez-vous des notes au poème ? Com­ment l’ordre s’impose-t-il au désor­dre ini­tial ? Com­ment la forme arrive-t-elle ? Arrive-t-elle toute prête ou évolue-t-elle au fur et à mesure de l’avancée du poème ? Com­ment finit-elle par s’imposer ?
Lorand Gas­par : Com­ment je passe des notes au poèmes ? Un peu de la même façon qu’un grain qui con­tient les infor­ma­tions sur la struc­ture, la biolo­gie intime d’une plante se met à pouss­er quand les cir­con­stances devi­en­nent prop­ices à son déploiement…. Je note que pour moi les notes, même jetées à la hâte sur un bout de papi­er ne représen­tent pas un désor­dre, mais des points d’appui, les graines d’un futur poème (par­fois d’une pen­sée), qui béné­ficiera ou pas des con­di­tions néces­saires à son déploiement.
Alain Freixe : Dans les entre­tiens que j’ai eu l’occasion de men­er dans cette revue avec Yves Bon­nefoy, Michel Butor, Marc Alyn, Jean-Vin­cent Ver­don­net ou Salah Stétié, j’ai pris pour habi­tude d’en ter­min­er avec des ques­tions tour­nant autour des mêmes préoc­cu­pa­tions. La pre­mière con­cerne l’appréciation que vous por­teriez sur la poésie française de ce temps, sa sit­u­a­tion générale dans le champ lit­téraire, ses débats, ses modes de dif­fu­sion… La sec­onde, la manière dont vous envis­agez les lec­tures publiques au cours desquelles un poète se risque dans sa parole et enfin l’idée que vous vous faites des inter­ven­tions des poètes dans les étab­lisse­ments sco­laires et, plus générale­ment, des rap­ports entre la poésie et l’école.

Lorand Gas­par : La poésie française con­tem­po­raine me sem­ble bien vivante, autant qu’il me soit per­mis d’en avoir une opin­ion d’après les textes que je con­nais des poètes de ma généra­tion et de celle qui la suit. J’avoue  trop peu con­naître la pro­duc­tion de ceux qui ont 25–30 ans aujourd’hui pour en for­mer une opinion.

Quant  aux lec­tures publiques, je les trou­ve intéres­santes quand c’est le poète lui-même qui lit sa poésie….

Enfin, j’ai per­son­nelle­ment une expéri­ence très encour­ageante con­cer­nant mes pro­pres lec­tures en milieu sco­laire. J’ai eu même l’occasion de com­mu­ni­quer, établir un dia­logue  autour de la poésie dans les deux pre­mières class­es pri­maires… J’ai égale­ment ren­con­tré avec plaisir des col­légiens, des lycéens et des étudiants.

Alain Freixe : Y a‑t-il chez vous la nos­tal­gie d’un lan­gage des choses. Mieux peut-être  d’une écri­t­ure . Ain­si des mar­tinets « ces traits qui volent » vous dites qu’il sont une « écri­t­ure ample, d’un seul trait qui démon­tre sa source et son élan ». Ailleurs, vous par­lez d’une « pen­sée lis­i­ble un instant sans mot et sans trace » qui serait comme écrite dans le monde…
« Ecrire pour dis­siper l’écrit », avez-vous écrit, n’est-ce pas vis­er un chant si pur qu’il serait pur silence ?

Éton­nants Voyageurs 1992. Café littéraire 
avec : Jean-Pierre CAGNAT, Tony CARTANO, 
Lorand GASPAR, John Saul, Alain Thomas.

Lorand Gas­par : Pour moi, biol­o­giste et intéressé depuis mon ado­les­cence à la physique et à toutes les sci­ences de la nature, il est clair qu’il y a dans la com­po­si­tion de la matière et bien plus dans celle d’une cel­lule vivante sans par­ler des organ­ismes vivants  – au niveau cel­lu­laire, au niveau des tis­sus, de la fibre mus­cu­laire aux  struc­tures neu­ronales -, des « lan­gages », dans la mesure où il y a « com­mu­ni­ca­tion entre cel­lules, tis­sus, organes… J’ai pas mal réfléchi sci­en­tifique­ment comme poé­tique­ment sur ce sujet dans un livre comme Approche de la Parole, réédité par Gal­li­mard en 2004, cou­plé avec une réédi­tion d’Appentissage, pub­lié aupar­a­vant par Deyrolle.
L’écrit demande à être sans cesse dépassé. Je reviens tou­jours au même mou­ve­ment extérieur et intérieur : s’ouvrir. Rester ouvert à l’inconnu, explor­er active­ment, aller, faire, accueil­lir, cueil­lir, par­ticiper, aider quand on peut, le peu qu’on peut……

 

Présentation de l’auteur

Lorand Gaspar

Loránd Gáspár, né à Târ­gu Mureș en Tran­syl­vanie ori­en­tale le 28 févri­er 1925 et mort le 9 octo­bre 2019, est un poète, médecin, his­to­rien, pho­tographe et tra­duc­teur français d’origine hongroise.

Poèmes choi­sis

Autres lec­tures

Deux entretiens avec Lorand gaspar

Ce pre­mier entre­tien fut accordé par Lorand Gas­par à Alain Freixe. Il est paru dans l’Hu­man­ité du 2 décem­bre 2004.    Lorand Gas­par, « un immense désir de lumière partageable » […]

Gaspar (Lorand)

Décou­vert dans une antholo­gie de poésie, alors que j’étais étu­di­ante, puis appro­fon­di dans ses recueils de poèmes Égée Judée et Sol absolu, Car­nets de Jérusalem, Feuilles d’observation, Pat­mos et autres poèmes et Arabie […]

Patmos au temps du Covid 19

médi­ta­tion sur la per­cep­tion de la cat­a­stro­phe,  en lisant l’œu­vre de Lorand Gas­par Print­emps 2020 – Les mar­tinets rasent le bal­con où s’épanche le par­fum des vio­lettes. Le ciel d’un bleu pur […]

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Alain Freixe

Alain Freixe né le 3 décem­bre 1946, en ter­res cata­lanes. Vit à Nice. Aime à musarder entre philoso­phie et poésie. Retraité de l’Education Nationale comme pro­fesseur de Let­tres. Con­seiller Poésie du Recteur de l’Académie de Nice d’abord à l’Action Cul­turelle puis à la Délé­ga­tion Académique des Arts et de la cul­ture (DAAC) entre 1990/91 et 2008. A ani­mé l’Association Podio, pour la défense et l’illustration de la poésie à Grasse entre 1996 et 2016 et les comités de pilotage de deux man­i­fes­ta­tions poé­tiques La poésie a un vis­age (1999–2010) et La poésie des deux rives (2004 – 20014) A créée en 2007 et ani­me depuis une struc­ture édi­to­ri­ale dédiée au Livre d’artiste, sin­guli­er ou de dia­logue… Les Cahiers du Museur. Chronique la poésie au jour­nal L’Humanité ain­si que dans divers­es revues de poésie (Frich­es, Europe, Phoenix…) Vice-Prési­dent de l’As­so­ci­a­tion des Amis de l’Amouri­er. Vice-prési­dent du Cen­tre Joë Bous­quet et son temps, Mai­son des mémoires, Car­cas­sonne. Mem­bre du comité de la revue Frich­es. Est présent sur Inter­net prin­ci­pale­ment sur son blog : lapoesieetsesentours.blogspirit.com et sur les sites amourier.com ; bribes-en-ligne ; remue.net ; terredefemmes.blogs.com ; Terre à ciel ; le site de Claude Ber ; Recours au poème… Pho­to de Marc Lopolla
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