Nina Cabanau, Un coup de feu à Mogadiscio, et autres poèmes

Par |2023-09-07T12:53:35+02:00 5 septembre 2023|Catégories : Nina Cabanau, Poèmes|

Wax­aan maqlay xab­bad (j’ai enten­du un coup de feu)
La basilique de mes rêves s’est illuminée
Les nuages ont pris feu au-dessus de Mogadiscio
Mes larmes sont les riv­ières fan­tômes de Somalie

Webi­gaan meel­na ma tago (cette riv­ière ne coule nulle part)
Elle n’existe que mes yeux fermés 
Et la ville glisse de mes mains
Comme une pierre trans­for­mée en poussière

Qosolka­agu waa diyaarad (ton sourire est un avion)
Et je vole comme un aigle au-dessus de l’océan Indien
Mogadis­cio est devenu sourde à mes pleurs
Les guer­ri­ers she­babs se sont arrêtés de tirer

Wax­aad maqli kar­tay taah habeen­ka (on entendait la nuit soupirer)
Le bruit d’un gad­get électronique,
Deux hommes se sont ser­ré la main dans la pénombre
Le vent souf­fle sur un mil­li­er de rochers

Buu­ra­haas ma Ilaah baa jira? (Y‑a-t-il un Dieu sur ces collines)
Les arbres égratig­nent le sable
Je t’attends dans les ruines du palais du sul­tan d’Adal

Mes larmes sont les riv­ières fan­tômes de Somalie

∗∗∗

BARF / LA NEIGE (Bra­houi du Pakistan)

Î nê-ân bâz nârâz ut (je suis en colère con­tre vous)
Adossée au puit dans le verg­er, j’ai longtemps prié
Dans Kalat les saisons éclosent comme des fleurs de mai
Le lapis lazuli des mon­tagnes dans le dos
Le col de Bolan frémit sous un mur­mure et le vent siffle
Assise près d’un genévri­er j’ai embrassé la terre rouge
Dans les hautes ter­res j’ai cou­ru jusqu’à Jhalawan
Un vieil homme essayait de déclamer une poésie
Une vache est passée devant le sourire du soleil sur sa nuque
Je me suis endormie sur une broderie qui étincelait
Un qawwali résonne dans la plaine, mon Coran me tombe des mains
Je vais par­tir à l’aventure chercher l’obscurité au milieu de la foule
A Sain­dak dans les mines de cuiv­res je mur­mur­erai votre nom
En réc­i­tant la fâtêhâ (pre­mière sourate du Coran) devant un précipice ombrageux
Dans la nuit de Quet­ta sous un mil­lion d’étoiles
Un aigle de Kalat m’a invitée dans une forter­esse en ruine
Observ­er le lever du jour, et le soleil trem­pé de pluie
Allahghâ sipârânut nê (que Dieu vous protège)
J’ai vu votre sil­hou­ette s’évanouir dans mon sil­lage rouge
L’Océan Indi­en gelait sous vos regards de glace
M’avez-vous ten­du la main ? —  Dâ jwân mafaro (ce n’est pas convenable)
Nî antae ishtâfî ut (pourquoi êtes-vous pressé ?)
Allons marcher ensem­ble jusqu’à enten­dre le chant des aigles
Bâz barf tam­ing-ân shâr-tî kasark band marêra (de fortes chutes de neige blo­quent les rues de la ville)
Avez-vous ren­dez-vous avec le vent ?
Kanâ ust khalt kan­ning-atî ê (j’ai une douleur au cœur)
Dâna ant ilâj maro ? (quel est le traitement ?)
î zargar-nâ dukân-ân tchalav-as jorh kare­fi­va (je ferai faire une bague chez le bijouti­er) alors 
Darwâza‑e mal (ouvrez-moi la porte), là où je suis partie
Silâ-ghâtâ halling bâz âsân ê (les armes sont faciles à acheter)
Nana warnâ nasha kêra (quelques jeunes pren­nent des stupéfiants)
La fumée de l’opi­um trans­forme les nuages en exaltation
Πnê-ân bâz nârâz ut (je suis en colère con­tre vous)
Ce pis­to­let que j’ai acheté à une zebâghâ masir (jolie jeune fille)
Je vais m’en servir pour fusiller le temps 
Bâz barf tam­ing-ân shâr-tî kasark band marêra 
(de fortes chutes de neige blo­quent les rues de la ville)
I avlîko dar­ja-tî safar kan­ning khwâ­va (je veux voy­ager en pre­mière classe)
M’envoler vers le revers de la manche de la nuit du Pakistan.

∗∗∗

PENDANT LA FÊTE DE BHARATAM (Tamoul util­isé par les Dalits)

Pen­dant la fête de Bharatam
L’odeur de la spho­er­ante (plante aro­ma­tique qui sert à se noir­cir les cheveux)
Se respire jusqu’à l’océan
Mes bijoux aux reflets d’or,

Je les ai fait briller dans l’eau froide
Un joueur de théâtre de rue
La main en visière masquant le soleil
M’indique le chemin de l’ur (vil­lage hors hameau des intouchables)

La cen­dre et la chaux ont été mélangées
Le renonçant a blanchi son front
Dans le céri (hameau des intouch­ables) nul bruit
De la fumée, du feu peut-être

Un viran (guer­ri­er, esprit, héros) m’a ren­du vis­ite cette nuit
Mon front en sueur palis­sait, la lune
S’était glis­sée par la fenêtre entr’ouverte
Ecoute ! La fête vient juste de commencer

Le vis­age peint en rouge
Un homme porte des ailes comme le Dieu oiseau Garudan
On l’a attaché par six gross­es cordes
Tenues par trois per­son­nes de chaque côté

Il incar­ne les démons du hameau
Der­rière le tem­ple, près de l’étang
On lance le riz mac­ulé de faux sang
Les dévots l’empoignent à pleines mains

Un homme est venu lire le Bharatam
Tous le monde s’est assis pour l’écouter
Le soir on a allumé la lumière
Puis la foule s’est dispersée

Le dra­peau fut hissé deux jours plus tard
La musique de l’orchestre des paria
Se mélangeait à la musique du temple
Les musi­ciens ouvraient le chemin

Les vil­lages voisins accouraient
La divinité écoutait le tambour
Le bar­bi­er pleu­ra un peu
On entendait la fête de loin

La troupe d’acteur mâchait du bétel
Et dor­mait dans la cour du temple
Un gamin fit explos­er un pétard
Les ado­les­cents cour­ti­saient les filles

Pen­dant la fête de Bharatam,
Le mariage de Draupadi
Fut mimé par un acteur en sari rouge
Le char des per­les tra­ver­sa l’ur (vil­lage hors hameau des intouchables)

Le dernier jour de la fête
Il m’a fal­lu marcher sur le feu
Les corps recou­verts d’un tis­su blanc
Me bat­tre avec des branch­es de margosier

Et le prêtre lisait son livre
Près du tem­ple de Murugan
Les pèlerins s’approchaient du feu
Les dévots firent vœu de chasteté

La bouche bâillonnée
Un homme descen­dit le pre­mier dans le feu
Suivi par une dizaine de dévots
On enten­dit le fou­et cla­quer sur leur peau brillante

Les paria ne fai­saient que regarder
Des fleurs dans les cheveux, le regard dans le feu
Une longue file de femme descen­due jusqu’à l’étang
Un enfant fit cla­quer un pétard

Pen­dant la fête de Bharatam…

∗∗∗

CENJELA / FAIS ATTENTION (BEMBA DE ZAMBIE)

Cen­jela (fais atten­tion), les mouch­es ont envahi la capitale

Elles mur­murent sous la lumière des étoiles une com­plainte infernale

Isa kuno (viens ici), ikala ton­do­lo (ne fais pas de bruit), prends ma main

La nuit nous pour­chas­se depuis notre arrivée en ville ;

Ende­sha (dépêche-toi), les boules de feu mac­u­lent l’obscurité

Fuka­ma (age­nouille-toi) devant la nuit, deman­dons-lui par­don de l’avoir souillée

Par­tons rejoin­dre le cré­pus­cule en emprun­tant la lumière d’une étoile

Lole­sha kuno (regarde par ici) laisse-toi emporter par l’océan de brais­es de mon regard

Mwisaka­mana (ne t’inquiète pas) je tiens l’avenir dans le creux de ma main,

Un peu de thé ? je vais faire bouil­lir la pluie qui dégouline sur mon visage

Je ne suis pas cer­tain que tu m’aimeras un jour, mais les étoiles sont revenues

hanter le ciel

Waliyem­ba (tu es belle) et cette nuit sem­ble ne pas vouloir cess­er d’exister

Mar­chons dans les rues de Kitwe, les portes de l’église se sont ouvertes à la volée,

Entends-tu l’explosion dans les mines d’émeraude du nord-ouest ? L’odeur de brûlé

Est venu hanter nos narines,

Un écol­i­er est sor­ti en courant de l’école

Son uni­forme avait pris la teinte du ciel du matin

Qui se désha­bil­lait devant les yeux d’un oiseau bleu rougis par l’insomnie

La riv­ière Kafue a éclaté de rire devant notre manque d’audace,

J’ai pris ta main devant l’étal d’un marc­hand de tabac,

Mfukati­la (embrasse-moi) pen­dant que l’averse dis­simule nos corps aux curieux

Je ne suis pas cer­tain que tu m’aimeras un jour, mais le soleil est revenu hanter le

ciel

Mwisaka­mana (ne t’inquiète pas) je tiens l’avenir dans le creux de ma main,

Par­tons rejoin­dre le cen­tre-ville en emprun­tant la grande route de Kitwe

Isa kuno (viens ici), ikala ton­do­lo (ne fais pas de bruit), prends ma main

Cen­jela (fais atten­tion), mes pen­sées ont envahi la capitale

Elles mur­murent ton nom, envelop­pé dans la lumière du matin

∗∗∗

LE VIEIL HOMME NÉALAIBH / LE VIEIL HOMME DANS LES NUAGES (MANNOIS)

Le vieille homme habite le sud-ouest d’Ellan Van­nin (l’île de Man)

Le soir il verse de l’eau salée sur le coghal (cen­tre d’une blessure) de sa mémoire

La mer d’Irlande tire les rideaux océaniques aux qua­tre points cardinaux

Les toas­tracks (trams) trac­tés par des chevaux l’amènent jusqu’à la mer

Il regarde les navires chargés de hareng repar­tir vers l’aley (zone de mer agitée et fructueuse)

Puis à Crookhaven dans la prairie, il a ren­con­tré un prêtre

Un paon s’est invité dans leur entrevue

Il venait de la keyll (forêt) sous le soleil glacial

Le jouyl (dia­ble) riait au-dessus de son vis­age ridé, mais il a chu­choté au prêtre :

« Qu’importe si je meurs bien­tôt, qu’on dis­perse mes cen­dres sur le mont Sniall (Snae­fell) »

Ma mai­son restera tou­jours debout après moi

Auprès de la riv­ière Glass et de ses flots ténébreux »

Un kayt (chat) joue avec le fil de mon rouet

Moi qui suis le maître du temps, j’en reprise la cou­ver­ture effilochée

Avec la laine brune des mou­tons loagh­tan

Tan­dis que l’âme du vieil­lard d’Ellan Van­nin monte néalaibh (dans les nuages)

« Mes enfants pren­dront soin des keeills (croix cel­tiques) a‑t-il con­fié au prêtre

Mais déjà voilà que j’entends l’eean (oiseau) des morts »

Il s’est penché avant de mourir. Il a cueil­li un genévrier

« J’en ferai du gin pour mes enfants et moi »

Présentation de l’auteur

Nina Cabanau

Nina Cabanau est diplômée de l’INALCO (ben­gali, hin­di) et de l’ISIT (tra­duc­tion). Elle a longtemps partagé son temps entre l’enseignement et la tra­duc­tion avant de repren­dre ses études à l’INALCO (mas­ter recherche en lit­téra­ture ben­galie). Son vœu le plus cher est de partager sa pas­sion pour les langues invis­i­bil­isées face au glo­bish. Amoureuse de la langue ben­galie, elle traduit des œuvres poé­tiques (Amartya Bhat­tacharyya, Sukan­ta Bhat­tacharyya, Kazi Nazrul Islam) du ben­gali au français. Pas­sion­née par d’autres formes d’écriture, elle a pub­lié qua­tre recueils de poésie et nou­velles et écrit deux romans.

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