CŒURS-TAMBOURS
Le récit ne sera pas perdu
 n’en déplaise aux trafiquants
 d’histoire et de temps
 Nos cœurs-tambours l’ont confié 
 aux vents 
 qui le dispersent avec les graminées
 Les abeilles en font leur miel
 au milieu des champs de blé
 Dans les fournils le pain lève 
 et la parole avec
 Nos cœurs-tambours l’ont confié
 aux vents
* * *
DANS L’ESPACE DU POÈME
Dans l’espace du poème 
 le chaos du monde s’ordonne
 Une voie se fraie 
 Une voix se fait entendre
 Elle libère l’eau qu’ils ont voulu enchaîner 
 Elle nomme les villes et les villages
 dont ils ont voulu effacer le nom
 El Quds Jaffa Nasra Safed 
 Dans l’espace du poème 
 les routes de l’exil se croisent 
 au creux des lits d’harmonie
 Dans l’espace du poème 
 les fils et les filles de Troie 
 naturellement poètes 
 naviguent de mot en mot 
 à la recherche d’une source
 dans laquelle délasser 
 leurs corps et leurs âmes fatigués
 Ils ne pourront jeter l’ancre sur l’île
 qu’en traversant le temps
* * *
POUR LES ENFANTS DE PALESTINE
Ils sortent des vases et des bas-reliefs antiques 
 prennent leur élan et s’élancent
 Une douleur lancinante les tient éveillés
 au creux de la nuit et lorsqu’il s’assoupissent 
 ils rêvent d’une vie en pleine lumière
 Mais chaque aube apporte 
 la trahison des promesses
 Peut-on conquérir l’Eden par le glaive et le feu ?
 Dans la main des enfants 
 les pierres de la colère disent le refus
 Et s’il ne restait aucune pierre
 les enfants de Palestine souffleraient
 dans leurs mains jusqu’à ce que les vents 
 du désert se lèvent et emportent l’édifice
 construit sur le mépris sanglant
* * *
MOI DU PAYS DE LA BEAUTE
(extrait)
Longue patience 
 A travers les siècles 
 on contera l’histoire de notre résistance
 comment nous nous sommes enchaînés au mât 
 pour ne pas céder au chant des sirènes 
 et finir notre vie en nous balançant 
 tranquille sur le balcon
 comment nous avons crevé le silence
 jeté sur leurs méfaits
 comment nous avons glissé 
 jusqu’au fonds des fosses océanes 
 où d’étranges créatures
 nous apprirent l’art de la survie 
 poisson-vipère au corps recouvert
 de photophores clignotants 
 télescope-octopus doté d’une vision 
 extraordinaire
 Leurs enseignements nous aident
 à repousser les assauts des Conquérants
 voir tête baissée yeux bandés 
 produire notre propre lumière
 devenir maître en prestidigitation
 nous servir de nos oreilles comme de nageoires
 et nous adapter jusqu’à nous nourrir de pierres
 plutôt que de céder
 Guidés par le souvenir de lointaines fontaines
 et d’aubes tendres 
 nous cheminons sur les traces des gazelles 
 et rembobinons le temps pour arriver au lieu de l’origine
 Les lumières de l’absence illuminent le chemin
 Nous le voudrions nous ne pourrions faire autrement
 le destin des vagues n’est-il pas de courir l’une après l’autre vers le rivage ?
* * *
SEULEMENT UN HOMME, UNE FEMME QUI MARCHE
Eylan Kurdi — bambin originaire de Kobani-Syrie — échoué sur le rivage turc à l’été 2015.
Grido. Davanti a miei occhi, una lucce brilla nel cielo di Hiroshima.
Lente comme si fossa un sogno, la luce si propaga piano, piano…
Adesso, pero, sono le case a crollare piano, piano, una dopo l’altra, alla velocita dei sogni… »
La catastrophe était survenue
 Elle était survenue
Hara Tamiku était là
 lorsque « le monde a explosé en mille morceaux
 en mille morceaux »
L’éclair n’a duré que le temps d’un battement de cils
 un simple battement de cils
 Image éternellement prisonnière
 d’un instant de lumière
Hara Tamiki s’est levé et a commencé à marcher parmi les décombres
 « Camminavo fra le macerie e me dicevo che non fosse io. Ma la parte di me che camminavo fra le macerie proveva di convincermi che fosse io, fosse io ».
« La seule chose qu’il savait encore est qu’il avait vécu au milieu des lamentations de ceux qui imploraient le salut »
 Et qu’il voulait vivre « Vivre non pour soi-même, seulement pour les lamentations des morts »
La seule chose qui le faisait tenir debout était ses jambes. Les merveilleuses jambes qui soutiennent les hommes
 quand tout s’écroule autour d’eux… Et les lamentations des hommes…
La femme Isaku était là aussi au milieu des gens qui marchaient tous les jours parmi les décombres
 Elle s’interroge : « ils auront sans doute semé des empreintes humaines et des prières le long du chemin ? »
Ainsi que la femme Okuni qui perdit le temps d’un éclair de lumière son mari
 et sa maison. Sa-maison-seul-lieu-de-retour-possible
« A partir de ce moment, j’ai dû courir à perdre haleine pendant je ne sais combien d’années. Sinon je n’aurais pas pu vivre »
Okuni avait un fils
 Elle a oublié qu’elle avait un fils
Okuni marche pieds nus
 la rumeur des pas grondant dans les oreilles
 la rumeur des pas seule capable
 de couvrir les explosions intérieures
Le monde a explosé en mille morceaux
 en mille morceaux
Okuni marche sans s’arrêter
 pour ne pas céder à l’envie fatale de se coucher
 et de s’abandonner au sommeil profond
 des entrailles de la terre
Elle n’est plus qu’une femme qui marche
 « Non sono piu io, cammino, cammino, solo una che cammina »
Okuni a oublié qu’elle avait un fils
 – qui a survécu –
 puis elle s’en est souvenue
Sur les routes-et-les fleuves-artères-du-monde
 flottent les drapeaux de prière
 petits cailloux balisant le chemin
 de ceux qui ne sont plus
 que des hommes et des femmes
 qui marchent
Hommes et femmes
 Vivants et morts
 Vivants portant leurs morts
 qui marchent au-dedans d’eux
 Morts réconfortant les vivants
Avec le bourdon
 des pas
 dans les oreilles
Un pas
 Un autre
 Un autre pas
 Encore
 Encore
Présentation de l’auteur
Notes

















