MURMURES DES TÉNÈBRES

 

Postquam autem coen­a­bant sedentes et col­lo­quentes in luc­tu et lacrymis… 
Jaco­bi a Voragine

Après leur repas du soir, ils s’as­sirent et s’en­tret­inrent avec tristesse et larmes
Jacques de Voragine

« Nous voici à l’abri dans les mains jointes de la terre,

loin de la lumière du jour, loin de la douceur des nuits,

loin du vacarme du monde, ses insultes, ses cris.

 

Seules nos voix pour­raient trou­bler, dans le silence,

la sueur des pier­res, ce rythme de larme qui goutte,

ou le bat­te­ment de nos cœurs, ou l’étranglement de nos souffles.

 

Met­tons nos voix à l’unisson de l’eau des pierres,

nos souf­fles accordés aux mou­ve­ments de l’air.

N’allumons ni lampe ni torche

pour qu’aucune lumière d’homme ne nous trahisse.

 

Seules nos voix nous accompagnent

et que nos mots

soient un mur­mure d’eau dans les ténèbres,

un filet de lumière dans notre obscurité. »

 

Ain­si par­lait Max­imien, et ses frères l’écoutaient.

 

« Pour­tant dans ce silence, dit Marcien,

une angoisse me prend

et la tristesse

dés­espérée

de celui qui, dans la douleur des solitudes

ne parvient pas même à prier.

 

Nous voici ensem­ble, sous son Nom réunis;

exclus pour­tant de la com­mu­nauté des hommes.

Ne sont-ils pas nos frères aus­si ceux qui nous chassent?

Que Dieu les sauve!

Que jamais

nous n’ayons con­tre eux de haine.

Ce qui m’attriste

et dont s’embuent mes yeux,

c’est d’être inca­pable de partager l’amour

au nom duquel je vis. »

 

Mar­cien étouf­fait ses san­glots dans la grotte

et ses frères sen­taient leur gorge se nouer.

 

La voix de Séra­pi­on glis­sa dans les ténèbres:

 

« Tu par­les d’amour, mon frère,

et c’est l’amour qui nous sépare du monde »

 

Et Séra­pi­on pleu­rait tout en parlant.

 

« Com­ment aimer ceux qui nous haïssent?

Com­ment voir la part de sain­teté qu’ils portent?

Com­ment par­don­ner à ceux qui nous poursuivent?

Dieu seul peut pardonner. »

 

Ses six amis mêlaient leurs larmes

aux siennes et au mur­mure des eaux…

 

« Quand bien même, souf­fla Maximien,

quand bien même

il ne resterait qu’une per­le d’amour dans l’océan des haines,

cela suf­fi­rait à me don­ner espoir. »

 

« Et n’a‑t-il pas été bafoué, fla­gel­lé, cru­ci­fié, mis au tombeau?

reprit Con­stan­tin.

Et à ceux qui souf­fraient de sa souffrance,

à ceux qui pleu­raient de le voir souf­frir, il disait

« ne pleurez pas sur moi, fils et filles de Sion

pleurez sur vous et vos enfants ».

La route des méchants est plus sinistre

que les ténèbres qui nous environnent

Ne pleu­rons pas sur notre sort, mes frères,

plaignons ceux qui sont tra­vail­lés par la haine.

N’ayons pour eux que des prières et des mots de consolation

et ces mots nous consoleront. »

 

Malchus par­la alors dans la tristesse épaisse des ombres:

 

« Ayons une pen­sée, mes frères, pour le plus grand de nos persécuteurs.

La haine qui l’anime est la mère des haines,

et son pou­voir est absolu:

c’est lui qui décide et con­damne en ce monde.

Tu dis vrai Mar­cius, il est notre frère…

Le som­meil des tyrans est déchiré de crimes.

Lorsque la nuit entrou­vre les portes de l’enfance,

l’enfant en lui crie d’effroi et de peine

de toute la souf­france qu’il provoque.

Le ven­tre de sa mère se révulse d’horreur,

et sa douceur s’assèche infiniment.

Il souf­fre, mes frères, dans sa nuit.

Mais alors que l’amour qui nous porte

mue nos souf­frances en joie et jouissance,

la haine attise les siennes

tord ses poumons et sa langue,

brûle ses yeux,

pétri­fie son cœur,

putré­fie ses viscères,

émi­ette son cerveau.

Pri­ons pour Décius, mes frères,

et s’il nous faut nous lamenter

que ce soit sur lui et non sur nous. »

 

« Ne ressens-tu donc aucune angoisse

deman­da Denis, la voix tremblante,

frères, par­don­nez-moi, je me sens cou­vert d’un grand linceul

qui glace ma sueur et mes larmes;

mon cœur bat si fort que je redoute

qu’il brise sa cage d’os.

L’ob­scu­rité nous pro­tège dis-tu.

Elle me serre si fort que j’ai mal à pos­er mes mots dans l’air.

Éloigne de moi ce cal­ice de fiel, dis­ait, sur la croix,

celui qui, ce matin encore, me fai­sait espérer. »

 

 

C’est Jean qui répondit:

 

« Notre frère con­naît l’angoisse, Denis,

comme cha­cun de nous

ici, en ce moment;

comme la con­nut notre frère sur la croix.

Mais j’entends sa prière

de remet­tre nos vies entre les mains de Dieu

et de nous aban­don­ner nous-mêmes.

C’est en faisant taire toute haine en nous,

en retenant le seul aujourd’hui entre nous,

que nous effacerons les hor­reurs du monde. »

 

« Tu es de bon con­seil, frère de miséricorde,

dit Max­imien

Procla­m­ons qu’il est doux de vivre en aimant.

Lais­sons agir seule­ment ce moment entre nous,

lais­sons cette con­fi­ance que nous partageons,

cet amour qui nous lie,

faire en nous leur tra­vail d’apaisement.

Lais­sons l’obscurité gliss­er en nous

par toutes les portes de nos corps.

L’amour la fera lumière.

Vivons loin des rumeurs du monde

dans la soli­tude des amants.

Aban­don­nons toute angoisse, toute haine.

Et espérons.

Qu’avons nous à craindre?

Nous naîtrons à nou­veau demain un pre­mier jour.

Chaque réveil nous est résurrection. »

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 illus­tra­tions : céramiques  de Muriel Desem­brois pour le texte  Mur­mures des ténèbres,  La Diane française éd. 

lec­ture à écouter en suiv­ant le lien vers bribes

subito, sicut Deus voluit, dormiverunt
Jaco­bi a Vor­agine 

et à l’instant, par la volon­té de Dieu, ils s’endormirent.
Jacques de Voragine

Un ciel de Dieu éten­dit alors sur eux ses voiles.

Pas­sant le seuil,

Ils entrèrent dans le som­meil sécu­laire des scru­teurs d’horizons,

où le temps s’efface,

envelop­pés,

flot­tant

 

*

 

 Raphaël Mon­ti­cel­li nous offre cette liturgie pour le Ven­dre­di Saint comme accom­pa­g­ne­ment sonore du poème inspiré par “La Légende des sept dor­mants” de La Légende dorée de Jacques de Vor­agine  : musique de Gilbert Trem,  textes de Raphaël Mon­ti­cel­li, chemin de croix et habits sac­er­do­taux de . Hen­ri Mac­cheroni. com­mande passée par le R.P. Benoit Pekle au noms de la com­mu­nauté domini­caine de Nice.

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Raphaël Monticelli

Raphaël Mon­ti­cel­li est né en 1948 à Nice où il a fait des études de let­tres et d’art dra­ma­tique. Out­re la lit­téra­ture, ses préoc­cu­pa­tions prin­ci­pales sont l’art (il a ani­mé deux galeries dans les années 70–90), l’éducation (enseignant, il a par­ticipé à l’expérimentation sur l’éducation artis­tique et cul­turelle de 1993 à 1998, puis en a mis en œuvre les résu­tats jusqu’en 2008), la vie sociale et asso­cia­tive. Son tra­vail d’écriture se développe sous deux titres: les Bribes (5 vol­umes parus à ce jour aux édi­tions de l’Amourier, 06 Coaraze), les Chants à Tu (deux vol­umes parus aux édi­tions de la Passe du Vent, 69, Vénissieux) Mem­bre de l’Association Inter­na­tionale des cri­tiques d’art Mem­bre du comité lit­téraire des édi­tions de l’Amourier