Marie Cos­nay, Eléphantesque

 

Eléphantesque entre­prise que de chercher à apur­er la dette de l’histoire envers la vérité. A plus forte rai­son au tra­vers d’un de ses nom­breux épisodes, incon­nus, qui n’en con­tribuent pas moins au réc­it nation­al, dans les marges, en repli. Le réc­it dont il est ques­tion ici implique directe­ment son auteure, Marie Cos­nay, au regard de sa pro­pre mémoire à recon­stru­ire, ain­si que celle de sa famille. 

Marie Cos­nay, Eléphantesque, édi­tions Cheyne, 128 pages, 19 €.

 

Puisqu’il con­cerne un cousin éloigné, résis­tant, maquis­ard, mort en 1945 à l’âge de 20 ans, arrêté et tor­turé par la gestapo, envoyé en camps d’internement et d’extermination en Alle­magne, avant de revenir en France pour y mourir des suites de ses mau­vais traite­ments. Com­ment plaider pour pareille cause sans la nour­rir de ses sim­ples affects ?

C’est sur des pho­tos, des let­tres et des procès-ver­baux que le tra­vail d’investigation de Marie Cos­nay se fonde pour recon­naître et ren­dre hom­mage à cette légende filante que fut Marc Bour­guedieu. Cette approche la con­traint à un procédé de nar­ra­tion non linéaire, voire inter­ac­t­if, qu’on retrou­ve chez cer­tains réal­isa­teurs de ciné­ma. Est-ce la diver­sité désor­don­née des élé­ments à dis­po­si­tion qui la con­duisent à ce dis­posi­tif nar­ratif ? « Eléphantesque énergie » quoi qu’il en soit pour retran­scrire un passé qu’on veut s’approprier, où l’on n’existait pas encore, devant une liste de noms mêlant vic­times et bour­reaux (l’un d’eux s’appelle Couteau, ça ne s’invente pas). Il est néces­saire de polir les pièces du puz­zle qui se sont altérées avec le temps avant de chercher à le for­mer. Les acteurs de cette tragédie appa­rais­sent peu à peu, avec leur fonc­tion sociale, des traits psy­chologiques plus ou moins vis­i­bles sous des liens de cause à effet avec leurs choix idéologiques, leurs gestes si lourds de con­séquences dans un tel con­texte. Marie Cos­nay est aidée par son frère et sa mère pour cette entre­prise. Les let­tres de Marc Bour­guedieu, tan­tôt pris­on­nier, tan­tôt libéré mais hos­pi­tal­isé, adressées à ses par­ents, extrait par extrait, phrase par phrase, locu­tion par locu­tion, passent par la voix de l’auteure qui les ressasse noir sur blanc, en émaille son « rap­port d’investigation » avant de les livr­er dans leur inté­gral­ité. Un choix formel qui force le lecteur à par­ticiper active­ment, à recon­tex­tu­alis­er ces extraits, illu­minés en italique, s’il veut ajuster son espace men­tal à celui de Marie Cos­nay en fer­men­ta­tion. Elle, cherche le bon éclairage, en tech­ni­ci­enne scénique, avant toute vérité. Sur le per­son­nage prin­ci­pal d’abord, afin que ses paroles rap­portées pren­nent sens, fassent monde dans un passé cod­i­fié et dévoilent les raisons qui l’ont mené à son com­bat. Même si « (…) il y a une pudeur » à dire les choses au plus juste (c’est là son com­bat à elle), « Une pudeur parce qu’on ne sait pas met­tre ensem­ble tête brûlée, enfan­til­lage, aven­ture de gosse avec ce qu’on n’a pas com­pris d’abord qu’il avait vécu, et puis on a com­pris », de pro­fundis. L’auteure abor­de les traits de car­ac­tère et de com­porte­ment de son cousin avec pru­dence car au scalpel, traque ses tro­pismes, le ressen­ti de ce qui l’aura guidé vers ses choix et ses actes. Elle voudrait faire sienne sa fierté, ou plutôt, celle pré­cisé­ment qui lui aura fait défaut, du fait de sa per­son­nal­ité de jeune homme hum­ble mais déter­miné se con­stru­isant sur l’histoire en sa fab­rique ; amoureux de la vie mais courant vers la mort, acteur jouant une seule représen­ta­tion comme sa seule des­tinée pos­si­ble. Il y a jusqu’au geste d’écriture de Marc que Marie Cos­nay s’approprie (« sa façon de ponctuer ») lorsqu’elle recopie ses let­tres. « J’ai gardé le verbe embrass­er (dit-elle) tran­si­tif indi­rect comme c’est chez lui et comme c’est chez moi. Je vous embrasse à tous ». Elle met en per­spec­tive l’implication poli­tique irré­ductible de Marc, indé­fectible de son affec­tion spon­tanée et authen­tique pour les siens. Elle l’annonce comme en slo­gan résumant son tes­ta­ment : « Craint non tant de revenir que d’expliquer ». Les par­cours des héros morts trop vite, trop jeunes for­cent admi­ra­tion et respect. La mémoire n’est jamais figée et il n’est jamais trop tard pour faire ressur­gir le passé dans le présent, remet­tre en cause la représen­ta­tion offi­cielle de l’histoire, l’historiographie, amnésique, lacu­naire, pleine de rac­cour­cis. Arrangeante ?

Les noms des lieux for­ment une car­togra­phie digne de l’épopée d’un héros troyen, de Saint-Lau­rent de Médoc à Neuengamme, en pas­sant par Bor­deaux, Com­piègne, Dachau, la Hol­lande, la fron­tière du Dane­mark. Les ves­tiges aus­si voy­a­gent, avant de se voir exam­in­er, class­er, archiv­er, de se laiss­er ren­dre au monde en son devoir de mémoire. Com­ment ne pas grandir plus vite que la nor­male devant cer­tains événe­ments ? Et surtout sans séquelles ? Ain­si, la taille physique de Marc est sou­vent évo­quée dans le texte, à maintes repris­es, comme un mar­queur his­torique d’une vie trop courte, passée en trombe. Il n’atteindra jamais la majorité (pour l’époque) mais mal­gré tout cet âge d’homme qui se défend pour aboutir aux idées de sa place. On pense à Marc comme l’exact opposé du Lacombe Lucien de Louis Malle.

Eléphantesques, con­fi­ance en soi, pro­bité, rec­ti­tude, sagesse, force d’âme et force morale, con­nais­sance de soi qu’il aura atteintes alors, en menant sa guerre dans la guerre, en exploitant et instru­men­tal­isant juste­ment ses souf­frances dans l’adversité et les hor­reurs de celle-ci de la façon la plus pos­i­tive pos­si­ble. Sens pra­tique de l’émancipation on dira (quand d’aucuns ne par­leraient que de dig­nité), de l’élévation de sa con­science dans l’aventure de l’esprit humain.

Le ton est plus libre dans les dernières pages, en guise d’épilogue, tout au moins libéré de ses inflex­ions que trahit à juste titre une cer­taine émo­tion. Et comme en libéra­tion du poids de cette mémoire trou­ble, incer­taine pour Marie Cos­nay, avec ses aspérités et ses failles réduites par écrit. Parce qu’il aura fal­lu tout ce chemin pour que le sou­venir puisse vivre. Et grandir enfin.

 

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Benoît Reiss, Svet­lana

 

 

Roman sous forme de longue prière dés­espérée et de con­fi­dence d’une nar­ra­trice qui, pour sauver son mari et son fils retenus dans les pris­ons du « Grand Com­mis­sari­at », s’adresse à la jeune fille du tyran, Svet­lana, aperçue aux actu­al­ités. Parole qu’on pour­rait imag­in­er sous forme de let­tre ou sur un sup­port com­mu­ni­cant pré­cis mais aucun détail ne le laisse enten­dre. Svet­lana est le sym­bole de la rai­son insé­para­ble de la sen­si­bil­ité qu’offre la jeunesse. 

Benoît Reiss, Svet­lana, édi­tions Cheyne, 2018, 128 pages, 19 €.

La nar­ra­trice le sait, elle qui reste tout le long du livre innomée, une citoyenne lamb­da. Elle qui tente de résis­ter à la vio­lence du sys­tème autori­tariste, sans aucun doute marx­iste-lénin­iste (« homme du peu­ple », « cama­rades », « Comité »).

De sa bouche même, le dis­posi­tif pour faire enten­dre sa parole s’appuie sur un con­te pop­u­laire qu’elle immisce en exer­gue dans les pre­mières pages. Sa parole opti­mise son effet com­mu­ni­cant, s’incarne, se matéri­alise en tis­sant alors un fil jusqu’à la fille du tyran, afin qu’elle seule l’entende. Son tutoiement à l’adresse de l’enfant est aus­si bien celui employé à une déesse de mis­éri­corde. Les (soi-dis­ant) fautes de ses fils et mari, respec­tive­ment « Danya et Grisha entrés dans la nuit qui ne prend rien », appa­rais­sent à la toute fin du livre. Elles en sont la cause mais pas le pro­pos fon­da­teur, faisant écho à l’absurdité à son parox­ysme que Kaf­ka dénonçait dans son Procès. L’histoire ici n’est que pré­texte à une parole tan­gi­ble, réi­fiée,  des­tinée comme dans le con­te en ques­tion à sauver une vie. « Le fil que je lance vers toi n’est pas une parole ordi­naire (…) le fil de mes mots, je le sens qui s’échappe entre mes doigts, glisse hors du lit, il est si fin qu’il passe sous la porte » insiste la nar­ra­trice dont le but est de se fray­er un chemin vers sa récep­trice dans un monde où cha­cun se sur­veille mutuelle­ment. De quoi som­br­er dans la para­noïa au point de l’affirmer sans pudeur (« Dans quel état ils m’ont mise – ceux-là avec leurs oreilles et leurs yeux fau­filés partout ? »). Ce pour quoi la parole est dou­ble, duelle ; et ain­si sus­cep­ti­ble d’instrumentalisation. « Chaque parole pronon­cée est saisie et détournée, chaque parole finit par se retrou­ver dans la pièce où ils tra­vail­lent et où ils déci­dent ». L’enjeu prin­ci­pal de cette voix réside dans son inflex­ion. La nar­ra­trice remet en cause le sys­tème total­i­taire de manière sub­tile, au tra­vers de ce qui peut paraître comme de sim­ples failles. D’une part, culte de la per­son­nal­ité oblige, elle flat­te le tyran, à la fois père de Svet­lana et de la nation : « Père est bon, il est généreux et juste… Dis-lui que Danya et Grisha sont d’honnêtes tra­vailleurs. Ils suiv­ent tou­jours les ordres du Par­ti, sans jamais rechign­er », d’autre part, elle crée une parabole à rebours en iden­ti­fi­ant claire­ment, selon les con­tes­ta­tions plus ou moins avouées de tout un peu­ple, le Grand Com­mis­sari­at aux con­tes issus de la mytholo­gie slave croque-mitaine (la fameuse « mai­son sur pattes de volaille ») ; en référence donc à des racines cul­turelles ancrées définis­sant le mal. Quoi de mieux pour attein­dre l’esprit d’une jeune enfant. Mais sa vraie arme (secrète) con­siste à redéfinir le sens de la lib­erté par un hymne à la vie, à sa beauté puisée dans la nature créa­trice (résis­tant à tout sys­tème) et ses plus sim­ples élé­ments avec leurs nuances, leurs couleurs et leurs formes. Comme pour faire admet­tre qu’il est un luxe de con­tin­uer de s’étonner de tout, du début à la fin de sa vie ; jusqu’à « l’horizon de nuit » per­cep­ti­ble du haut de l’immeuble qu’il est inter­dit de franchir sus­ci­tant une défaut de com­porte­ment du jeune Danya autre­fois, dont le sens épris de lib­erté est mis en par­al­lèle avec celui sup­posé de Svet­lana, con­stante irré­ductible chez l’être humain. Un livre con­fi­dence où nom­bres de détails appa­rais­sent sur la vie intime de l’auteure de cet appel à la clé­mence. Qu’il se fasse l’écho d’une « pen­sée-grain », d’une « pen­sée-pierre », il est mar­qué avant tout d’une pen­sée-refuge qui s’évade pour con­quérir la sen­si­bil­ité d’une petite fille dont le prénom rime avec Sainte-Rita (qui peut donc beau­coup). Ce livre d’un seul souf­fle se lit d’une seule traite, et tisse son cri vers toi, lec­trice, lecteur : un cri silen­cieux. Toi pour qui lan­gage rime avec lib­erté, toi qui as désor­mais le pou­voir de Svetlana. 

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Mazrim Ohrti

Mazrim Ohrti est né en 1966. Il a gran­di en ban­lieue parisi­enne. Il est l’auteur de plusieurs chroniques en revues : Le Nou­veau Recueil, Poez­ibao, et Europe, prin­ci­pale­ment. Il vit en Bretagne.