La pandémie de Covid 19 relève de la tragédie. J’emploie ce mot au sens pre­mier de la Grèce antique qui évoque une sit­u­a­tion dans laque­lle l’homme prend douloureuse­ment con­science d’un des­tin indi­vidu­el ou col­lec­tif, d’une fatal­ité qui pèse sur sa vie, sa nature, sa con­di­tion même.

La pandémie est un événe­ment mon­di­al qui, dans un ren­verse­ment his­torique inat­ten­du, frag­ilise la mon­di­al­i­sa­tion elle-même, de façon pro­vi­soire sans doute car le cap­i­tal­isme et sa pen­sée sem­blent intacts. Elle com­porte des élé­ments pro­pres au trag­ique : prag­ma (fait), tyché (hasard), telos (issue), apode­ston (sur­prise), dra­ma (action)…

Il me revient la pre­mière phrase de L’écriture du désas­tre (1980) du romanci­er, cri­tique et philosophe Mau­rice Blan­chot (1907–2003) : « Le désas­tre ruine tout en lais­sant tout en l’état ». Le désas­tre, source d’inspiration, peut être aus­si expi­ra­tion, c’est-à-dire anéan­tisse­ment vis­i­ble ou destruc­tion invisible.

Mau­rice Blan­chot lu par Augustin Nan­cy : “Je suis sus­pect”.

Le mot « désas­tre » et le mot « désir » ont une orig­ine éty­mologique très proche, en rap­port avec l’astre faste ou néfaste. Le désir, qui est l’expression d’un manque, a la dimen­sion d’une quête. Au désir du désas­tre répond le désas­tre du désir. Le désir lutte avec l’ordre du réel pour trans­fig­ur­er la réal­ité alors que le désas­tre lutte avec la réal­ité pour trans­fig­ur­er l’ordre du réel. Cette oppo­si­tion est cen­trale, déter­mi­nante, obsé­dante dans les œuvres de nom­breux poètes, dont Paul Celan est le plus représen­tatif. Expres­sion du désir et du désas­tre, l’œuvre poé­tique n’exclut ni la souf­france ni l’espoir.

 

Chris­t­ian Pri­gent, Ecrire la poésie (2/5) : habiter en poète. Les Chemins de la con­nais­sance Émis­sion dif­fusée sur France Cul­ture le 08.03.2005. Par Jacques Munier et Chris­tine Berlamont.

La crise que nous subis­sons place les hommes à une bifur­ca­tion où ils doivent choisir une voie. Kri­sis, en grec, est le moment décisif, celui de la déci­sion, du juge­ment. La voie poé­tique est la plus lumineuse. Source de créa­tion, elle devient le signe lis­i­ble et la voix haute d’un refus des ténèbres qui ouvri­raient la porte au dés­espoir. Je la choi­sis sans hésiter.

Le poète peut, selon moi, con­cevoir un « chaos­mos », pour repren­dre le mot-valise de James Joyce (1882–1941) dans Finnegans Wake. Com­mencé en 1922 et ter­miné seule­ment en 1939, il s’agit du dernier livre pub­lié par l’écrivain irlandais. Il clôt le cycle joy­cien et pro­pose une écri­t­ure de la méta­mor­phose per­ma­nente qui ouvre à une vision nou­velle du monde et de la lit­téra­ture. Le « chaos­mos » exprime, dans un para­doxe trou­blant, à la fois le chaos et le monde ordon­né – kos­mos en grec sig­ni­fie « ordre de l’univers ». Il pour­rait être com­pris comme une ten­ta­tive de com­po­si­tion du chaos face à un anti-monde où se rétractent les lib­ertés, se crispent les esprits, se masquent les vis­ages, s’éteignent les regards.

James Joyce lisant Finnegans Wake.

 

« C’est en poète que l’être humain habite cette terre » écrit Friedrich Hölder­lin. Met­tre en mots le trag­ique de la pandémie, c’est faire enten­dre les voix des hommes qui bâtis­sent et habitent le monde, c’est dire leur des­tin au prisme du présent. C’est pourquoi je pro­pose de revenir à l’étymologie grecque de pandémie : pan (tout) – démie (de démos, le peu­ple). Face à une pandémie à com­bat­tre s’affirme la pan/poésie/démie que je nom­merais plus sim­ple­ment : pan­poésie. La poésie devient alors le tout, pour tous. Elle rem­place les maux par les mots.

Un lecteur mali­cieux entendrait dans pan­poésie l’interjection « pan » qui tran­scrit un bruit sec, une déto­na­tion. Pourquoi pas ? Le mot juste est par­fois un claque­ment de langue ! Un autre lecteur penserait au dieu Pan de la mytholo­gie grecque. S’il fal­lait associ­er celui-ci à la pan­poésie, ce serait en se sou­venant qu’il intim­i­da les Titans en guerre con­tre les dieux olympi­ens grâce à sa voix et aux bruits ampli­fiés par une conque. Si Pan pou­vait provo­quer la ter­reur – d’où le mot « panique » qu’invente Rabelais dans son Gar­gan­tua en 1534) –, il serait utile pour com­bat­tre le coronavirus !

On peut, comme Philoc­tète, dis­pos­er des flèch­es d’Hér­a­clès et ne pas savoir guérir son pro­pre mal. En recon­nais­sant leur impuis­sance, les hommes sauraient s’en remet­tre à la puis­sance de la poésie. En ce temps trag­ique que nous tra­ver­sons, ce « lan­gage dans le lan­gage » comme l’écrit Paul Valéry, est la plus belle et la plus uni­verselle des nécessités.

J’écoute à présent la can­tate pro­fane Geschwinde, geschwinde, ihr wirbel­nden Winde de Jean-Sébastien Bach (1729, BWV 201), dont le thème est la lutte mythique entre Phébus (Apol­lon) et Pan ; et c’est en pan­poète, les yeux grand ouverts, que je choi­sis d’écrire.

 

Jean-Sébastien Bach, Can­tate BWV 201, Geschwinde, ihr wirbel­nden Winde.

Image de une : Doï­na Vieru, Ré-écri­t­ure du désastre.

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Laurent Grison

Lau­rent GRISON est écrivain, his­to­rien de l’art et cri­tique. Ses textes, traduits en plusieurs langues, sont pub­liés en France et à l’é­tranger. Il con­sacre une grande par­tie de sa vie à la poésie et à l’art. Croisant les formes de créa­tion, il tra­vaille régulière­ment avec des artistes (pein­tres, pho­tographes, musi­ciens, comé­di­ens, danseurs, per­formeurs…). Pas­sion­né par la musique, il pra­tique aus­si les arts plas­tiques. Il est mem­bre de plusieurs asso­ci­a­tions inter­na­tionales d’écrivains et de cri­tiques, dont la Mai­son des écrivains et de la lit­téra­ture (France), The Poet­ry Soci­ety (Roy­aume-Uni), le P.E.N. Club français, l’Association Inter­na­tionale de la Cri­tique Lit­téraire et l’Association Inter­na­tionale des Cri­tiques d’Art. Quelques livres récents (2021) de Lau­rent Gri­son : Presque effacé, livre bilingue (français/albanais), avec des pho­togra­phies de l’artiste Wan­da Mihuleac, Édi­tions Tran­signum, 2021. Rim­baud, un poète inachevé, livre d’artiste réal­isé avec Coco Téxè­dre, Édi­tions Les Cahiers du Museur, 2021. Voltaïques, Édi­tions du Petit véhicule, col­lec­tion Galerie de l’Or du temps, 2021. Con­tri­bu­tion au livre Voix Vives, de Méditer­ranée en Méditer­ranée. Antholo­gie Sète 2021, Édi­tions Bruno Doucey, 2021. /p/e/c/c/a/d/i/l/l/e/, livre d’artiste réal­isé avec Ghis­laine Escan­de, Ate­lier 27, 2021. Espérance, avec des œuvres de Chan­tal Giraud Cauchy et Fer­rante Fer­ran­ti, Édi­tions Ségust, col­lec­tion Zaïn, 2021. Vaporet­to, livre réal­isé avec l’artiste Ilona Kiss, texte bilingue français et ital­ien, Édi­tions Ilona Kiss, Budapest (Hon­grie), 2021. ls choss rprn­dront vi (frag­ments pour Georges Perec), Édi­tions du Petit Véhicule, col­lec­tion Chien­dents, Cahiers d’arts et de lit­téra­ture, 2021. Osti­na­to, livre d’artiste réal­isé avec Annie Grein­er, col­lec­tion Ban­des d’artistes, Édi­tions Les Lieux Dits, Stras­bourg, 2021. http://www.laurentgrison.com http://www.laurentgrison.com