Maria Mailat, Entre les arbres, quelques images & sentiments

Par |2025-09-06T07:26:20+02:00 6 septembre 2025|Catégories : Maria Mailat, Poèmes|

Encour­age­ment

Un arbre chante dans ses branches,
une ombre tra­verse la poussière,

lève la tête, lève-la vers les cimes qui accueillent
la sérénité lavée dans les larmes des nuages.

Le poème — auge, goutte après goutte, recueille
le silence des morts assoif­fés de tes souvenirs.

Les anges te lais­sent leurs ailes qui font corps
avec l’inépuisable pau­vreté de tes espoirs.

En marge d’une bibliothèque 

Imag­ine le geste du bûcheron avec sa hache
quand la langue saigne sur la page blanche.

Ferme les yeux et vois tomber le micocoulier,
le cèdre du Liban, le sapin, l’amandier.

                                                            - Et mon arbre ?

Privé d’un nom don­né par les poètes,
c’est un arbre à moitié brûlé.

Ses fruits rabougris rap­pel­lent mes manuscrits
avec les ratures qui les ren­dent indéchiffrables.

L’encre se lit dans l’écorce de mon arbre.
La mousse, le lierre et les ronces aussi.

Il n’y pas un seul jour où je peux dire sans faillir
que j’arrête d’écrire.

Je con­tin­ue à grat­ter les mots nichés
sous ma peau illettrée.

En rêve

Je pense à toi, mon arbre debout
accroché à l’air entre terre et ciel,
à tes racines plongées dans les miennes,
celles que je porte en exil.

En rêve, je touche ton tronc et lui parle.
Ton silence me répond.

                                                     Egal à lui-même
                                                     l’arbre n’a besoin d’encouragements.

                                                     Une pluie d’été lui suffit.

Amour confiné

Amour en exil que je mater­ne depuis tant d’années, d’où vient la voix 
qui me demande de te laiss­er tomber, te per­dre dans les anciens contes 
de fées? Et de noir­cir tes sourires, les effac­er dans mes nuits blanches ? 
Devrais-je t’abandonner comme si mon cœur était le moyen de transport 
d’un sen­ti­ment dou­teux coincé entre le ravisse­ment des étoiles filantes 
et les larmes noyées dans la boue ?

Amour-fardeau, tu peux encore jouer, me piéger, me faire tourn­er en 
rond entre les espèces en voie de dis­pari­tion. Même si l’oubli te séduit, 
tu te rap­pelles les petites et les grandes guer­res tra­ver­sées dans la 
cav­ernes des passions.

Désor­mais, tu n’occupes plus qu’une minus­cule salle d’attente ou, 
plutôt, une sorte de ruine isolée en haut d’un rocher où les crocs de la 
soli­tude nous tien­nent cap­tifs dans la gueule du temps qui n’aime
personne.

Let­tre à Ossip

Et sur le seuil du silence,
au milieu de l’amnésie de la nature
Ossip Mandelstam

 

La rai­son a per­du le jeu mil­lé­naire con­tre la belle promise des foules, la 
dérai­son vénérée avec sa progéni­ture, l’ignorance gavée de peur qui 
pèse lourd sur la bal­ance de la vérité.

La poésie fut expul­sée de la cité de Pla­ton et la pierre philosophale s’est
noyée dans les flots des cauchemars, dans la bave des généra­tions de 
têtards armés comme un jour nor­mal d’apocalypse.

Sous le poids des têtes blessées, déchi­quetées, tré­panées, la Terre 
entière s’aplatie, elle n’est plus ronde, parait-il, et le ciel se rem­plit de 
débris, d’odeur de cadavres brulés, de som­bres fumisteries.

Mais la poésie pro­tège ses mots emportés sur un radeau de fortune, 
guidée par l’étoile de la mélan­col­ie, elle survit grâce à l’exil, tiraillée 
jour et nuit, entre l’impossibilité de se taire et l’impossibilité de dire. 
Son cœur bat au rythme de cette con­tra­dic­tion nom­mée aporie.

Sa beauté scin­tille sur une mer agitée quand les poèmes sub­mergés de 
dés­espoir lui posent une seule ques­tion qu’elle n’ose répéter qu’en
chu­chotant: quel chant, quel silence faudrait-il inven­ter pour que les 
hommes cessent de s’entretuer ?
 

Abda sur les traces de Mik­los Radnoti

Sur la route, des poèmes – boucliers, mur­murés par cœur, garde-fous 
pour éviter l’abîme qui m’attend dans la pusz­ta: armée de quel courage, 
je voy­age en Hon­grie entre Budapest et Abda ?

L’amertume alour­dit les paupières des voyageurs qui se tien­nent debout 
dans le couloir étroit d’un train fan­tôme. Je guette la gare d’Abda, lieu 
banal d’une descente aux enfers.

En hébreu, le mot Abda sig­ni­fie servi­teur du Dieu, nom pro­pre scellé 
dans les généalo­gies bibliques trans­mis­es par Néhémie : Mattha­nia, fils 
de Michée, fils de Zab­di, fils d’Asaph, et Bak­bukia, le sec­ond par­mi ses 
frères, et  Abda, fils de Scham­mua, fils de Galal, fils de Jeduthun
.

Et Mik­los Rad­noti, frère d’un jumeau mort pen­dant l’accouchement,
fils d’Ilona Grosz, elle aus­si morte pen­dant l’accouchement.

Mik­los, fils de Jakob Glat­ter, juif de Tran­syl­vanie, con­ver­ti au 
chris­tian­isme à Budapest, cap­tif dans un camp de la mort en Hongrie.

Poète sans paupières, il marche neuf cents kilo­mètres, marche forcée, 
pieds nus, en hiver.

Mik­los, une balle dans la nuque, un filet de sang der­rière l’oreille gauche 
et le poème prostré dans ses yeux grands ouverts.

Rad­noti, enter­ré sans nom dans le marécage de la riv­ière, immaculé 
vis­age encore vivant sous la terre gelée du charnier.

Mik­los Rad­noti, tra­duc­teur de Vir­gile et Dante, poly­glotte cher­chant à 
sauver jusqu’au dernier souf­fle l’amour d’une langue éblouissante.

Et quel dieu souter­rain pro­tégea son car­net de poèmes manuscrits 
enseveli et retrou­vé par­mi les squelettes du charnier d’Abda ?

Présentation de l’auteur

Maria Mailat

Maria Mailat, née le à Târ­gu Mureș en Roumanie, est une écrivaine française d’o­rig­ine roumaine. Elle écrit et pub­lie de la prose, de la poésie, des essais et des tra­duc­tions de poésie du hon­grois vers le français.

Bibliographie 

Romans

  • Sainte Per­pé­tu­ité, ed. Jul­liard, 1998
  • La grâce de l’en­ne­mi, ed. Fayard, 1999
  • Quitte-moi, ed. Fayard,
  • La cuisse de Kaf­ka, ed. Fayard.
  • S’il est défendu de pleur­er, 198 p., Édi­teur Robert Laf­font, 1988, (ISBN 222105430X) ; (ISBN 978–2221054307)
    • Wenn es ver­boten ist zu weinen (Ver­sion traduite en alle­mand) Ver­lag: Volk und Welt, 1991
    • Le roman est traduit et pub­lié en Suède.

Poèmes

  • KLOTHO (pre­mi­ul Voron­ca), Ed. Jacques Bremond
  • Cailles en sar­cophage (Prix du Val de Seine), Ed. Editinter
  • Graines d’Antigone, ed. Editinter
  • Trans-syl­­va­­nia, Ed. Signum
  • Abri/Redos, poèmes traduits en cata­lan par Anna-Maria Core­dor, Ed. Tri­pod (Barcelona)
  • Con­statin Brân­cuși — une auto­bi­ogra­phie, poème en prose traduit en espag­nol par Natalia La Valle, édi­tion bilingue, Ed. Transignum
  • Brân­cusi ad aeter­ni­tas, poème en prose traduit en roumain par Car­men Vlad, édi­tion bilingue, Ed. Transignum
  • Paroles de Vol­can (Vol­cano Talk), poèmes traduits en anglais par Patrick Williams, édi­tion bilingue, Ed. Transignum

Essais et théâtre

  • Silences de Bour­gogne, ed. de l’Ar­mançon (Bourse de lit­téra­ture chez Jules Roy à Véze­lay (Bour­gogne))
  • Wal­ter Ben­jamin et Bertold Brecht, ren­con­tre à Port Bou, pièce de théâtre bilingue, traduite en cata­lan par Anna-Maria Core­dor, Ed. Reremús.
  • Paul Celan ren­con­tre Wal­ter Ben­jamin, essai, post­face à l’édi­tion espag­nole des poèmes de Paul Celan traduits par le poète Anto­nio Pous, Ed. Reremús (Spania)

Nouvelles

  • Intrare liberă, București: Cartea Românească, 1985.
  • Avant de mourir en paix, ed. Fayard, 2000.

Traductions

  • Ago­ta Kristof, Clous: Poèmes hon­grois et français, Carouge, Switzer­land. Edi­tions Zoé. 2016. 200 pages. (poèmes d’Ago­ta Kristof traduits du hon­grois au français par Maria Mailat)

Autres lec­tures

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