Je porte une affec­tion très par­ti­c­ulière à la revue Pos­si­bles. Je l’accueille comme un cama­rade qui, ayant tra­ver­sé un paysage d’hiver me rejoint entre chien et loup, et avec qui je m’installe au coin du feu pour une longue veil­lée tan­dis que les car­reaux écoutent le noir de la nuit et le silence bleu gris de la neige qui recou­vre le sol. 

Aujourd’hui, avec son dernier numéro, la revue de Pierre Per­rin vient m’entretenir de Jean-François Mathé, que j’ai insuff­isam­ment lu, seule­ment son recueil Chemin qui me suit (Rougerie, 2011). Jean Pérol le salue dans les pre­mières pages. Il nous rap­pelle qu’il appar­tient à cette famille des dis­crets pro­fonds avec Du Bel­lay, Toulet, Ver­laine, Super­vielle. Il lui adresse avant de le quit­ter cette si sim­ple prière : « Que le sourire de Miroku Bosat­su veille sur toi ». Michel Pléau, en évo­quant Mathé, pro­pose une déf­i­ni­tion du poète : « quelqu’un qui vous écrit » et dont l’œuvre entre­tient « une cor­re­spon­dance avec le monde ». L’essentiel de la revue tient dans le partage des cour­riels que Jean-François Mathé a adressés à Pierre Per­rin entre le 18 mai 2015 et le 21 octo­bre 2023. Il y est beau­coup ques­tion de san­té au cours de ces huit ans écoulés. Ses dif­férentes men­tions sont comme une invi­ta­tion à l’humilité, « à baiss­er le ton » comme nous le rap­pelle Michel dans À ce qui n’en finit pas. Ici, Jean-François Mathé (nous) écrit avec la sobriété qui le car­ac­térise : « Ici, la (mau­vaise) san­té régit nos actes, nos emplois du temps ». Car out­re la sienne, si frag­ile et les dif­férents traite­ments et séjour à l’hôpital qu’elle lui impose, il y est surtout ques­tion de celle de Nicole, la femme du poète, dont on suit l’état qui se dégrade au fil des let­tres. Il y est égale­ment ques­tion de la vie quo­ti­di­enne (un peu), des voy­ages (un peu), des petits-enfants qui vien­nent séjourn­er durant les vacances (un peu) et beau­coup, beau­coup de lit­téra­ture et de poésie à laque­lle impéni­tent, il réag­it au fil de l’actualité sans jamais se dérober. Cher­chant un titre à cette cor­re­spon­dance, m’est aus­sitôt venu celui de « Leçons de fran­chise », au sens : quelles sont les con­di­tions qui per­me­t­tent une telle fran­chise dans le regard porté sur le « petit » monde de la lit­téra­ture et de la poésie française d’aujourd’hui ? J’en ai relevées cinq. 

Pos­si­bles n°34, Décem­bre 2024, 152 pages, 16€.

La pre­mière est la vital­ité d’une ami­tié. Per­rin et Mathé man­i­feste­ment se con­nais­saient avant 2015, se sont per­dus de vue, soumet­tant leur ami­tié au « réfrigéra­teur du silence ». Mais dès qu’ils renouent, très vite, les let­tres de Mathé déga­gent une chaleureuse et pro­fonde com­plic­ité. La deux­ième con­di­tion est de s’être dans le monde lit­téraire, d’avoir ren­con­tré des poètes, échangés avec eux, par­cou­ru leur blog, assisté à des lec­tures et surtout d’avoir lu, beau­coup lu. Au fil de la cor­re­spon­dance, on devine la quan­tité d’heures et d’attention portés à un nom­bre con­sid­érable de poètes – au pas­sage, com­bi­en d’entre nous avons un tel niveau d’exigence, et de sérieux dans la lec­ture d’auteurs con­tem­po­rains ? Lucide, sur ce sujet, Mathé (nous) partage une vérité, hélas ter­ri­ble car véri­fiée : « nom­bre d’auteurs sont inca­pables, même quand ils en sont béné­fi­ci­aires, de réalis­er la valeur du tra­vail des autres ». Troisième con­di­tion – la plus mys­térieuse – il lit et aboutit sa lec­ture à un juge­ment argu­men­té (par­fois cru­el, par­fois drôle, par­fois généreux, etc.). Or, pour qui s’y est essayé, en poésie comme pour les arts en général l’exercice est des plus dif­fi­ciles. Des juge­ments intem­pes­tifs oui, tous nous en for­mu­lons ; des analy­ses fouil­lées, oui par­fois (et encore, on rechigne le plus sou­vent car cela demande un long effort) ; mais dégager une syn­thèse, oser un juge­ment ferme, sin­guli­er, « pro­pre » (sans fior­i­t­ures ni cour­tisaner­ie), j’en ai bien rarement lus. Qua­trième con­di­tion, qui est un préal­able à la troisième : il faut dis­pos­er (s’être con­stru­it) un point de vue, au sens topographique, et s’y tenir. Mathé et Per­rin occu­pent sans aucun doute une posi­tion qu’ils parta­gent avec d’autres comme Cham­fort, Jou­bert et… Jules Renard (un auteur très impor­tant pour Mathé); une posi­tion facile à qual­i­fi­er, par exem­ple en s’appuyant sur deux cita­tions, une de K. Raine et Yeats, que citent Mathé : « Incar­n­er la pen­sée la plus haute pos­si­ble dans la forme la plus sim­ple pos­si­ble » et « l’écriture poé­tique doit être aus­si directe que la con­ver­sa­tion ». La qual­ité du juge­ment de Mathé, sa cohérence et son authen­tic­ité – ver­tu bien rare en poésie comme en lit­téra­ture – tien­nent à cette fidél­ité, à cet essen­tiel qu’il défend­ent. Cinquième con­di­tion : une com­plic­ité d’âme entre Mathé et Per­rin, laque­lle leur per­met d’expos­er claire­ment leur juge­ment l’un à l’autre, quitte à être exces­sif, comme l’écrit Mathé à par­fois « vider son sac », car il faut aus­si en pass­er par là pour garder cette lucid­ité per­spi­cace. Avec cette petite liste, sûre­ment pas exhaus­tive, on com­prend pourquoi on pour­rait définir la fran­chise comme une ver­tu lit­téraire indis­pens­able, pour ne pas dire vital, si l’on veut appréci­er une œuvre (et ou son auteur, non pas l’homme) ; une ver­tu que tous nous esti­mons (un peu) mais que nous red­ou­tons beau­coup), si bien que l’esquivons par politesse par­fois, par paresse le plus sou­vent, ou par indif­férente com­plai­sance. Bilan : oser pub­li­er une telle cor­re­spon­dance, alors que tant d’auteurs dont il est ques­tion sont encore vivants, exige de l’audace, mieux du « culot ». Mais cela ne saurait être une sur­prise pour qui con­naît Pierre Per­rin. Et nous lui en savons gré, car aujourd’hui comme hier, la fran­chise avec son « culot » qui la man­i­feste garde, plus que jamais, sa pleine puis­sance salu­taire.
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Pierrick de Chermont

Pier­rick de Cher­mont né en 1965) : Poète, cri­tique, ani­ma­teur et dra­maturge, il a pub­lié une dizaine de recueils, dont récem­ment M. Quelle à l’Atelier du Grand Tétras (2024) et un essai d’anthropologie poé­tique et spir­ituel, Les Limbes chez Cor­levour (2022). Après avoir organ­isé pen­dant quinze ans (2003–2018), un fes­ti­val de poésie, de lit­téra­ture et de musique con­tem­po­raine Présences à Fron­te­nay (Jura), il renou­velle l’expérience, avec Les Esti­vales de Lods (Doubs), en l’élargissant à la philoso­phie grâce à un sémi­naire ani­mé par Jean-Luc Mar­i­on. Il a été mem­bre du comité de rédac­tion de la revue Nunc (51 numéros de 2002 à 2021) et pro­pose des recen­sions depuis de nom­breuses années à des revues papi­er ou en ligne (Arpa, Europe, La forge, Les Hommes sans épaules, Pos­si­bles, Recours au poème, Spered Gouez, Terre à ciel). Recueils de Poésie : Je ne vous ai rien dit, édi­tions Club des Poètes, 1995. Poème pour vingt-et-une voix, édi­tions Club des Poètes, 1996. Un poëte chez Hanz Arp, édi­tions Club des Poètes, 1997. Des cit­ron­niers et une abeille, édi­tions Librairie-Galerie Racine, 2000. Le plus beau vil­lage du monde, en col­lab­o­ra­tion avec Elo­dia Tur­ki, édi­tions Librairie-Galerie Racine, 2001. Portes de l’anonymat, à l’usage d’un long voy­age en Chine, édi­tions Cor­levour, 2012. La nuit se retourne, édi­tions Librairie-Galerie Racine, 2012. Par-dessus l’épaule de Blaise Pas­cal, édi­tions Cor­levour, 2015. M. Quelle, L’atelier du Grand Tétras, 2024. Essai Les Limbes, édi­tions Cor­levour, coll. Revue Nunc, 2022. Théâtre Ido­line, édi­tions Éclats d’encre, 2004. Pub­li­ca­tions de poèmes en revue Arpa, n° 89 de juin 06 Nunc, n° 10 de juin 06 Les Hommes sans épaule, n°12, 2002 ; n° 23/24, 2007 ; n°35, 2013 ; n°37, 2014, n°40, 2015 Recours au poème (recoursaupoeme.fr) : Poème ultime recours, Une antholo­gie de la poésie fran­coph­o­ne con­tem­po­raine des pro­fondeurs, de Matthieu Bau­mi­er et Gwen Gar­nier-Duguy, Recours au poème édi­tions, 2014. Prin­ci­paux arti­cles « Michaux, let­tre ouverte aux Eman­glons », revue Vivre en Poésie, n° 34, 1994. « Un an au Club des Poètes », con­férence 1995. « Lec­ture con­tin­uée de bon­té d’Ange de Jean Celte », Cahiers de la Baule N 81, 2003. « Claudel et la mys­tique du verbe », dans la revue Arpa, oct 2000, dans les Cahiers de la Baule n° 81 & 82, sep­tem­bre 2003, sur le site ecrit-vains « L’appel de la muse chez Elo­dia Tur­ki », avril 2003, pub­li­ca­tion en cours « Vous avez dit poésie ? », Col­lec­tif, Sax-à-mots Edi­tions , 2003 « Paul Fare­li­er : à la présence du monde », 2005 sur le site ecrit-vains « Pierre Oster et Michel Deguy : les poètes de l’échec », paru dans Nunc 2010 et en ver­sion tris­te­ment mod­i­fiée dans Pierre Oster, Jus­ti­fi­er l’inconnu, Coelvour, 2014. « Frédéric-Jacques Tem­ple, Tel un veilleur guet­tant l’aurore », Nunc n°30, sept 2013 « Le courage d’être, Lim­i­naire Nunc, juin 2013. « La revue Les Hommes sans épaules ou la com­mu­nauté des invis­i­bles », Recours au Poème, 2013 « Faut-il ? » Recours au poème, 2013. « La poésie française d’aujourd’hui, une poésie de l’anonymat », Nunc n°32, 2014. « Post­face de l’Entretien devant la nuit, de Paul Far­reli­er, Les hommes sans épaules édi­teur, 2014. « Seuls nos yeux bril­lent, poésie croisée de Christophe Dauphin et Régi­nald Gail­lard », oct. 2015. « Croire au monde, Trip­tyque improb­a­ble autour de Roger Mar­tin du Gard, Robert Bolaño et Mo Yan », essai à paraître.