Encouragement
Un arbre chante dans ses branches,
une ombre traverse la poussière,
lève la tête, lève-la vers les cimes qui accueillent
la sérénité lavée dans les larmes des nuages.
Le poème — auge, goutte après goutte, recueille
le silence des morts assoiffés de tes souvenirs.
Les anges te laissent leurs ailes qui font corps
avec l’inépuisable pauvreté de tes espoirs.
En marge d’une bibliothèque
Imagine le geste du bûcheron avec sa hache
quand la langue saigne sur la page blanche.
Ferme les yeux et vois tomber le micocoulier,
le cèdre du Liban, le sapin, l’amandier.
Privé d’un nom donné par les poètes,
c’est un arbre à moitié brûlé.
Ses fruits rabougris rappellent mes manuscrits
avec les ratures qui les rendent indéchiffrables.
L’encre se lit dans l’écorce de mon arbre.
La mousse, le lierre et les ronces aussi.
Il n’y pas un seul jour où je peux dire sans faillir
que j’arrête d’écrire.
Je continue à gratter les mots nichés
sous ma peau illettrée.
En rêve
Je pense à toi, mon arbre debout
accroché à l’air entre terre et ciel,
à tes racines plongées dans les miennes,
celles que je porte en exil.
En rêve, je touche ton tronc et lui parle.
Ton silence me répond.
Egal à lui-même
l’arbre n’a besoin d’encouragements.
Une pluie d’été lui suffit.
Amour confiné
Amour en exil que je materne depuis tant d’années, d’où vient la voix
qui me demande de te laisser tomber, te perdre dans les anciens contes
de fées? Et de noircir tes sourires, les effacer dans mes nuits blanches ?
Devrais-je t’abandonner comme si mon cœur était le moyen de transport
d’un sentiment douteux coincé entre le ravissement des étoiles filantes
et les larmes noyées dans la boue ?
Amour-fardeau, tu peux encore jouer, me piéger, me faire tourner en
rond entre les espèces en voie de disparition. Même si l’oubli te séduit,
tu te rappelles les petites et les grandes guerres traversées dans la
cavernes des passions.
Désormais, tu n’occupes plus qu’une minuscule salle d’attente ou,
plutôt, une sorte de ruine isolée en haut d’un rocher où les crocs de la
solitude nous tiennent captifs dans la gueule du temps qui n’aime
personne.
Lettre à Ossip
Et sur le seuil du silence,
au milieu de l’amnésie de la nature
Ossip Mandelstam
La raison a perdu le jeu millénaire contre la belle promise des foules, la
déraison vénérée avec sa progéniture, l’ignorance gavée de peur qui
pèse lourd sur la balance de la vérité.
La poésie fut expulsée de la cité de Platon et la pierre philosophale s’est
noyée dans les flots des cauchemars, dans la bave des générations de
têtards armés comme un jour normal d’apocalypse.
Sous le poids des têtes blessées, déchiquetées, trépanées, la Terre
entière s’aplatie, elle n’est plus ronde, parait-il, et le ciel se remplit de
débris, d’odeur de cadavres brulés, de sombres fumisteries.
Mais la poésie protège ses mots emportés sur un radeau de fortune,
guidée par l’étoile de la mélancolie, elle survit grâce à l’exil, tiraillée
jour et nuit, entre l’impossibilité de se taire et l’impossibilité de dire.
Son cœur bat au rythme de cette contradiction nommée aporie.
Sa beauté scintille sur une mer agitée quand les poèmes submergés de
désespoir lui posent une seule question qu’elle n’ose répéter qu’en
chuchotant: quel chant, quel silence faudrait-il inventer pour que les
hommes cessent de s’entretuer ?
Abda sur les traces de Miklos Radnoti
Sur la route, des poèmes – boucliers, murmurés par cœur, garde-fous
pour éviter l’abîme qui m’attend dans la puszta: armée de quel courage,
je voyage en Hongrie entre Budapest et Abda ?
L’amertume alourdit les paupières des voyageurs qui se tiennent debout
dans le couloir étroit d’un train fantôme. Je guette la gare d’Abda, lieu
banal d’une descente aux enfers.
En hébreu, le mot Abda signifie serviteur du Dieu, nom propre scellé
dans les généalogies bibliques transmises par Néhémie : Matthania, fils
de Michée, fils de Zabdi, fils d’Asaph, et Bakbukia, le second parmi ses
frères, et Abda, fils de Schammua, fils de Galal, fils de Jeduthun.
Et Miklos Radnoti, frère d’un jumeau mort pendant l’accouchement,
fils d’Ilona Grosz, elle aussi morte pendant l’accouchement.
Miklos, fils de Jakob Glatter, juif de Transylvanie, converti au
christianisme à Budapest, captif dans un camp de la mort en Hongrie.
Poète sans paupières, il marche neuf cents kilomètres, marche forcée,
pieds nus, en hiver.
Miklos, une balle dans la nuque, un filet de sang derrière l’oreille gauche
et le poème prostré dans ses yeux grands ouverts.
Radnoti, enterré sans nom dans le marécage de la rivière, immaculé
visage encore vivant sous la terre gelée du charnier.
Miklos Radnoti, traducteur de Virgile et Dante, polyglotte cherchant à
sauver jusqu’au dernier souffle l’amour d’une langue éblouissante.
Et quel dieu souterrain protégea son carnet de poèmes manuscrits
enseveli et retrouvé parmi les squelettes du charnier d’Abda ?