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Pierre Dhainaut, APRÈS

On ne sait pas. On écoute. On entend. Seul. Une chambre. Des murs, on croit en les fixant sortir de soi, bloquer/ce qui remue sous les paupières. Un brancard. Un cortège de couloirs. Une dépossession. Le bracelet d’identité au poignet gauche nous éloigne de ce monde où l’on n’a pas à dire qui on est/pour être, être en accord. Dans la nuit qui déborde, un mot pourrait en rallumer d’autres. Mais il suffit de balbutier un mot,/« porte » par exemple, pour que le souffle y puise/de quoi ébranler la mémoire, remuer l’air. On tente de « Voir de face » ce qui attend, la vaste salle où il se rend pour la première fois. Et puis, la salle de réveil ou de réanimation, les tâtonnements de la conscience, de « Cela » qui titube au milieu de l’insomnie, de l’inconnaissance au bord d’une nuit accablante. 

Pierre Dhainaut, Après, L’herbe qui tremble, avril 2019, 72 pages, 13€

Après, nous pourrons « Dire ensemble » : nous perdons l’innocence/à partir du jour où nous comprenons/que leur promesse d’une source/impérissable, les mots n’ont pas su la tenir/mais nous disons, redisons malgré nous, quitte à nous essouffler, la « source », la « source ». Est-ce la source elle-même qui réclame encore qu’on la nomme, qu’on l’appelle ? Peut-on croire encore aux vertus de la parole ? Peu à peu pourtant, le langage revient, la voix basse,/la voix rauque, ardente, dévoile, une parole, la passion de dire remonte vers les couleurs et la lumière des mots : Pourpre, bleu ou jaune, bleu, jaune ou pourpre/répétons-les, ces adjectifs heureux.

Qui parle ici ? Une voix. La sienne. Devenant aussitôt la nôtre. Pas de je. Pas de nom. Un on, sujet neutre et minimum. Ou un tu qui s’adresse autant à nous qu’à lui-même. Une conscience qui observe, enregistre. Certains mots répétés, redoublés s’enfoncent dans leur sens : l’alliance, être, entendre, la source, mais suffisent-ils à nous le révéler ? Le poème renouvelle l’aveu d’une ignorance sans parvenir à l’épuiser : tu ne sais pas/que l’espace confond/ce qui vient de toi/ou d’un autre... à qui appartient cette voix ?/tu ne sais pas : réponds-lui/son visage/te rendra un visage. La neutralité du sujet correspond à l’impersonnalité d’un fond sans nom. On verra si les yeux ont vieilli,/s’ils sont prêts à s’offrir encore à l’inconnu/comme au très proche, à croire en l’anonyme,/en la généreuse ignorance. Comment ne pas songer ici à La Docte ignorance, de Nicolas de Cues, à cette interrogation sur la nature de la connaissance, à ce savoir de ne pas savoir dont parlent Montaigne, Pascal ou qu’évoque si précisément Descartes : c’est une marque de savoir que de confesser librement qu’on ignore les choses qu’on ignore : et la docte ignorance consiste proprement en ceci.

L’expérience intime que relate ce bref et saisissant recueil est composé de quatre suites comprenant chacune sept poèmes Voir en face, Cela I, Cela II, Dire ensemble. Une courte prose, intitulée. Après, clos l’ouvrage en décrivant les circonstances dramatiques dans lesquelles ces textes furent écrits. Après, après une longue opération du coeur et une interminable convalescence. Après. Ce mince vocable indique un décalage temporel. Après suppose un avant et un pendant. Il les condense, les résume, mais se situe au- delà. Avant, « l’après » reste imprévisible. Avant et pendant, le langage a perdu son pouvoir. Plus de secours ni de recours. Découverte terrible : le poème est impuissant dans l’adversité. « Pourquoi accorder tant d’importance à la poésie si dans les circonstances les plus rudes elle n’offre aucune aide ou pire, si l’on ne songe pas à lui en réclamer une ? »... Quand aux pires heures de la déréliction la poésie n’est pas là, comment ne pas mettre en cause non seulement son influence, mais son existence même ?/Elle n’était pas là, je n’en ressentais pas moins le manque. » N’est-ce pas l’espace ouvert par ce manque lui-même qui agira comme un appel ? N’est-ce pas toujours après, par la suite, à la fin que l’on peut dire et écrire ce qui s’est passé ?




Matthias VincenotJ’ai vingt ans

La poésie de Matthias Vincenot s'exécute comme une chanson nous insufflant l'air qui manque, une nostalgie douce comme le refrain d'une mélodie que l'on fredonne encore, avec du sang neuf dans les circuits / « dans les anfractuosités de la mémoire » parfois ombrageuses, dans le flux de nos artères, de nos escapades et par toutes les veines du poème.

 

Matthias Vincenot, J’ai vingt anséditions Fortuna, 2018, 68 p., 10 €

 

« J'ai vingt ans », affirme le poète Matthias Vincenot, le temps après tout n'étant (presque) qu'accessoire, puisque seules comptent les minutes d'enchantement qui nous maintiennent en apesanteur ; puisque l'on garde l'âge intemporel de ses vingt ans tant que le cœur bienveillant offre la possibilité des rencontres accueillantes, des roses, des sourires et des durables choses. Ainsi ce sentiment d'« Être parmi nous » qui fédèrent les amitiés :

 

(…)
Nous sommes faits de l'écorce
Des amitiés centenaires
Indifférentes aux ressacs, plus fortes
que la force des choses

(…)

Nous harmonisons nos déséquilibres
Précieux
Et quand il faut
Nous ne craignons pas le silence

L'implacable réalité
Nous la mettons à distance
Pour être un peu moins vulnérables
Il nous reste notre évidence. 

 

Matthias Vincenot bouscule la chronologie, nous offrant par le poème-étendard le sang toujours réactivé des chansons de demain. « Quand je serai jeune »..., écrit-il du haut de ses vingt ans endossés à contre-temps dans l'air libre, la résistance à « l'implacable réalité » dressée avec les poings généreux du poème levé pour engager le bonheur de vivre. « Je serai libre pour toujours/Et je jouerai à avoir peur. »...

Après le Vivre-Écrire d'Un autre ailleurs (son premier livre, aux Lettres du Monde, en 1998) jusqu’à Génération deux mille quoi (aux éditions Fortuna, en 2015), il entonne pour son 15recueil : J'ai vingt ans, sur l'air du poème qui regarde en avant, l'espoir têtu, solidaire comme les vraies amitiés fortifient au-delà du temps qui passe et portent nos cheminements en les jalonnant de leurs belles références (« On est toujours l'ancien d'un autre ») :

 

(…)
Dans le regard des autres
On est ce qu'on devient      
                                   

Remontons en selle
Tant qu'on ressent le vent
Et qu'on reste rebelle
Au lent délitement
C'est que la vie nous porte
Que le regard des autres
C'est d'abord le nôtre
Que la réalité
N'est que ce qu'on en fait
Et qu'on passe parfois
Sa vie à la chercher
Un café en terrasse
Dans l'espace que fait
La brume des jours lointains
On se retrouve enfin
Comme on tente d'être
Plus ou moins 

 

Et « la froide réalité » peut bien se tenir face à la confiance accordée aux autres, à la ronde du temps que le poète affirme sans cesse à renouveler, à partager, sans saper les socles (« À vouloir tout effacer, on oublie ce qui doit/s’écrire »).

Une nostalgie salutaire pointe, forte de ses pieds-de-nez lancés au quotidien morose, restituant le poète dans sa posture authentique : posté à l’avant-garde du temps et n’oubliant pas les pierres édifiées dans le passé, il regarde le monde et en parle, lucide, et prend position loin de l’image édulcorée du poète perdu à perte dans ses rêves. Ici le rêve est salle d’attente pour un rendez-vous engagé sans arrêt (« Remontons en selle ») avec un réel revu et touché par les mots vrillés à « la force de la patience », désolidarisés des « importuns », « contre les empêcheurs de rêve », noués à l’espoir intarissable qui alimente les sources vives (« Et c’est lorsque la vie surprend/Qu’elle se fait//Et qu’elle peut être ce rêve/ Dans la froide réalité »).

 

Moi je suis de l’époque des albums photos
Du repos le dimanche, quand rien n’était 
Ouvert
Quand on prenait la peine de cultiver l’ennui

(…)

Je suis du temps béni des débats politiques
Des joutes enflammées, des cohabitations

(…)

Nous avions nos passions, nous avions
nos logiques
Nous discutions aussi, nous prenions position
Je me souviens si bien de nos naïvetés
Et de la folle envie de ne pas renoncer

(…)

Dans la cour de récré, la guerre pour de faux
S’en croyant protégés, notre belle illusion
Les conflits étaient loin, dans la télévision
On pouvait sans problème avoir le cœur
sensible
On n’imaginait rien de tout ce qui viendrait
C’était avant le temps des guerres invisibles
 

 

 

Le poète sait peser le cours du temps, chanter la course à contre-courant, aller en avant/de l’avant. Le poète Matthias Vincenot est ce chroniqueur-troubadour-là, à nous offrir « l’éternité dans un instant ».

 

 

 

©Murielle COMPÈRE-DEMARCY (MCDem.)  

Présentation de l’auteur

Matthias Vincenot

Né le 27 janvier 1981.

Poète, Docteur ès Lettres, Chevalier des Arts et des Lettres.

Président de l’association Poésie et Chanson Sorbonne.

Professeur aux Cours de Civilisation française de la Sorbonne.

Fondateur, organisateur et Directeur artistique, depuis 2003, du Festival DécOUVRIR de Concèze (en Corrèze, et depuis 2015 également à Tulle, sur les Terrasses du Château de Pompadour et à Juillac), qui, chaque soir, accueille des poètes, des chanteurs, des musiciens et des comédiens. Devise de ce festival : « croiser poésie et chanson, univers et styles, dans un esprit d’ouverture et de découverte ». www.festivaldecouvrir.com

Sociétaire de l’Académie Charles Cros, membre des Commissions « Chanson » et « Parole enregistrée et documents sonores ».

Directeur artistique de « Poésie en liberté », concours international de poésie en langue française via Internet destiné aux lycéens, aux étudiants et aux apprentis, avec notamment le soutien du Ministère de l’Education nationale (4000 à 5000 participants chaque année). www.poesie-en-liberte.fr

Chroniqueur poésie et chanson (« Le mot et la note ») dans la magazine Francofans, bimestriel de la chanson francophone actuelle.

Quatorze recueils de poèmes et de nombreux poèmes publiés en revues et en anthologies (chez Larousse, Seghers, Ellipses, au Cherche-Midi, au Temps des Cerises…), également traduits en espagnol, roumain, macédonien… Le recueil Le Juste nécessaire (APES / Bérénice, 2012) est paru simultanément en France et en Italie dans une édition bilingue.

Parution en 2016 de l’album Hors cadre, chez EPM, poèmes accompagnés par Etienne Champollion et l’Ensemble DécOUVRIR (7 musiciens).

Deux ouvrages sur la poésie et la chanson : Le mot et la note (L’Amandier, 2014) et Poésie et chanson, stop aux a priori ! (Fortuna, 2017)

Poèmes mis en musique et/ou interprétés par de nombreux artistes. Le livre-CD L’Âge de mes désirs paru en février 2011 au Temps des Cerises, collection Le Merle moqueur, rassemble 41 artistes chanteurs et comédiens qui disent et chantent 39 poèmes. Parmi eux : Pierre Barouh, Isabelle Mayereau, Anne Vanderlove, Weepers Circus, Marie Espinosa, Emilie Marsh, Eric Guilleton, Danièle Evenou, François-Eric Gendron, Maureen Dor, Isabelle Georges, François Corbier…

Donne régulièrement des lectures, seul ou accompagné de musiciens (Etienne Champollion et l’ensemble DécOUVRIR), souvent avec d’autres poètes, ainsi que des récitals de poésie et de chanson, avec ou en co-plateaux avec des chanteurs.

Organisateur, depuis 1999, de soirées de poésie en Sorbonne, notamment au moment du Printemps des Poètes : « Voies et visages de la poésie contemporaine ».

Organisateur, depuis 2000, du cycle de concerts « Chanson française en Sorbonne ».

Créateur en 2010 avec Thierry Cadet du Prix Georges Moustaki de l’album indépendant et/ou autoproduit, dont le jury (président d’honneur : Georges Moustaki) est composé de journalistes (L’Express, Le Figaro, France-Inter, La Croix, Libération, RFI…) et de professionnels de la musique (managers, tourneurs, attachés de presse…). www.prixgeorgesmoustaki.com

Membre de divers jurys de tremplins de chanson : Vive la reprise / Et la chanson va (du Centre de la Chanson), Le Mans Cité Chanson.

Vice–Président étudiant de l’université Paris–Sorbonne (Paris IV) entre mars 2003 et février 2005, et membre de la Commission Culturelle de l’université de 1998 à 2005.

Conférencier et animateur de débats autour de la poésie et de la chanson régulièrement aux Cours de Civilisation française de la Sorbonne, et également dans d’autres lieux, comme en mars 2008 au Salon du Livre de Paris, sur le stand du Ministère de l’Education Nationale ou le 7 décembre 2016 à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm.

Participation à divers colloques universitaires (sur la nouvelle génération poétique, Rimbaud, la chanson, François Cheng…)

Poèmes choisis

Autres lectures

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Philippe Jaffeux, 26 tours

Il y a quelques mois, je m’interrogeais sur le bébé photographié dans la revue suisse de poésie Dissonance (Le nu, été 2017)…Serait-il un futur poète ? J’ai désormais acquis une certitude, ce Philippe Jaffeux était bien un poète en herbe. Il est devenu, d’une certaine façon, …en épi ! Pour preuve, il m’a adressé deux ouvrages rédigés par ses soins. Mais quels soins ? 

Philippe Jaffeux, 26 tours, éditions Plaine Page, coll. Les oubliés, 2017, 10€.

L’auteur applique un même principe formel, du début à la fin de l’ouvrage pour surprendre le poème ou se surprendre lui-même ou surprendre l’œil lassé de la lectrice. 

26 tours est ni plus ni moins un poème tournant sur lui-même en 26 morceaux (on s’en doute presque, 26 étant le nombre exact de lettres de l’alphabet latin ; et non 33 qui évoquerait plutôt le disque 33 tours ! ). Un manège aplati. Page par page, un morceau de poème s’avère prisonnier d’un carré et pris en un « tournoiement » dans le sens des aiguilles d’une montre. Cette succession de carrés (7 cm sur 7) révèle les jeux-enjeux espace-temps de ce créateur ludique, proposant ici une poétique mathématique. En modulant graphiquement un calligramme (?) géométrique, il estime néanmoins sa « liberté (…) fantaisiste ». Mécanique et cinétique engendrent une parole « turbulente » et rôdée pour déconstruire efficacement le poème. La lectrice, prise au piège, pénètre ainsi dans un tekke((Tekke, monastère où se tient la semades derviches.)) où des mots tourbillonnent en « derviches » très tourneurs et même détourneurs. En refermant la dernière page, elle continue à se prendre pour une « toupie », à ses risques et périls !

 

Est-ce par hasard que le mot « hasart » se termine dans cet ouvrage par un « t » à maintes reprises détectées. Cette terminaison – non hasardeuse, donc - se retrouve dans l’opuscule suivant-ou-antécédent-ou-simultané intitulé Glissements (du même cru 2017). Est-ce pour vérifier l’attention de la lectrice, tout en proposant une autre improvisation que celle de Pennac (lequel inverse une page de manuscrit pour jauger l’attention de son éditrice) ? Est-ce pour réinventer le « hasart » en le jouant aux dés alphabétiques ???? Ce second ouvrage – Glissements - d’un adepte du ski/surf/trottinette sur langage joue également sur la forme. Il lui attribue une élasticité nouvelle, démontrant que lettres et esprit sont également « malléables ». Des exemples ? Jaffeux emprunte une lettre dans un mot (le « o » de débonnaire), la met en majuscule en plein milieu de ce mot (débOnnaire), puis reprend cette même majuscule ventrue au début du mot suivant plutôt biscornu (ici Orkul, ailleurs Dziban, ou ailleurs de l’ailleurs Phecda). 

Philippe Jaffeux, Glissements, éditions Lanskine, 2017, 12€.

Une seule règle suffit-elle à dévider tout le recueil de Jaffeux ? Poser la question est déjà y répondre : non. Pour éviter l’endormissement (dont le nôtre), le concepteur introduit des variantes. La majuscule répétée se sépare et s’éloigne de la première majuscule pour s’accrocher au bout d’un mot en minuscule, lequel pourrait être en fin de phrase mais qui ne l’est pas puisqu’il n’y a pas de ponctuation, donc pas de phrase ni de fin de phrase. Elémentaire, mon cher Jaffeux ! [ndlr : Si ça continue, je vais glisser une majuscule dans son nom de famille : JaFfeux.] L’auto-consigne est-elle définitive ? Non. Page suivante, le mot se coupe en deux, séparé par un espace. Même le mot « écart » subit la métamorphose jaffeuxienne et devient « éc    art » ; même l’apostrophe typo ouvre un fossé entre elle et le mot qu’elle apostrophe (« d’    un sens ») ; même la séparation typographique entre deux mots patine pour s’agrandir : « Le      silence ».

Chaque séquence est séparée de la suivante par une onde hiéroglyphique, indiquant un autre courant, une autre variable. Ici on compte de 26 (rappel de l’ouvrage précité ?) à 50 en évoquant des plantes/arbustes (gentiane, cyprès, laurier, etc.), là on décline la liste des pierres fines (quartz, opale, jade, etc.), là on change l’ordre des lettres dans un mot (« alngue » pour langue, « arobortive » pour roborative), là on modifie l’ordre des syllabes (« sirplai » pour plaisir), là la lettre d’un mot quitte ce mot pour s’installer en solitaire sur la ligne de dessous, là on dédouble la colonne  compliquant la lecture, là on évide le texte traditionnellement figé en colonne (croix de Saint André, sablier, cône...).

Des « glissements » sur l’écriture et sur ce qui n’est pas elle (le vide, l’espace, l’écart) « guide l’avenir de ses errances avec la place d’une pensée/paradoxale »  avec un « l » en italique glissé lui aussi au milieu de ses comparses romains ! Avez-vous compris ? Ecriture anti-écriture... C’est clair ? Clair-obscur ?

Poète mathématicien, Jaffeux se veut ici explorateur de l’inexploré, l’incompréhensible, l’illisible, l’irréel, autant d’incarnations de « la formule mystérieuse du vide ». Un vide volontiers qualifié d’« inutile ». Le chaos métamorphique de ce Jules Verne de l’alphabet, de ce Léonard de Vinci de la grammaire, de ce Géotrouvetou de l’orthographe fera-t-il émerger un concours Lépine de la trouvaille oulipienne? Bref, mon commentaire se met à glisser – lui  aussi – sur le radeau de cette page, les touches d’ordinateur cessent soudain d’être mes gouvernails. Contraintes de proposer un sens non insensé, elles rêvent pourtant de passer au-delà du champ alphabétique. Etgheu3ps,esji !uejs ;ay52 ;,etc…

Présentation de l’auteur

Philippe Jaffeux

Philippe Jaffeux habite Toulon. L'Atelier de l’Agneau éditeur a édité la lettre O L’AN / ainsi que courants blancs et autres courants.

Les éditions Passage d’encres ont publié N L’E N IEMeALPHABET de A à M et Ecrit parlé. Les éditions Lanskine ont publié Entre et GlissementsDeux a été édité par les éditions Tinbad et 26 Tours par les éditions Plaine Page. Nombreuses publications en revues et en ligne .

Philippe Jaffeux

Autres lectures

Philippe Jaffeux, Courants blancs

Chaque phrase se détache de l’ensemble et chaque phrase se détache d’elle-même pour venir nous interroger parce qu’elle est toujours double. Il faut que la première partie trouve sa justification en la seconde. [...]

Philippe Jaffeux, Alphabet (de A à M)

Un livre qualifié de « proliférant et multiforme » (C.Vercey), « vertige lucide » (F.Huglo), « nouvelle énergie » et « une des plus grandes entreprises littéraire du temps » (J-P Gavard-Perret), ne peut qu'intriguer et inviter à la découverte. A [...]

Philippe Jaffeux, Autres courants

Des mots récurrents se partagent le recueil : pages, alphabet, lettres, interlignes, interlignage, ordinateur et soulignent l’approfondissement d’une pensée qui ne se veut jamais définitive. Philippe Jaffeux n’hésite pas à mettre en cause l’écriture [...]

Philippe Jaffeux, Autres courants

S’agit-il d’une suite offerte aux Courants Blancs ? A y regarder de près, nous pourrions le supposer, car en effet divers indices invitent à imaginer à tout le moins une filiation sémantique avec ce [...]

Philippe Jaffeux, 26 tours

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Les Hommes Sans Epaules n° 47 (1° semestre 2019).

François Montmaneix déclare haut et fort : « Ce ne sont donc pas le retour consternant des guerres de religion, la déferlante technologique obsessionnelle, l’abrutissement, par le football, la banalisation du verbe par le développement des réseaux prétendument sociaux, la vulgarité médiatique, la sacralisation des gadgets, la mondialisation de l’uniformisation et le déclin de la conscience du monde qu’ils engendrent, qui viendront à bout  de la vérité et de la force de la parole qu’incarne la Poésie » (p 5).

De même, dans son article, Le poète ermite de Tromba, Jacques Crickillon (p 25)  note à propos de  Pierre della Faille que l’amour de Belle est aux antipodes de la conception barthienne des Fragments d’un discours amoureux et assimilable aux représentations de l’amour vu sur les sculptures des parois des temples de Maliparum et de Borobudur. Il note aussi : « La différence, c’est que, la rencontre ouvre   chez della Faille, une destinée commune, un chemin (avec Belle à deux, en étant non unique mais double dans l’unique.  Dès lors, si la femme aimée apparaît sublimée dans l’œuvre jusqu’à en faire une figure mythologique, elle est aussi présence jour à jour et alimente ainsi perpétuellement la création… » (p 24). Si j’aime François Montmaneix pour ses poèmes en général et pour son écriture, j’aime Pierre della Faille pour l’amour fou qui donne une tonalité particulière à sa vie et à son écriture poétique…

Les hommes sans épaules n° 47 : 324 pages, 17 euros. Abonnement à 2 livraisons : 30 euros.
Les Hommes sans épaules, 8 rue Charles Moiroud. 95440 ECOUEN.

Si François Montmaneix signe l’éditorial de cette livraison des Hommes sans épaules, les deux précédents (FM & PdF) font partie du premier article de la revue, Les porteurs de feu, par leurs poèmes. La revue est divisée en ses parties habituelles : Ainsi furent les Wah (avec Imasango, Adeline Baldacchino -dont j’ai lu jadis La ferme des énarques (et dont j’ai rendu compte dans Recours au poème)-, Natasha Kanapé-Fontaine, Emmanuelle Le Cam, Hamid Tibouchi, Franck Balandier et André Loubradou… De même avec le dossier Poètes à Tahiti avec Christophe Dauphin (introduction) : Teuira Henry, Henri Hiro, Flora Devatine, Loïc Herry et Alain Simon… Les inédits des HSE sont consacrés aux poèmes de Sonia Zin Al Abidine. Vers les terres libres sont réservées à une étude de Paul Farellier intitulée La poésie de Frédéric Tison suivie de Minuscules (un ensemble de proses poétiques) du même Frédéric Tison…  Suit alors une étude d’Eve Moréno ; consacrée à la chanson, la poésie, elle présente le chanteur Allain Leprest.  Suivent enfin des poèmes inédits d’Elodie Turki, de Paul Farellier, de Jacqueline Lalande, d’Alain Breton, de Christophe Dauphin et d’André Prodhomme… Viennent en final des notes de lecture de Christophe Dauphin, de Claude Luezior, d’Eric Pistouley, de Bernard Fournier, de Jean Chatard, de Thomas Demoulin, de François Folsheid, de Frédéric Tison et  de Paul Farellier…  Viennent ensuite les usuelles informations…

Jamais une revue n’a autant ressemblé à ce que doit être une revue de poésie. Et il y a des poèmes pour tous les goûts.




Gérard Bocholier, Depuis toujours le chant

Sans plus aucun poids de terre
 Ni de chair qui me retienne
J'entre dans la gravité
De la mort que tu m'apprêtes  (p. 63)

De quelle surface enfin vécue au-delà de soi s'agit-il ? 

Mais que la voix soit aussi très profonde et que rien ne mente : voilà ce que le chant souffle tout au long du recueil d'ailleurs composé sur des sections rythmiques équilibrées. Vers de 8 syllabes dans la première partie, de 6 dans la seconde, de 7 dans la troisième, de 5 dans la quatrième et de 7 (de nouveau) dans la dernière. On peut sentir ce passage du pair à l'impair comme le socle toujours plus vivant d'un désir, d'une présence bien secrète mais qui mêle effacement et lumière en essayant de gagner cette dernière. Vers courts. Vers dans la régularité. 

Car dès le liminaire « Depuis toujours ton silence... »,  (en italiques, et, disons-le, conçu comme un murmure, une prière) il est question d'une parole, d'un poème et, sans jamais dévoiler quelque rive d'or, du vent de l'Esprit qui, pour le veilleur, entraîne le cours du monde vers un intérieur d'amour.

Gérard Bocholier, Depuis toujours le chant, Arfuyen, 2019, 128 pages, 13€.

Ce dernier mot, s'il est répété régulièrement dans le recueil, ne s'accompagne pas forcément d'une promesse. L'écriture va devoir gagner son propre secret, son espace articulé au fond de l'être avec des images, des sons, des codes bien mystérieux, difficiles à déchiffrer de par leurs échos avant de suggérer que la silhouette de l'homme, même accompagnée de plus en plus par la « lumière », s'adresse à Dieu. 

 

O Seigneur dépouille-moi
Du vieil homme qui s'entête
A manger en solitude
Le pain noir de l'amertume  (p. 102)

 

C'est un tutoiement perçant, un relief au bout d'un jeu magique de pronoms personnels et possessifs. L'homme ne redit « je » qu'après l'avant-dernière partie où le mystère des morts trouve un ton sans fard mais non privé d'échos ; et le rythme exigeant qui ne doit rien à la nostalgie, quand vient la ou les dernières pièces de chaque partie, semble bien se fondre dans cette frontière en principe artificielle pour annoncer le meilleur, c'est-à-dire un équilibre, enfin, comme à force d'accorder la vérité aux quatrains, aux deux quatrains que chaque page imagine sans cesse en restant fidèle au ton du poète.  

Depuis toujours le chant qu'aime-t-il si ce n'est le silence, l'énigmatique légèreté promise aux mots, au frisson encore plus fort qu'eux ? L'amour ? Le temps avec le présent montre un langage vivant, mais le futur, qu'offre-t-il déjà au veilleur ? On va du « je » au « tu » dans la foi. La répétition temporelle dans le liminaire ne revient pas quand se referme la dernière partie, « Mais jamais sur la colline/L'aube n'a été si belle. » 

Le corps et la poésie auront pris le ciel comme les racines à témoin, et cette fête à la fois intime et universelle sera bien restée louange.

Ce recueil n'en finit pas de s'ouvrir sur le « feu secret » qui se consume, proche d'un coeur aux branches qui n'ont pas peur « du jour qui tombe ».

 

Présentation de l’auteur

Gérard Bocholier

Gérard Bocholier est né en 1947 à Clermont-Ferrand, il a fait ses études dans cette ville où il a ensuite enseigné la littérature française en classe de lettres supérieures. Originaire d’une famille de vignerons de la Limagne et franc-comtois par sa mère, il a passé son enfance et sa jeunesse dans le village de Monton, au sud de Clermont-Ferrand, qu’il évoque dans son livre Le Village emporté, paru en 2013 aux éditions L’Arrière-Pays.

En 1971, il a reçu des mains de Marcel Arland, directeur de la NRF, le prix Paul Valéry réservé à un étudiant. La lecture de Pierre Reverdy, à qui il consacre un essai en 1984, Pierre Reverdy le phare obscur (Champ Vallon) détermine définitivement sa vocation de poète. Il commence à publier des volumes de vers aux éditions Rougerie, le premier : Le Vent et l’homme en 1976. Cette même année, il participe à la fondation de la revue de poésie ARPA, avec d’autres poètes d’Auvergne et du Bourbonnais, dont Pierre Delisle, qui fut un de ses plus proches amis.

Gérard Bocholier

D’autres rencontres viennent éclairer sa route : celle de Jean Grosjean, puis de Jacques Réda, qui l’accueillent dans la NRF, où il publie des poèmes et où il devient chroniqueur régulier de poésie à partir des années 90. Il rencontre aussi Anne Perrier, grand poète de Suisse romande, avec qui il noue une amitié affectueuse et dont il préface les œuvres complètes en 1996 aux éditions de l’Escampette.

Il remporte le prix Voronca en 1979, pour Chemin de guet, puis le prix du poème en prose Louis Guillaume en 1987 pour Poussière ardente (Rougerie). En 1991, le Grand Prix de poésie pour la jeunesse du Ministère de la jeunesse et des sports lui est décerné pour un manuscrit de poèmes pour enfants qui sera publié en 1992 dans la collection du Livre de poche chez Hachette, sous le titre : Poèmes du petit bonheur.

Devenu directeur de la revue ARPA, il collabore également comme critique de poésie à La Revue de Belles Lettres de Genève, au Chemin des livres, à Recueil puis au Nouveau Recueil. Il rassemble certains de ses articles dans un essai, Les Ombrages fabuleux, aux éditions de L’Escampette en 2003. Il participe à plusieurs ouvrages collectifs, dont les cahiers 10 et 17 au Temps qu’il fait, consacrés à Pierre-Albert Jourdan et à Roger Munier. Deux livres de poèmes pour la jeunesse sont encore publiés, aux éditions Cheyne, illustrés par Martine Mellinette : Terre de ciel  et Si petite planète.

Il entre dans la prestigieuse collection des éditions Arfuyen en 2006 avec La Venue et en 2012 avec Belles saisons obscures.  En 2011, son livre de vers et proses, Abîmes cachés (L’Arrière-Pays), est couronné par le prix Louise Labé. Son engagement religieux se fait plus direct , il se consacre essentiellement à l’écriture de psaumes à partir de 2009 et publie chez Ad Solem : Psaumes du bel amour (2010), préfacé par Jean-Pierre Lemaire, et Psaumes de l’espérance (2012), avec un envoi de Philippe Jaccottet, récompensé par le prix François Coppée de l’Académie Française. D’autres livres de psaumes sont prévus chez le même éditeur. Un essai paraît en 2014 chez Ad Solem : Le poème exercice spirituel.

Il tient une chronique de lectures, Chronique du veilleur, depuis 2012, sur le site de Recours au poème.

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Valéry Molet, Aucune ancre au fond de l’abîme

Aucune ancre au fond de l’abîme : ce titre nous donne d’entrée le programme de l’ensemble, presque. Il est suivi d’un premier poème censé nous donner la clé de sol : il y est question de femmes aux mollets brisés (je n’ai pu m’empêcher d’y lire un jeu avec le patronyme de V.M.), aux varices bleutées

Nous retrouvons un univers que V.M. a déjà exploré dans ses publications antérieures. Les pages suivantes dressent le tableau de plages qui n’ont qu’un défaut, mais de taille : elles sont habitées par la genstouristique et commerciale. On se voulait au bout du monde, en communion avec la mer, on avait compté sans les envahisseurs. Ce qui n’est guère plaisant ! La mer n’est pas faite pour l’été, conclut le poète… V.M. ne fait pas dans le bon sentiment, comme il est (trop) d’usage en poésie, cela nous change un peu d’air.

Et voilà qu’au décours d’une page, une femme est revenue : l’amour renait à Plougrescant. Nos baisers ressuscitent Plougrescant dont la roche se mourait. Voilà que la rencontre initiale faite à Plougrescant renaît, dans une suite de notes sensibles – et lyriques. Notre couple poursuit son voyage amoureux en Bretagne, dans la bien-nommée île de Sein.

Valéry Molet, Aucune ancre au fond de l’abîme, La petite Hélène éditions, 70 pages, 14 €.

La faune humaine est toujours aussi malvenue, alors le sable s’efface sous les serviettes, mais il y a désormais une autre faune, celle des goélands, des lapins que notre poète aime. Il prononce le mot ! Nous voilà loin des dégoûts du début. Alors ta main s’affermit sur ma joue/qui rabiote ta main– le poète goûtant ce « petit plus » ? L’amour est fait de gestes infimes, de fines sensations : la mer remonte enfin. Plutôt l’esthétique que le sexe, lequel fait réapparaître (incestueusement ?) l’odeur crasse des chaussettes de la mère trouvées un jour au fond d’un panier.

Au final, ce texte nous décrit l’amorce d’un amour retrouvé – encore que sans promesse donnée. La charge du début contre le populo s’estompe, presque… puisqu’au dernier poème la mer est oubliée pour un Paris qui truste les dividendes : Les grues échassières tremblent/Sous le poids du ciment aurifère/J’adore l’odeur de la spéculation immobilière/Cela vous rend vivant. Faut-il voir dans cette provocation la recherche d’un retour de bâton ?

Je n’ai encore rien dit de la forme en feuilleté du livre, une façon que j’estime heureuse d’échapper au genre du pur poème. Des fragments nous donnent des pensées, des intuitions qui dialoguent avec les poèmes, les éclairent parfois, les contredisent aussi – comme s’il n’était pas question de fondre en amour ! Une belle note soutient que le langage ne pénètre pas le bocage de la plénitude, que rien n’est communicable. Les personnes qui vivent l’être ne peuvent rien se dire. Les poètes le savent bien, avec V.M. ils relèvent quand même le défi. Quant aux poèmes, ils me semblent se situer dans la veine de la poésie états-unienne du concret quotidien, réaliste et autobiographique. On pourrait penser à de la simple prose découpée en lignes brisées s’il n’y avait dans l’écriture de V.M. une charge poétique évidente.

Présentation de l’auteur

Valéry Molet

Valéry Molet est né en 1968 à Beauvais. c'est un écrivain et poète français.

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Poèmes choisis

Autres lectures

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Mireille Fargier-Caruso, Comme une promesse abandonnée

Le rien est là si plein - qu’il est Tout

 

                                                                          A Mireille Fargier-Caruso

Il y a un temps où la vie et la mort s’allient, comme en montagne le soleil s’allie sans crier gare à l’ombre, pour soudain nous révéler l’étroit passage où nous marchons depuis toujours ensemble, sans nul espoir de refuge, de vraie avancée ni de demi-tour. Et nous voilà suspendus entre rocher et vide,  au bord du précipice, funambules en proie au vertige du temps et tourmentés peut-être d’avoir démérité en abandonnant trop vite la promesse d’une lumière à tenir dans l’ici. Car « la vie se gagne », du moins l’avons-nous cru  avec d’autres en « ce pays autrefois habité » par la flamme encore vive de l’enfance et les espoirs amoureux et politiques de la jeunesse, alors comment, par-delà le constat de « l’obscur/qui sommeille au plus profond de nous », de « l’hiver qui arrive » et un bilan du monde désenchanté, ne pas sombrer dans la mélancolie et tenter de retrouver le pays perdu, de faire entendre un instant sa voix dans l’ombre qui s’étend ?

Comme une promesse abandonnée,
Mireille Fargier-Caruso, éditions Bruno Doucey

 

Ainsi dans Comme une promesse abandonnée,son dernier livre paru ce printemps aux éditions Bruno Doucey, Mireille Fargier-Caruso, en un long poème aux vers libres et à l’écriture sobrement lyrique, se confronte-t-elle avec lucidité aux réalités féroces qui nous entourent, à la vieillesse qui la guette, tout en réaffirmant un art de vivre et « la joie d’être libre », corps et mots, malgré la finitude, car « savoir le rien n’est pas rien savoir ».

L’auteure, désormais «  aux aguets », commence donc par revisiter, à l’aune de son âge et d’un ciel « qui s’est tu depuis longtemps », l’absurdité de notre condition mortelle, les travers récurrents du monde et les désastres qu’ils produisent. Dès le début du recueil elle entraîne le lecteur à sa suite, regard et mémoire, pensée et cœur : «  Il faut un nous pour notre histoire », écrit-elle, soutenant l’idée d’une communauté dont le sort est lié à une fraternité pour qu’exister ici-bas conserve un sens. Elle s’attache à interroger l’époque contemporaine où se mêlent son histoire à l’histoire, son je-tu aux nous-on, en entrelaçant temps, lieux et destins pour mieux comprendre pourquoi « hier écorche aujourd’hui » et pourquoi aujourd’hui menace demain, malgré le « désir fou de vivre », l’éternelle nécessité d’aimer et de créer qui habite l’humain.

En nous  plongeant dans une mise en résonance des différentes facettes d’un réel et d’une réalité que nous peinons à regarder en face et à dire, elle nous permet de nous confronter à une vérité commune, mais contrastée selon les angles des bonheurs et des malheurs individuels ou collectifs que nous subissons. Dressant une sorte d’état des lieux entre les années 68 et maintenant, elle déplore l’effondrement des utopies et la résurgence des croyances dévoyées. Avec indignation et désespoir elle égrène les problèmes de notre société et plus largement de la planète : les inégalités insupportables, les injustices et les guerres qui perdurent, les barbaries de toutes sortes qui n’épargnent ni « les enfants délaissés », ni « les écrasés » et sacrifiés de toujours. Ces « Désastres du même », auxquels s’ajoutent aujourd’hui la course sans cesse plus effrénée du profit pour quelques-uns, « l’aphonie des villes démesurées » où se perdent «  vies petites/appels étouffés », ainsi que la coupure du lien avec la nature, elle-même mise en danger, sont tout ce qui « dépareille » un peu plus l’homme installé devant les écrans et soumis au décervelage « du pain des jeux et stéréo ». Son ignorance de l’autre, sa peur s’en trouvent renforcées. Ce leitmotiv, avec l’emploi d’autres nombreuses anaphores et répétitions, donnent des ancrages qui structurent les vers et ponctuent leur ardente coulée. Les mots traduisent la tension, signent les désillusions ou l’angoisse de la poète devant un « essai fêlé de vivre » et l’échec partagé d’améliorer le monde.

Le poème entier forme une boucle : un même mouvement circulaire fait en effet tourner du premier vers au dernier «  fiction et réel souvenirs récits ». Il balaie « présent passé futur » et donne sa rythmique à l’ensemble. Pas de ponctuation mais un souffle né de la grande tradition poétique chère à un Aragon ou même à un Apollinaire, creuse en spirale le propos et emporte la voix. Mireille Fargier-Caruso a choisi la clarté d’une parole sans pathos mais avec nostalgie. La force des sonorités et des images irriguent l’apparente simplicité d’un chant dont certaines strophes ressemblent parfois à des chansons ou peuvent au contraire basculer jusque dans l’aphorisme. A sa manière et avec des registres variés, elle saisit ‘l’air du temps’ tout en appelant les clartés de la philosophie, et privilégie tour à tour l’émotion, intime universel, la révolte sociale ou le questionnement méditatif nourrisseur du dialogue intérieur et avec les autres.

Femme-poète-philosophe, l’auteur n’oublie jamais que l’être humain est fini malgré « son goût d’infini » et «  ses vœux lancés vers les étoiles » qui « donnent en un instant tout leur éclat/ avant de devenir poussière ». L’enfance qu’elle chérit  a ses douleurs, sa solitude, et la jeunesse ses rêves inaboutis, ses défaites autant peut-être que l’âge mûr. Nous cherchons toujours  « quelque chose de plus grand »  et « plus grande que nous est notre vie » en ce réel énigmatique qui nous déborde.  Si nous connaissons la félicité  - et l’auteure la célèbre par l’osmose avec la nature, la quête de la beauté et du sens, les intensités de l’amour qui illumine -, chacun de nous pourtant se sait vouée aussi à la déperdition des corps, à l’inéluctable perte, à ces « quelques pelletées de terre dessus  » dont parlait déjà Bossuet. On retrouve dans ce livre la proximité constante de la mort, la déréliction d’une vieillesse qui l’annonce, en même temps que le rapport sensoriel et sensuel que la poète entretient avec la vie et qui lui vient sans doute de ses origines : un Sud baigné d’odeurs, de couleurs et de caresses. Souvenirs anciens et instants aujourd’hui volés font perdurer  malgré tout « l’allégresse » et l’ineffaçable des « amours gravées ». Manière de souligner l’importance de la mémoire, le refus de l’absurde, l’espoir invincible car ce qui nous a été donné doit être rendu et transmis.  Le corps, la pensée, l’art sous toutes ses formes éclairent le monde et accompagnent la poésie. Ils sont pour Mireille Fargier-Caruso ces lieux où l’on apprend à « vivre enfin à hauteur de soi » et en lien avec l’autre.

Présentation de l’auteur

Mireille Fargier-Caruso

Née en Ardèche, en 1946 vit à Paris. Elle enseigne la philosophie une dizaine d'années, puis devient bibliothécaire dans la banlieue parisienne. Elle publie dans de nombreuses revues et anthologies. Elle est l'auteure d'une quinzaine de recueils, et travaille avec des artistes peintres. Elle est également traductrice en anglais, allemand et grec.

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Poèmes choisis

Autres lectures

Mireille Fargier-Caruso, Comme une promesse abandonnée

Le rien est là si plein - qu’il est Tout                                                                             A Mireille Fargier-Caruso Il y a un temps où la vie et la mort s’allient, comme en montagne [...]




Murielle Compère-Demarcy, Alchimiste du soleil pulvérisé

Que l’on relate la vie, le théâtre d’Antonin Artaud, se référer à la dissidence, à l’ouverture vers la nouveauté, la créativité, et les audaces, pour honorer la puissance époustouflante de l’œuvre  du dramaturge, est un préalable, une posture attendue, une tentative hasardeuse et ardue.

Cette danse avec l’homme solaire Antonin Artaud est une envolée cosmique de belle envergure. Son auteure, Murielle Compère-Demarcy, "fait sauter les verrous de la Grande Pusillanimité gonflée de sa  baudruche d'Auto-Suffisance",  ne nous épargnant rien, et toutes les facettes de cet homme si puissant et si meurtri  sont habitées par l’écriture de ces pages. 

Le lecteur est immédiatement attiré par le format de cette collection, dont Philippe Thireau prend grand soin, ce choix-ci l’atteste ! Tous les éléments physiques du volume racontent ce souci d’exigence.La typographie et les choix graphiques, l’occupation de la page de couverture, qui offre un portrait d’Artaud réalisé par Jacques Cauda, la quatrième de couverture, la qualité du papier, les éléments du paratexte. On attend tout, une évasion, un lieu fertile en interrogations, en réflexions, en partages. On n’est pas déçu.

Murielle Compère-Demarcy, Alchmiste du soleil pulvérisé, Z4 éditions, 2019, 131 pages, 11 € 50.

Comment s’opère le miracle, cette immersion dans l’univers de cet homme soleil, brûlé par les chants inexplorés de son art ? Le dispositif certainement, une écriture inclassable, qui se dresse hirsute et magique, comme un feu d’artifice ou bien comme la pensée d’Antonin Artaud, puissante et explosive.

Prose poétique, poésie tour à tour descriptive et évocatoire, immersions dans les délires ou le monologue intérieur du dramaturge, dialogue avec celui-ci, grâce aux changements de pronom personnel, Murielle Compère-Demarcy est dans cette vitesse et dans ce souffle battant du discours de celui à qui elle s’adresse, à qui elle offre la parole. Les jeux avec la typographie, avec l’espace scriptural, l’appareil tutélaire,

 

les pliures du silence
sur l'arête vive
du cri
tendent la ligne
rouge oppression
de pulsion
anthropophage
de volute d'ombilic
ondoiements de jouissance
et de défécation
dans les grandes oeuvres annales
du cri primal
en avortée tension
jusqu'à sa purgation

L'auteure devient celui-ci, Antonin Artaud, le regarde, entre dans sa transe, ouvre son univers. Discursive, métaphorique, aléatoire, alvéolaire, pragmatique, démesurée, et surtout témoin de la communion d'un visionnaire et d'une poète, l'allure de ces pages nous emporte courir avec celui qui a offert son génie au théâtre, son humanité à ses semblables. 

Le rythme effréné de ces pages nous mène tel un torrent de folie et de puissance évocatoire... la folie, cet enfermement qui fut aussi cette liberté de dire, d’agir, de créer, est si bien racontée, car comment rendre compte de ceci, de cette impossibilité à ouvrir l'espace du cerveau Artaud, de l'âme Artaud, si ce n'est en devenant la globalité Artaud, comme le fait Murielle Compère-Demarcy qui tient ce fil d'Ariane, ce fil ténu entre norme et déviance, entre terre et ciel.

Le vocabulaire d’un niveau tour à tour courant, familier, soutenu, et les jeux de mots, les néologismes, tout participe de la mise en œuvre de cette toile réalisée avec des jets de couleurs, de touches ponctuées de traits tendus, comme une corde, sur laquelle a avancé Antonin Artaud, sur laquelle s'est aventurée l'auteure de l'Alchimiste. Elle parvient à  plonger dans la conscience de ce personnage marquant du paysage théâtral français  du vingtième siècle. Elle réussit ce tour de force qui est de nous ouvrir aux pensées puissantes de cet homme remarquable. La folie, aussi, est donnée à ressentir, à connaître non pas grâce à une perception intellectuelle, mais grâce à cette immersion miraculeuse dans la vie intérieure de cet être tourmenté et fertile. C’est ceci que nous offfre l’auteure, qui abandonne les dernières pages de ce livre remarquable à  Antonin Artaud :

 

Ce que je suis
n'est pas inscrit
n'est pas représenté
dans l'homme
l'homme
n'est qu'un bloque opaque
et qui se meut
avec le réprimé
refoulé
et irrévélé
dont chaque geste
est un révélation spontanée.

Je suis l'infini.

 

 




Lucien Wasselin, Mémoire oublieuse et vigilante

Auteur de fragments, amateur de petits pays et de lichens sobres, spécialiste reconnu d’Aragon, collectionneur de mots et de chemins, Lucien Wasselin est fidèle à son nord natal, à ses premières lectures, à Carvin (Pas-de-Calais) et à la Tribune du Mineur (puis La tribune de la région minière) où il tenait une rubrique régulière. Son dernier recueil, Lieux, villégiatures, souvenirs & autres instantanés(oui, il travaille aussi avec des photographes), édité loin de là à Châteauroux-les-Alpes ce2019 par Gros Textes (80 p.), rassemble des proses poétiques, des souvenirs presque toujours in memoriam, des carnets de voyage et une suite de courts poèmes dédiés à la figure mythologique d’Icare fils de Dédale ; comme son titre (long) l’indique assez précisément.

Ce court livre – ou bref recueil – a pu être en quelque sorte complété par les textes publiés récemment sur ce même site (n° 193, mars2019) et intitulés du reste et d’autres poèmes.  

Chez l’Alighieri (oui, auteur – vous l’aurez remarqué – de nouveau à la mode), Icare devient, avec Phaéton, un emblème de témérité juvénile punie, que Dante (le personnage de 35 ans) garde bien toujours en tête au cours de son périlleux voyage d’outre-tombe (et « le malheureux Icare sentit/sur lui fondre la cire et tomber ses plumes,/son père lui criant : “Tu vas à mal !”, » – Enfer xvii, vers109-11). Chez Wasselin, cette figure se confond peut-être avec celle d’Ésaque se jetant de désespoir dans la mer et sauvé enfin par la grande Téthys qui le transforma en oiseau aquatique (le plongeon) ; mais elle n’en est pas moins efficace : « seul aujourd’hui/l’oiseau qui tombe/tête vers le bas/évoque ton souvenir » ; ou encore : « la roue du destin te broie/Icare dans les ronces/bec sur la terre trop dure » (p.68-69). Où notre effroi écologique rejoint par delà les temps la compassion pour qui risque de se noyer, semble condamné à un tel destin.  

Lieux, villégiatures, souvenirs & autres instantanés, Lucien Wasselin, éditions Gros textes, 2018, 82 pages, 6€.

Ce qui nous touche ici, comme chez Baudelaire déjà évoquant « le vieux Paris », c’est avant toute conviction la mémoire inscrite dans notre cosmoset notre logos familiers : « Le paysage est un palimpseste. Je n’ai pas retrouvé l’estaminet Busset-Lamant. […] Le mot estaminet existe-t-il encore ? Se souvient-on de ce que fut un estaminet ? » (p.11). Oui, nous sommes faits de terre, de mots, et d’êtres qui nous ont entourés, qui nous prennent à témoins :

Habitation. la maison à la sortie du village, sur la route qui mène au bourg, la vieille qui l’habitait s’en est allée discrètement. personne ne nous a mis au courant. qui d’ailleurs l’aurait fait ?

– ici, l’absence de verbe principal ausculte au plus près – et exprime sans pathos – le pur surgissement de l’émotion, sans laquelle, croyons-nous, pas de poésie. Et, pour l’ami Pierre Garnier : « que peut le poème qui n’est ni un anti-anémique, ni un anti-septique, ni un anti-inflammatoire comme l’est rheum officinale [la rhubarbe chinoise] ? » (p.57). Que peut la poésie « en temps de détresse » ?

Même Icare peut nous dire quelque chose « au pays de la marchandise », où « chacun rampe/les mains dans les poches » (p.74). Lucien Wasselin semble prendre à son compte le temps présent vite oublieux, et une mémoire historique à la Perec, qui le dépasse infiniment. Exemple, ce lieu insistant, du côté de Carvin et de la Deûle :

             Une meute court dans la mémoire. Je la retrouve ruelle des petits chiens. Je presse
le pas et je me souviens que Cyprien Quinet mourut au camp de Hersbruck, mis en pièces
par les chiens des SS. (p. 10)    

Par où nous basculons sans solution de continuité vers les inédits récents déjà nommés, parus ici même : à l’opposé des non-lieux qui désormais nous dépaysent partout. Je leur laisse le soin de ne pas conclure, puisqu’aussi bien, s’il est permis, l’écriture de Wasselin donne souvent l’impression d’être en attente, sur le point de délivrer une parole autre, par pudeur retenue, impuissante, ou en cours de cheminement obstinée et oublieuse, comme notre mémoire…

 

sainte prisca

18 janvier 1943 Émilienne Mopty

elle fut à la tête des manifestantes
dans les Indes Noires en 1941
lors des grèves de mineurs

trahie et arrêtée par la gestapo
elle fut décapitée à Cologne par les nazis

fait-on des vers
avec l’horreur
soixante-dix ans après

si ce n’est pour conjurer l’oubli

(voir : https://www.recoursaupoeme.fr/lucien-wasselin-2/ )

 

Présentation de l’auteur

Lucien Wasselin

Il a publié une vingtaine de livres (de poésie surtout) dont la moitié en livres d'artistes ou à tirage limité. Présent dans plusieurs anthologies, il a été traduit en allemand et collabore régulièrement à plusieurs périodiques. Il est membre du comité de rédaction de la revue de la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Triolet, Faîtes Entrer L'Infini, dans laquelle il a publié plusieurs articles et études consacrés à Aragon.

A signaler son livre écrit en collaboration avec Marie Léger, Aragon au Pays des Mines (suivi de 18 articles retrouvés d'Aragon), au Temps des Cerises en 2007.
Il est aussi l'auteur d'un Atelier du Poème : Aragon/La fin et la forme, Recours au Poème éditeurs.

Lucien Wasselin

Autres lectures

Lucien Wasselin, Mémoire oublieuse et vigilante

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En longeant la mer de Kyôto à Kamakura

Le récit poétique d’un moine voyageur

L’auteur est anonyme et son récit date de 1223. Mêlant notations prises sur le vif, poèmes de cinq vers et méditations, il nous entraîne pendant une quinzaine de jours sur environ 450 kilomètres dans une découverte du littoral japonais entre Kyôto et Kamakura. Une expérience à la fois poétique et spirituelle de moine pèlerin.

 

On peut appréhender un tel récit de bien des manières. S’attarder, par exemple, sur l’arrière-plan historique (l’auteur, qui vient de quitter sa vieille mère,  pérégrine de la capitale Kyôto à la ville de Kamakura où s’est installée, à l’issue des guerres civiles, le gouvernement militaire des Shôgun). Y répertorier toutes les références à la Chine truffant ce récit (qu’il s’agisse d’histoire, de poésie, de  légendes…). On peut aussi y voir un mode d’emploi du bouddhisme, notamment dans sa version syncrétique shinto-bouddhique, celle qui inspire la perception du monde proposée par l’auteur (« Moi dont la vie n’est qu’un instant au milieu d’un songe »).

On peut, également, apprécier le caractère documentaire de ce récit de voyage dans sa capacité à nous faire entrevoir les travaux et les jours du Japon ancien. Voici, sous la plume de l’auteur, les marais salants, les bateaux de pêche, les mariniers, les marchands, les bûcherons, les rizières…

« Reflétées dans l’eau/des rizières inondées/elles se montrent à nous ! /Les nuées d’épis de riz/image de l’automne ».

En longeant la mer de Kyôto à Kamakura, traduction du japonais, présentation et notes par le groupe Koten (Claire-Akiko Brisset, Jacqueline Pigeot, Daniel Struve, Sumie Tereda et Michel Vieillard-Baron), éditions Le Bruit du temps, 168 pages, 15 euros.

On peut, enfin, avoir ici un aperçu des conditions de voyage de l’époque, à pied ou à cheval (comme c’est le cas de l’auteur), logeant dans des auberges de fortune ou carrément sous les étoiles. Et, quand on est moine, s’attardant dans les temples et les lieux sacrés chargés d’histoire.

Mais se contenter de dire cela, ce serait passer sous silence la portée universelle d’un récit dont la poésie est le vecteur essentiel. Cet auteur japonais d’une cinquantaine d’années (« vieillard que je suis ») s’inscrit dans la lignée des auteurs des récits de voyage (kiko) de moines ermites dormant sur des « oreillers d’herbes »(Sôséki a fait de cette expression le titre d’un de ses livres), prônant l’ascétisme, la sobriété, la pauvreté. Et invitant, de bout en bout, à la contemplation. « Aujourd’hui je l’ai passé ;/si je reviens à nouveau/je verrai le mont Futamura :/sentier sous les pins/dont le regret me suivra » .

Ce sont des leçons de vie que distille en effet ce moine voyageur  à renfort de waka, ces quintains de trente et une syllabes qui ponctuent son texte comme le feraient des haïku dans un haïbun. « A quoi bon maintenant/ces lamentations ?/Ne sait-on d’avance/que la rosée à la pointe de la feuille/est vouée à disparaître » (Kobayashi Issa nous parlera aussi, plus de 500 ans plus tard, d’une « monde de rosée »).

C’est le sentiment bouddhique de l’impermanence qui domine dans le récit. « Du fleuve qui va/et jamais ne reviendra/l’écume hélas ! tôt effacée/me semble la trace/de celui qui disparut », écrit-il évoquant la mort tragique d’un dignitaire japonais. Sentiment doublé d’un appel à faire le bien. « Le paradis loge dans un cœur tourné vers le Bien. L’enfer n’est pas sous terre, il se trouve dans un cœur qui nourrit de mauvaises pensées ». Le chemin littoral qu’emprunte ce voyageur anonyme devient ainsi progressivement, sous sa plume, le chemin de l’Eveil.