C’est la tra­di­tion orale qui a com­mencé à écrire la poésie camer­ounaise. Et elle l’a si bien écrite que la voix anonyme  des bardes, des aèdes et des gri­ots en est restée, pen­dant de longs mil­lé­naires, le déposi­taire légitime et la fer­vente sen­tinelle. Notre poésie, épique et ryth­mée, était déjà là lorsque, des jambes de l’origine, la vie a pointé son nez. Et elle a célébré et exalté ces moments de rup­ture d’avec l’inexistant. Pen­dant longtemps donc, du château d’eau de l’Adamaoua au Char des dieux, en pas­sant par les gorges de l’extrême Nord, les hauts plateaux de l’Ouest, les pro­fondeurs aurifères de l’Est, les bor­dures du Lac Tchad, les frondaisons de la forêt et l’émoi fau­nique des savanes, elle a fait de la bouche (et de son pen­dant l’oreille) l’organe de liai­son avec le sou­venir et le devenir de notre peu­ple. Et le grand Sul­tan Njoya, haute fig­ure de notre moder­nité pri­maire, inven­tant dans ses ate­liers de Foum­ban une écri­t­ure vivante, nous inscrivait sur les grands sup­ports où l’on fixe la pensée.

Notre poésie orale avait prédit et pré­paré, voix inex­orable, la ren­con­tre avec l’outre-mer, ce qu’au Séné­gal, on a appelé le « matin de gésine ». Et voici que depuis la veille des indépen­dances, la parole a com­mencé à bifur­quer abon­dam­ment vers la page, par l’entremise de l’encre, avant de nous par­venir. Voici que depuis plusieurs décen­nies, le Camer­oun étire son his­toire et son relief sur les parois du poème, qu’il fait mon­ter sur le mât, la ban­nière tri­col­ore des mots écrits. On y recon­naît la mar­que indélé­bile de l’APEC (Asso­ci­a­tion des Poètes et des Ecrivains du Camer­oun) créée par le légendaire René Philombe et ses pairs en 1960. Et, à l’ombre à la fois pro­tec­trice et con­testée de la Négri­tude, des noms de sur­gir des limbes de la mémoire col­lec­tive qui vont lever sur notre des­tinée col­lec­tive des mots frater­nels et bâtis­seurs : Louis Marie Pou­ka Mbague, Elo­longue Epa­nya Yon­do, François Sen­gat Kuo, Mbel­la Sone Dipoko, Bate Besson, Jean Paul Nyu­nai, Jeanne Ngo Mai, Patrice Kayo… Illu­sions et allu­vions de l’indépendance, sou­venir des splen­deurs et des douleurs passées, audaces nation­al­istes, con­struc­tion d’un imag­i­naire d’hommes libres car­ac­térisent ces poètes qui ont vu leur action soutenue par une grande intel­li­gence venue d’Europe, en la per­son­ne de Lilyan Kesteloot Lagneau. 

Et comme écrire est affaire de généra­tions, celle des années 80,  qui va suiv­re les pio­nniers, sur­git des tenailles du par­ti unique, des illu­sions dessil­lées de l’Afrique « mal par­tie ». Paul Dakeyo et Fer­nan­do d’Alméida, par leurs mots, bous­cu­lent les tor­peurs d’une péri­ode où le con­ti­nent à mal à son Sud (Apartheid) et les pays à leurs pou­voirs (divers­es dic­tatures sanglantes) et où com­mence à s’énoncer une cer­taine théolo­gie du poème dou­blée d’une théocratie du corps. Le mot, ter­ri­ble reflet du mal de la terre, et ten­ta­tive d’enrayement de ce mal ; le mot, reflet de lui-même, miroir de ses pro­pres syn­tax­es suc­combe aux sirènes métalin­guis­tiques. Marie Claire Dati est à situer sur les traces immé­di­ates de ces poètes du temps inique, du mot comme per­son­nage théorique du poème, mais avec une accen­tu­a­tion sen­suelle et une fémin­i­sa­tion de la parole prise dans le  mâle étau d’une terre phal­locra­tique. Ain­si que Kolyang Dina Tai­wé, qui choisit de chanter les femmes et les puits de l’extrême Nord.

Et les années 2000 alors ? Le nou­veau siè­cle arrive sur les décom­bres des années 90, avec ses prémices de vent d’Est, ses colères démoc­ra­tiques, son lot d’effon­drement des pylônes, d’irruption des paroliers de l’aurore, ces poètes qui font éclater les ter­ri­toires thé­ma­tiques et esthé­tiques jusque-là tenus presque indemnes. Tout à l’image d’un monde nou­veau, embar­qué dans les vents de la glob­al­ité, et ceux de l’ère du « soupçon ». C’est l’époque Ronde des Poètes avec ses pics et ses vaux, sa bande fumante qui con­teste la parole que l’on veut bif­fer à l’encre rouge. Citons quelques noms : John Shady Fran­cis Eone, Anne Cil­lon Per­ri, Patrice Nganang, Jean Claude Awono, Guy Mer­lin Nana Tadoun, Wil­fried Mwenye…

Longue marche ali­men­tée par la mort et des querelles, par l’ensoufflement et l’essoufflement des poètes, par la quête d’un imag­i­naire poussé aux con­fins du mot, et par la foi inébran­lable au pou­voir du poème. Ali­men­tée aus­si (cette longue marche) par des édi­teurs généreux, des asso­ci­a­tions mil­i­tantes, des revues hardies, des fes­ti­vals auda­cieux, et toutes sortes de forces résolues à don­ner à notre pays une insti­tu­tion poé­tique com­plète. Une poésie assise sur des fonde­ments solides : rythme déhan­chant, sou­venirs impériss­ables, explo­rations de tous les pos­si­bles, tran­shu­mance lan­gag­ière, rup­tures effrénées et con­ti­nu­ité essen­tielle,  struc­tures étoilées, parole éti­olée, éclatée, mûre, bril­lante, beauté et frénésie de l’image et de la pen­sée, intran­sigeance vis-à-vis de la vie… Et demain alors ? (Citons un poète du pays de Sen­g­hor) Il sera trop tard pour exil­er la lumière ! 

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