Être atten­tif à la vibra­tion (et, en l’occurrence, à ces vibra­tions qui se font dans les œuvres et entre les œuvres), c’est effectuer une opéra­tion acous­ma­tique. Le lecteur doit être un audi­teur capa­ble de désen­sevelir le can­tus obscu­ri­or (le chant plus obscur) du « texte », c’est-à-dire sa dimen­sion acousmatique.

Sur le terme d’acousmate, on ren­ver­ra ici au poème Obses­sion de Baude­laire. En effet, à la fin de ce son­net, les ténèbres n’entraînent une vision que si l’on sup­pose un espace acous­ma­tique, c’est-à-dire une sorte de for intérieur réson­nant : Mais les ténèbres sont elles-même des toiles / Où vivent, jail­lis­sant de mon œil par mil­liers, / Des êtres dis­parus aux regards fam­i­liers. Et juste­ment c’est ce qu’au préal­able met­tent en place les qua­trains, en créant comme un dis­posi­tif d’échos : les « bois » hurlent « comme l’orgue » ; dans les « cœurs mau­dits » « vibrent de vieux râles » qui entraî­nent en réponse les « échos » de « De pro­fundis » qui reten­tis­sent au cœur des forêts ; dans les « tumultes » de l’océan s’entend, acous­mate inquié­tant, le « rire amer / De l’homme vain­cu ». On peut dire en fait qu’ici l’obsession ne peut in fine déploy­er, innom­brables, ses images vio­lentes que dans la mesure où l’espace acous­ma­tique a tout d’abord reten­ti d’un inces­sant martèlement.

Auguste Rodin, Orphée et Eury­dice, mar­bre, détail, Met­ro­pol­i­tan Muse­um of Art, New York.

De la sorte, en rai­son même de l’évanescence et qua­si-immatéri­al­ité de l’acousmate, mais aus­si de l’effervescence qui l’accompagne (comme dans ce son­net de Baude­laire), être atten­tif à la vibra­tion, c’est être pénétré par de la spec­tral­ité. Pré­cisons, car il n’y a là ni flou ni vague ni fumeux. On don­nera au terme de spec­tral­ité un dou­ble sens. En pre­mier lieu, évo­ca­tion des morts (à l’instar de la voix des défunts dans les rit­uels de nékuia homérique, invo­ca­tion des morts) ; cette spec­tral­ité nous ren­ver­rait peut-être à l’activité de lec­ture elle-même, du moins si l’on en croit Georges Poulet : « Com­pren­dre une œuvre lit­téraire, c’est, dans un cer­tain sens, laiss­er l’être qui l’écrivit se révéler à nous en nous. C’est, comme Ulysse ver­sant du sang dans la fos­se, per­me­t­tre à des états d’âme fan­tômes de repren­dre vie et forme en nos âmes à nous. » En deux­ième lieu, per­tur­ba­tion et obscu­rité portées dans les con­cepts opéra­toires clairs et nets ain­si que dans les caté­gories et les formes. Ce deux­ième sens nous ren­voie au malaise que peut sus­citer cette démarche d’écoute, dans la mesure où les repères habituels sont trans­for­més voire per­dus. Jean-Luc Nan­cy le note : « Le sonore emporte la forme. Il ne la dis­sout pas, il l’élargit plutôt, il lui donne une ampleur, une épais­seur et une vibra­tion ou une mod­u­la­tion dont le dessin ne fait jamais que s’approcher. » Les deux sens sont d’ailleurs com­plé­men­taires, comme Jacques Reboti­er le fait observ­er : « Orphée est le vrai héros de la musique », puisqu’il sait, entre autres choses, « réveiller les âmes des morts, tir­er enfin les Eury­dices de la nuit de l’Hadès », ce qui en fait le « héros des ténébreux, des som­bres, des obscurs. »

Maria Callas, J’ai per­du mon Eury­dice, Le Meilleur de Maria Callas, une vidéo pro­posée par Martín Gua­di­ana.

Faute d’aimer vrai­ment les morts, faute d’aimer vrai­ment la vie, nos con­tem­po­rains for­matés par l’idéologie dom­i­nante du con­sumérisme mou­ton­nier, ne cessent de tuer en eux Orphée. Con­tre les pou­voirs qui les asservis­sent, s’en repais­sent et les font se dévor­er les uns les autres, le can­tus obscurior !

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Patrick Quillier

  Né en 1953 à Toulouse, Patrick Quil­li­er étudie les let­tres et devient pro­fesseur de lit­téra­ture com­parée à l’université de Nice. Musi­cien et com­pos­i­teur, il s’intéresse aux liens exis­tant entre la lit­téra­ture et la musique. Il est tra­duc­teur de por­tu­gais et fait décou­vrir au pub­lic français la poésie d’Eugénio de Andrade et surtout, celle de Fer­nan­do Pes­soa. Il coor­donne l’édition de la Pléi­ade con­sacrée à ce mon­u­ment des let­tres por­tu­gais­es. Il est poète et pub­lie des recueils tels Ori­fices du mur­mure ou Office du murmure.