Roselyne Sibille, Lisières des saisons

Par |2017-12-26T21:45:15+01:00 5 décembre 2017|Catégories : Roselyne Sibille|

Une écologie poétique de l’instant

Le nou­veau recueil de Rose­lyne Sibille invite à un par­cours en cinq étapes – d’une vie humaine, d’une vie de femme, d’une médi­ta­tion poé­tique et spir­ituelle –, cha­cune com­mençant par un poème-liste con­sacré à un élé­ment de la nature : le poème-liste des papil­lons inau­gure le temps de l’enfance ; celui des herbes folles pré­fig­ure le temps de la jeunesse ; la liste des oiseaux annonce le temps du ven­tre qui s’arrondit ; le poème des fleurs sauvages instau­re la péri­ode de la perte ; et le poème-liste des arbres ouvre le temps de la maturité.

Assuré­ment, la matière de ce recueil, c’est bien la vie de l’auteur. Mais Rose­lyne Sibille présente moins les événe­ments eux-mêmes que l’expérience de ces événe­ments, moins les faits que la médi­ta­tion qu’ils induisent au creux de la poésie, moins une écri­t­ure auto­bi­ographique que la pesée exacte du reten­tisse­ment intérieur des choses.

Lisières des saisons rejoint le lyrisme tem­péré et cri­tique dont Jean-Michel Maulpoix s’est fait le héraut. S’il s’agit de saisir au plus près ce qu’éprouve le sujet, émerge alors une cer­taine cir­con­spec­tion à l’encontre du lan­gage poé­tique. Le lan­gage per­met de don­ner une forme à l’expérience, les mots sai­sis­sent la flu­ence de la vie ; mais cette saisie est aus­si fige­ment et pétri­fi­ca­tion, ain­si que le rap­pelle le poème « Dans le néant ou le ton­nerre » (pp. 60–61) :

Nous leur deman­dons de bâtir nos vies
Comme si les matins n’effaçaient rien

Nous les figeons            fragiles
Per­dus dans l’abstraction

 

Roselyne SIBILLE, Lisières des saisons

Rose­lyne SIBILLE, Lisières des saisons, Bor­deaux, Les Édi­tions Moires, col­lec­tion « Clotho », mars 2017, 125 pages.

Quand joyeuse est la vie, une manière de saisir le mou­ve­ment de la joie con­siste à mobilis­er un lan­gage poé­tique var­ié, ludique, chan­ton­nant par­fois. Dans les pre­mières sec­tions du recueil, s’entremêlent des poèmes brefs et des formes longues ; et s’y don­nent à enten­dre des jeux sonores et des sortes de refrain, ain­si que des rythmes anaphoriques et des créa­tions de mots. Con­tre le lan­gage qui pétri­fie, le poème est une solu­tion. Par­fois aus­si, s’élève dis­crète­ment la musique de l’alexandrin. On en trou­ve çà et là, dans la forme du tétramètre le plus réguli­er qui soit, pour ouvrir ou clore le poème :

Ton regard tour­bil­lonne et s’oppose au ressac (p. 17)

Sur le bord d’un canal où s’écoulent les algues (p. 24)

Je porte mon enfant et des boucles d’oreille (p. 51)

Le lan­gage est aus­si inex­orable­ment inadéquat pour dire la douleur de la perte, la dilacéra­tion de la souffrance :

On porte un col­lier           un cœur en pendentif
On se méfie des mots

[…]

On aurait tant à dire s’il nous fal­lait par­ler (p. 67)

L’expérience de vivre com­porte ici son pen­dant, son pen­chant à la réflex­ion sur le temps qui fuit, et même une med­i­ta­tio mor­tis, qui évoque les van­ités baro­ques et les crânes qu’elles met­tent en scène : « ton crâne est ouvert » (p. 92), « les appuis sur mon crâne » (p. 99). Le poème dit alors le « rien nu » (p. 59)

Com­ment écrire des poèmes quand la vie est ain­si rongée, ain­si vrillée ?

On cherche où est le chant à tra­vers le ciel froid  (p. 80)

Et pour­tant, le poème de la page 90 vient réaf­firmer le pou­voir du poète ; car s’il porte « les tour­ments qui n’ont pas été chan­tés », il « invente l’unique mot dérobé aux brindilles ». Le lyrisme est ici hum­ble. Ce n’est pas le chant du rossig­nol qui en est le sym­bole, mais le tire­li de l’alouette. Une autre image pour dire la voix du poète est la flûte grêle (p. 38).

Alou­ette ou flûte, que reste-t-il au poète, ain­si par­venu au bout du dénue­ment ?  — À « goûter le temps », ou plutôt, à se pos­er la question :

Aurons-nous su goûter le temps ? (p. 55)

Et le poète de con­tin­uer, dans le même poème :

Aurai-je regardé la couleur des poivrons
les bou­tons de rose par la fenêtre
les pétales safran
et les bran­chages entre­croisés en toi­ture inutile ?

L’extrême dénue­ment intérieur et le carpe diem sont deux élé­ments d’une même médi­ta­tion. Le carpe diem est ici à pren­dre à la let­tre. Le recueil de Rose­lyne Sibille pro­pose une poé­tique de l’humilité, qui per­met de faire une place en soi au goût de la nature. Le lan­gage poé­tique per­met de dire l’accord pro­fond de l’être nu avec la nature. Sous la plume de Rose­lyne Sibille, le poème tend, de manière ludique, à l’enregistrement sonore des voix de la nature. Par exem­ple, le poème « les nuages gris glis­sent » retran­scrit joyeuse­ment le chant d’un oiseau. Plus large­ment, le poème tend à la saisie de l’expérience humaine de la nature. À cet égard, Lisières des saisons com­porte une dimen­sion pro­fondé­ment écologique. S’y donne à enten­dre que l’esprit de l’homme, non seule­ment son corps — ses poumons et son estom­ac -, a besoin de la nature. Les retrou­vailles avec la nature sont en réal­ité des retrou­vailles avec soi.

La poésie de Rose­lyne Sibille mobilise dis­crète­ment tout un héritage poé­tique occi­den­tal et le fond dans son recueil. Il est curieux d’observer qu’elle rejoint aus­si par cer­tains aspects, et de manière pré­cise, la poésie per­sane. Omar Khayyâm écrivait jadis :

Les ros­es et les prés réjouis­sent la terre.
Prof­ite de l’instant : le temps n’est que poussière,

leçon qu’a méditée Abbas Kiarosta­mi, comme il a eu l’occasion de le soulign­er lui-même et comme on peut le voir dans son film Le Goût de la cerise. L’instant présent, savouré avec inten­sité, a la pro­fondeur de l’infini. À la fin de Lisières des saisons, le poème :

Dans mon bol de thé vert
mimosa            peu­pli­er        platane
se mirent

Je les bois
avec le ciel,

énonce con­crète­ment cette leçon. La coupe ou le bol qui recueille une image de l’infini, c’est là un motif cher à la poésie per­sane, repris par Abbas Kiarosta­mi dans ses pro­pres poèmes. Par­fois, les mys­tiques issues de tra­di­tions dif­férentes se rejoignent. Il sem­ble bien que cela vaille aus­si pour la poésie.

Présentation de l’auteur

Roselyne Sibille

Rose­lyne Sibille est née en 1953 en provence  elle vit. Géo­graphe de for­ma­tion, bib­lio­thé­caire. Elle est écrivain de voy­ages et poète

Elle co-crée avec de nom­breux artistes, fait des lec­tures musi­cales et par­ticipe à des expositions.
Ses poèmes ont été traduits en anglais, alle­mand, espag­nol, ital­ien, tchèque, écos­sais, et en qua­tre langues de l’Inde (hin­di, ben­gali, tamil, manipuri).

Bibliographie

  • Au chant des trans­parences — Lavis de BANG Hai Ja  — Éd. Voix d’encre — 2001
  • Éclats de Corée  in Antholo­gie Triages — Éd. Tara­buste — 2002
  • Ver­sants – Pré­face Jamel Eddine BENCHEIKH  — Éd. Théétète — 2005
  • Préludes, fugues et sym­phonie - Ed. Rap­port d’étape — 2006
  • Tournoiements — Éd. Champ social — 2007
  • Un sourire de soleil — Pho­tos Hélène SIMMEN — Trad. Masa­mi UMEDA — Edi­tion japon­aise bilingue — 2007
  • Par la porte du silence — Pein­tures BANG Hai Ja — Trad. Michael FINEBERG / MOON Young-Houn — Edi­tion coréenne trilingue — 2009
  • Lumière frois­sée — Encres Lil­iane-Ève BRENDEL — Éd. Voix d’encre — 2010
  • Implore la lumière, pein­tures de Sylvie Deparis, Édi­tions SD — 2011
  • L’ap­pel muet, Édi­tions La Porte — 2012
Roselyne Sibille

Publications en revue

  • 1998 - Éclats de Corée — Revue Cul­ture coréenne49 et 50
  • 2003 - Trois jours d’avant-printemps au tem­ple des sept Boud­dhas — Revue Cul­ture coréenne n°64
  • 2010 — in Antholo­gie poé­tique « Ter­res de femmes »
  • 2010Calmes aven­tures au Pays du Matin Calme — Revue Cul­ture coréenne n°80
  • 2011 — Les points car­dinaux du temps — Revue Terre à ciel
  • 2011L’Om­bre-monde — extraits (tra­duc­tions en anglais) — Revue Pratilipi
  • 2011 — Les marchés de Corée : un présent mul­ti­ple - Revue Cul­ture coréenne n°84
  • 2012 — L’Om­bre-monde — extraits (tra­duc­tions en anglais) — Revue Asymp­tote
  • 2012 — Entre sable et ciel — Revue Qan­tara n°85 (Insti­tut du monde arabe — Paris)
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Franck Merger

Franck Merg­er traduit des poètes ital­iens ou suiss­es italo­phones con­tem­po­rains. Il a ain­si pub­lié dans dif­férentes revues des tra­duc­tions de Dario Bellez­za, Fran­co Buf­foni, Fil­ip­po De Pisis, Alber­to Nes­si… Il a pub­lié aux Édi­tions de la revue Con­férence, sous le titre “L’Autre Vérité”, la tra­duc­tion du jour­nal en prose poé­tique que la poétesse Alda Mari­ni avait fait paraître après sa longue hos­pi­tal­i­sa­tion en asile psychiatrique.

Il traduit de la poésie per­sane con­tem­po­raine, et a pub­lié, en col­lab­o­ra­tion avec Nilo­u­far Sadighi, la tra­duc­tion de deux recueils de poèmes d’Abbas Kiarosta­mi, inclus dans le vol­ume bilingue “Des mil­liers d’arbres soli­taires” paru dans la col­lec­tion « Po&psy » de l’éditeur Érès.

Il pub­lie au print­emps 2018 dans la revue Place de la Sor­bonne quelques poèmes de Rezâ Sâdegh­pour, qu’il a traduits avec Amin Kamran-Zadeh. 
Au début de l’été 2018 est à paraître dans la col­lec­tion « D’une voix l’autre » de l’éditeur Cheyne sa tra­duc­tion de l’ensemble du recueil de Rezâ Sadegh­pour, sous le titre Le Bris lent des bouteilles. Il tra­vaille actuelle­ment, en col­lab­o­ra­tion avec Amin Kam­ran-Zadeh et Nilo­u­far Sadighi, à la tra­duc­tion d’un autre recueil d’Abbas Kiarosta­mi, à paraître dans la col­lec­tion « Po&psy » sous le titre Saa­di ivre d’amour. Il a béné­fi­cié pour ce tra­vail d’une rési­dence de tra­duc­tion au Grand Sault (84) en octo­bre 2017.

Franck Merg­er pro­pose régulière­ment des lec­tures bilingues de poètes per­sans, des ate­liers de tra­duc­tion de poésie per­sane et des présen­ta­tions sur la poésie en Iran, dans des fes­ti­vals, des librairies, des maisons de la poésie…Il a coor­gan­isé à Salon-de-Provence pen­dant trois ans (de 2014 à 2016) le fes­ti­val « Les Archipels de la poésie », réu­nis­sant poètes, tra­duc­teurs, édi­teurs, pour des lec­tures, des tables ron­des, des expositions…

Il tient, dans la revue en ligne Terre à ciel, une chronique de comptes ren­dus inti­t­ulée « L’ivre de poèmes ».

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