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Les Cahiers du Loup Bleu

Une brochure de quelques pages, sous une couverture toujours identiquement illustrée d'une bande horizontale de forme variable sur la première de couverture, et d'un loup -  bleu, évidemment – dont les traits sont dus à des artistes différents ((Les Cahiers du Loup Bleu, Les Lieux-Dits éditions,  une trentaine de page environ, chaque exemplaire orné en 4ème de couverture du dessin d'un loup signé par un artiste différent.  format 21 x 13,5. Brochures agrafées. 7 €)) – un pour chaque auteur. Une citation de Stephen Jourdain, en dernière page, précise l'intention de cette collection apparemment minuscule – apparemment seulement  :

Un loup qui ne rejoint pas la forêt renie sa nature de loup. Un homme qui ne rejoint pas le bouleversant poème qui couve sous ses paupières renie sa nature d'homme.

 

Fondée en 2000, la collection des cahiers contient 16 titres, dont ceux de Jacques Goorma, qui inaugure la série, Alain Fabre-Catalan, Marc Syren, Anne-Marie Soulier... Modestes, les presque brochures proposent des textes très différents les uns des autres dont je retrouve, à l'occasion de celui qui vient de m'arriver, quelques titres dans les rayons.

Je feuillette en effet aujourd'hui les poèmes de Chantal Dupuy-Dunier, qui m'a offert "Ton nom c'était Marie-Joséphine, mais on t'appelait Suzon" (2ème trimestre 2018). Poésie d'un extrême dépouillement, les textes de Chantal touchent par leur simplicité : ici, la tentative de ressusciter, à partir de bribes, d'objets oubliés - de ces petits déchets qu'on oublie au fond d'un tiroir - le personnage clivé d'une femme au prénom trop aristocratique pour la vie qu'elle mène – vie mélancolique qui n'en fait pas une Madame Bovary, mais une personne parfaitement intégrée, dont personne ne comprend la confuse douleur d'être deux en elle et que retrace une narratrice toute en empathie pour son personnage, dont on retient ce passage :

(...) Ta fille m'a donné tes corsages.

Je n'ose les porter,

comme si un sortilège pouvait soudain

me transformer en quelqu'un d'autre.

Vêtements magiques pendus sur des cintres

pour conserver quelque chose de ton corps,

Protégeaient-ils la peau de Marie-Joséphine

ou celle de Suzon?

*

 

Le délicat poème de Chantal m'a poussée à rechercher d'autres titres dans les rayons : ainsi, Arnoldo Feuer, sous le titre Chemins de forêts et de champs,(2ème trimestre 2018) emmène son lecteur en promenade au fil de 47 brefs poèmes : 7 vers  chacun – deux de plus qu'un tanka, mais avec une similarité  dans le traitement des thèmes - la nature et ses différents mondes, végétal, minéral, animal avec lesquels le poète vit en harmonie -  et ce lien du 7, chiffre symbolique affiché dans le poème japonais par le rythme des syllabes (31 regroupées par 5 ou 7). Tendres, humoristiques, parfois métaphysiques, ces petits septains laissent comme un écho dans l'âme et la mémoire :

 

XI

Encore le chasseur

une mésange lui tricote

de branche en branche

un gilet

de ciel bleu

il en oublie

le gibier

 

 

*

Autre titre, autre univers : la Rue composée de Sylvie Villaume (2ème trimestre 2017), dont la disposition du texte mime dans tous les sens celles des voies d'une ville.

*

Je possède aussi Irrésistible de Jacques Goorma (4ème trimestre 2015) sous-titré "fable d'âme", avec en épigraphe une citation de l'Epître de Jacques sur la langue. Ce très beau texte, se présente comme l'autobiographie, en prose, d'un "être" nommé Irrésistible, qui annonce tout de go à un destinataire qu'elle tutoie, s'être enfuie de l'asile où on la tenait enfermée et vouloir  "tenter de te dire ce que j'ai appris de si important et comment je me suis éveillée à moi-même. Ce qui est resté de mon aventure et a survécu à mon oubli."

Méditation philosophique sur l'âme et la pensée, dans le style d'un (bref) roman picaresque, auquel ne manquent ni l'humour, ni la profondeur, par celle qui assure à son interlocuteur, poète évidemment, qu'elle inspire, accompagne et rencontre dans le poème :  "je suis souffle, parole, chant (...) Je suis le grand silence qui te parle depuis ton aube sur la terre", ce petit texte est un joyau.

*

Je finirai ce tour d'horizon des brochures du Loup bleu en citant le Deuil du singe, de Marc Delouze, publié lui aussi au 2ème trimestre 2018. Regroupés en triptyque, des textes puissants, qui traitent de la mort, on le devine – mais avec un incipit à faire frémir : "Né au milieu des charniers / l'oreille cernée par tous les cris du monde"... On ne s'étonne pas de croiser des vers de L'Enfer de Dante, dans cet univers où "Le seul séjour des morts / c'est le corps des vivants" – ni de lire le deuxième volet, (qui contient le poème éponyme du recueil et qui est introduit par une épigraphe de Kafka), comme une sorte d'Apocalypse d'un "monde mou", où nous errons "dans la nuit des temps liquides", en quête d'un souvenir disparu, et que le poète tente de retrouver "avec la pioche ébréchée de (ses) mots".... La dernière partie, dédiée à "Ali Podrimja, poète du Kosovo retrouvé mort allongé sur la terre du Larzac (...)"  donne la parole au mourant dans un long et terrifiant monologue d'agonie :

 

mon corps

mon corps s'échappe de mon corps

comme le verre de mes mains

qu'un étranger me tendit

il y a longtemps

longtemps

 

(...)

 

dans mes narines le sang d'un insecte écrasé

sous mes doigts le fin filet de ses cheveux

 

dans ma bouche l'éternelle charogne du poème (...)

*

Cinq loups, cinq univers poétiques différents... l'unité de cette petite collection réside dans l'ouverture des formes et sujets qu'elle accueille, et qu'il est important de suivre.   

 




Jacques Goorma, Tentatives

Jacques Goorma n’a cessé de parcourir les espaces ouverts par une expérience océanique de son enfance, relatée dans Le Vol du loriot : « Un gigantesque tourbillon me fait basculer et tomber dans le ciel. Dans le même mouvement, son immensité s’engouffre en moi.  »  Elle est évoquée çà et là dans ce nouveau recueil, dont le sous-titre indique que le poète tente des regards sur l’inconnaissable – quatre-vingt-dix poèmes intensément condensés.

« Connaître : Avoir dans l’esprit un certain objet de pensée bien saisi dans sa nature et ses propriétés ((Henri Bénac, Dictionnaire des synonymes.)) ».

L’inconnaissable est donc ce qui ne peut pas être un objet dans un esprit. Autrement dit, l’effacement de la distinction esprit-objet en une pure « perception » globale :  

ce geste intérieur
infime et foudroyant

retourne la conscience
vers sa source

doit-on nier
ce qu’on ne peut saisir ?

Jacques GOORMA, Tentatives, Les lieux dits éditions, 2017

Jacques GOORMA, Tentatives, Les lieux dits éditions, 2017

Il importe de comprendre que le ravissement de l’enfant n’est qu’une manifestation impressionnante de ce retournement de conscience. Car sa forme « ordinaire » est en fait la base permanente de notre être, « notre véritable nature », que sa simplicité même nous dérobe : « Quand vous êtes absorbé dans une activité, quelle qu’elle soit, sentez-vous un ego quelconque ? », demande Swami Prajnanpad ((Daniel Roumanoff, Swami Prajnanpad, un maître contemporain.)).

Ce qui est souvent nommé  « notre véritable nature » est pour Jacques Goorma le séjour : « On ne peut sortir du séjour, mais on peut l'oublier, l'ignorer, être dans la confusion. Personne ne peut l'obtenir, car il réside où il n'y a personne, mais on peut disparaître et naître dans sa lumière.  On ne peut qu'être le séjour. ((Le Séjour. José Le Roy (eveilphilosophie.canalblog.com/) consacre plusieurs billets à l’auteur, qu’il rapproche de Douglas Harding et de sa « vision sans tête ».)) »

Pas question de le décrire – « autant demander aux nuages / de parler du ciel ». Seule voie, peut-être : « décrasser / la parole // racler / le silence » pour le laisser vibrer. Cette  « folle tentative » - parfois nommée « tentation » - ne semble donner que de « pâles reflets », et le dernier poème exprime une aspiration presque douloureuse. Comment en serait-il autrement ?  Toucher l’espace ne se peut et « l’immensité que nous sommes » s’est déjà évaporée - laissant la trace qui ensorcèle notre réceptivité :

un mot
me cloue

sur le mur impalpable
de ma nuit

quelque part
dans l’inétendu

Présentation de l’auteur

Jacques Goorma

Jacques Goorma a publié une quinzaine de recueils aux Éditions Fagne, Rougerie, Lieux-Dits, Le Drapier et Arfuyen, ainsi que de nombreux textes en revue. Il a également réalisé des livres d’artistes, des lectures, présenté des conférences et des émissions de radio. Responsable de l'édition de l'œuvre de Saint-Pol-Roux chez Rougerie et Gallimard, directeur de collection aux Éditions Lieux-Dits, initiateur des poétiques de Strasbourg, il a animé des ateliers de poésie dans les prisons durant plusieurs années. Actuellement, il se consacre à la promotion de la poésie francophone et européenne, en tant que Secrétaire Général de l’Association Capitale Européenne des Littératures. Il figure notamment dans :

  • Histoire de la littérature européenne d'Alsace, (Presse Universitaire de Strasbourg, 2004),
  • Anthologie poétique 2005, (Seghers, Paris 2006),
  • Poètes aujourd'hui : un panorama de la poésie francophone de Belgique, Anthologie de Yves Namur et Liliane Wouters, (Le Taillis Pré et Le Noroit, 2007),
  • La poésie c’est autre chose, 1001 définitions de la poésie, de Gérard Pfister, (Arfuyen, 2008),
  • Poésie de langue française, 144 poètes d’aujourd’hui autour du monde,
  • Anthologie, (Seghers, 2008), L’Arbre du veilleur, de Jean Royer, Le Noroit, 2013
Jacques Goorma

On trouvera sur ce site plusieurs poèmes, ainsi qu’une belle analyse de Muriel Stuckel  : « Jacques Goorma : une po-éthique du dépouillement lumineux ».

Recueils de poésie

  • Peau-pierre, Henry Fagne, 1975
  • Réveil, Henry Fagne, 1978
  • Lucine, Rougerie, 1984
  • Nue, Rougerie, 1987 
  • Signes de vie, Eaux-fortes de Germain Roesz, Les Lieux Dits, 1994
  • Lux Claustri, Gravures de Sylvie Villaume, 400e anniversaire de Jacques Callot, Nancy 1994
  • Orage, Rougerie, 1994 (Prix de L'Académie des Marches de l'Est)
  • Papier à fleurs, Livre d'artiste avec Sylvie Villaume, 1997
  • La chambre aux nuages, Les Lieux-Dits, 1997 
  • À, Le Drapier, 1999 (nouvelle édition chez Arfuyen en 2017, sous le titre À, Hommages, adresses, dédicaces
  • Lucide silence, Les Lieux-Dits, 2000
  • Parfois, livre CD, Le Drapier, 2002
  • Le vol du loriot, Éditions Arfuyen, 2005
  • Carnet d'éclairs, dessins de Germain Roesz, Lieux-Dits, 2006
  • Le Séjour, Éditions Arfuyen, 2009
  • Irrésistible, Les Lieux-Dits, 2015
  • Tentatives, Les Lieux-Dits, 2017.

Il a aussi écrit des pièces de théâtre, et des études sur Saint-Pol-Roux.




Jacques Goorma : une po-éthique du dépouillement lumineux

 

Jacques Goorma : une po-éthique du dépouillement lumineux

 

                                                                          «Tout poème véritable embrasse dans le même mouvement                                                                                      sa vocation au silence et ses recours contre ce silence ».                                                                                                                                                    Jean-Michel Maulpoix      

 

     S’inscrivant dans la filiation du lyrisme qui met à nu une voix des profondeurs intimes, la poésie de Jacques Goorma allie à l’authenticité d’une inflexion personnelle une dimension réflexive qui ne manque pas de se rapprocher du « lyrisme critique » de Jean-Michel Maulpoix faisant figurer « la méditation à même le chant ».

     Si l’on considère le cheminement littéraire de Jacques Goorma, on ne peut qu’être sensible à la prédominance de quelques composantes majeures, comme le goût de la dualité. Ce dernier se manifeste notamment dans un dialogue que le poète a noué avec un jeune chercheur de l’Université d’Aix-en-Provence, Julien Hertz, cherchant à dégager les « Premiers éléments pour une po-éthique de Jacques Goorma », sous le titre Urgence de la lumière. Au début de cet entretien, le poète évoque son tout premier recueil dont le titre Peau-Pierre se compose à partir d’un jeu de superposition homophonique. Le trait d’union qui relie les mots peau et pierre symbolise l’exigence d’une exploration : « l’exploration de cette puissance contenue au cœur de la création». Cette dernière s’appréhende dans une double dimension tellurique et céleste essentielle pour Jacques Goorma qui aspire à la restituer par le choix de deux couleurs pour ses deux premiers livres pressentis comme annonciateurs de l’œuvre à accomplir. Il choisit un titre de couleur rouge pour Peau-Pierre, en lien avec la dimension tellurique de son inspiration créatrice, et un titre de couleur bleue pour Rêveil, en harmonie avec son désir d’élévation céleste.

    La dualité se trouve également perceptible dans les lectures poétiques qui ont assurément fasciné et façonné Jacques Goorma. Celui-ci fait particulièrement ressortir l’importance de ceux qu’il désigne comme des « poètes de la terre » tels Blaise Cendrars, Paul Claudel, Jules Supervielle, Saint-John Perse, susceptibles de dire comme dans le poème «  La présence » du Vol du loriot : « Pour l’instant / nous sommes / ici. » (p.66).                              

    Outre ces poètes de l’ici, de la présence au monde, de la terre, se distingue l’influence exercée par les auteurs de la mystique rhénane et flamande, découverts à l’âge de dix-sept ans, dans une antique anthologie dénichée dans un marché aux puces, avant ceux de la spiritualité orientale que le poète considère comme « de grands rasoirs pour couper l’illusoire. Dénoncer la falsification. Démasquer le mensonge. Se dépouiller de la quincaillerie des idées trompeuses. Et mettre enfin à nu le grand corps nu de la lumière qui ne cesse d’exploser en nous. » Entre ces deux lectures fondatrices, celle des poètes de la terre et celle des textes mystiques, se situent deux poètes majeurs, Saint-Pol-Roux d’une importance capitale pour le parcours critique et universitaire de Jacques Goorma, devenu l’un des spécialistes du poète symboliste, et Racine qui constitue pour lui une rencontre primordiale. Son style incantatoire, sa précision lexicale, son ampleur rythmique le séduisent en profondeur et, sans doute plus que tout, la justesse magnifique de son lyrisme tragique.

    Les lieux de vie et d’écriture du poète confirment cette sensibilité fascinée par la dualité. Aux trois villes de vocation internationale, Bruxelles, lieu de la naissance, Genève, lieu de l’enfance et de la jeunesse, Strasbourg, lieu de la maturité professionnelle et poétique, s’opposent deux lieux cruciaux pour la vocation littéraire de Jacques Goorma : Arenzano, ville proche de Gênes où tout jeune homme le poète fait la découverte émerveillée de Dante mais aussi de la poésie italienne contemporaine avec l’œuvre de Montale et d’Ungaretti, pour ne pas tarder à s’adonner chaque jour au plaisir de l’écriture personnelle, et Aix-en-Provence où il découvre tout un paysage riche en sensations, ce qui le mène à vivre l’expérience bouleversante d’une révélation. Entre champs d’amandiers et forêts de pins, le poète fait une rencontre à la fois anodine et saisissante, physique et métaphysique, celle d’un caillou. À lui seul, ce petit fragment terrestre, double symbole de lourdeur immuable et de mouvement puissant, le rattache à la splendeur cosmique que l’œuvre de poésie n’aura de cesse de célébrer et d’interroger, comme l’attestent les titres des différents recueils. Si nous les rassemblons, une verticalité poétique se dessine et se déplie, laissant peu à peu émerger l’esquisse d’un poème:

 

Peau-Pierre, Henry Fagne, 1975
Rêveil, Henry Fagne, 1978
Lucine, Rougerie, 1984
Nue, Rougerie, 1987
Signes de vie, Lieux Dits, 1994
Lux Claustri, Ville de Nancy, 1994
Orage, Rougerie, 1994
Papier à fleurs, livre d’artiste avec Sylvie Villaume, 1997
La chambre aux nuages, Les Lieux Dits, 1997
À, Le drapier, 1999
Lucide silence, Les Lieux Dits, 2000
Parfois, Le drapier, 2002
Le Vol du loriot, Arfuyen, 2005
Carnet d’éclairs, dessins de Germain Roesz, Les Lieux Dits, 2006
Le Séjour, Arfyen, 2009

   

    Dans la sobriété laconique de ces titres affleure une autre composante de l’œuvre poétique de Jacques Goorma : une exigence profonde, une vocation inaltérable qui fonde l’acte de création sur une éthique de la nudité éloquente, du dépouillement lumineux où la justesse lexicale et musicale s’entrelace avec la transparence verbale et picturale. Comme le poète l’énonce dans Le Séjour, il faut « écrire avec la transparence, l’obscur, le trouble, l’indéchiffrable. Rejoindre la clarté. Voir. Comment la parole se transforme. Comment la jeune fille devient femme. Se baigner dans cette écriture. En ressortir ragaillardi. L’encre est cette obscurité limpide où s’écoulent nos regards. Reflets et miroitements. Parfois, elle jette dans nos yeux des moissons de flamme » (p.71).

   Cette aspiration à un lyrisme à la fois dépouillé et lumineux cultive l’art de la justesse, l’écriture constituant un acte vibratoire majeur. Ecrire, c’est vibrer et faire vibrer une voix intime qui parvient à l’émotion véritable par « la juste distance » évoquée dans un passage du Vol du loriot : « J’étais devenu le vent. Le vol. Le vent. Le ciel. La juste distance. La clarté et les grands fonds de l’intériorité. Le vent de la pensée. Je filais avec elle et pouvais, d’un seul souhait, orienter son souffle » (p.121).

     Entre le frémissement et le frissonnement s’élabore une dynamique, pour ne pas dire une mystique, très sensuelle, comme en témoigne la fin du poème « Frémissement » : « …quand parler / veut dire / frissonner » (ibid.p.67).

     Cependant, entre le foisonnement (p.114) et la fulgurance (p.122), se dit l’indicible, se nomme l’innommable, se compose la fable de l’ineffable  sous le signe d’une cristallisation verbale infinitésimale où s’allient transparence et profondeur : «  Le poème / est le chant / d’un muet » (ibid.p.65). Là, dans ce tout petit poème de trois vers et de huit mots, s’appréhende l’essence même du « lyrisme critique », la justesse et la sobriété du chant provenant de cette lutte subreptice entre le silence et le poème.

     Toute la poésie de Jacques Goorma me semble en effet composer une chorégraphie épurée, aérienne, à même de faire danser les mots autour du silence. Dès l’âge de six ans, le poète avait donné un titre tant impérieux que lapidaire à un poème : « Silence». Puis, jeune étudiant, il avait conçu une suite intitulée « Fragments du silence » pour finalement parvenir dans ses deux derniers livres, Le Vol du loriot et Le Séjour, à la mise en scène de cette dialectique fondatrice entre le silence et la parole.

     Mais comment comprendre ce lieu paradoxal que constitue le « Séjour », lieu que nous croyons saisir parfois mais qui nous échappe toujours, si ce n’est comme le lieu d’une abstraction sensible ? Ou comme une toile des origines, une texture immémoriale où s’imprime, dans la profondeur ontologique, la vibration du silence. Du silence premier, originel. Avant l’émergence du verbe et de l’esprit que le poète figure par la métaphore  ascensionnelle du « vol du loriot ». Le vol se fait alors mise à l’épreuve de l’émerveillement, du ravissement, de l’extase qui nous fait remonter à la magie de l’enfance et du tapis volant, avec « battements d’ailes et de rames, une scansion de l’âme qui nage en moi, depuis l’enfance » ( Le Vol du loriot, p.97).

    Dans ce vertige qui nous fait chavirer du séjour à l’envol, de l’envol au séjour, il s’agit avant toute chose de « renoncer au néant », grâce à la belle métamorphose du poème en « dauphin du silence » pour « sans cesse revenir / à ce ciel sans fin / qui éclate en nous ». De la sorte se nouent l’intime et le cosmique, ce qui permet à l’écriture de « plonger obscurément dans la mouvance constellée du ciel intime » (ibid.p.63).

     Ainsi, dans l’exercice vital de « la juste distance », dans cet entre-deux de la profusion et du dépouillement, de la plénitude verbale et du « suspens vibratoire », cette voix de poésie nous émeut quand elle laisse vibrer ses inflexions entre le silence et la parole, entre le point et le tout, entre la miette et l’infini, non sans quelque effet de résonance hugolienne lorsque  le poète aspire à « Devenir juste un point. Un point de conscience. Une miette d’infini. Au moment de l’explosion silencieuse, au moment même de son éclat, cette miette réalise qu’elle est elle-même la totalité. Un brin de silence est tout le silence, une miette d’infini est tout l’infini » (ibid.p.25).

    Et cette voix de poésie, n’est-elle pas toute la poésie, dès lors qu’elle oscille entre « sa vocation au silence et ses recours contre ce silence », dépouillée et lumineuse ?