1. Recours au Poème affirme l’idée d’une poésie conçue comme action poli­tique et méta-poé­tique révo­lu­tion­naire : et vous ?

 

Vous n’avez pas accolé « action » et « révo­lu­tion­naire », ce qui per­met de répon­dre à la ques­tion ! Car je refuse avec Han­nah Arendt l’idée d’une fab­ri­ca­tion de l’his­toire qui autorise la vio­lence révo­lu­tion­naire. Je ne suis pas sûr que la poésie soit « action » poli­tique, mais avec cer­ti­tude je puis dire qu’elle est poli­tique. La poésie procède d’une décep­tion : ce qui est n’est pas ce qui pour­rait être ! Nous avons man­qué quelque chose. La réal­ité est attris­tante. Ou plus exacte­ment, nous avons man­qué le réel, et c’est ce qui est triste.Nous man­quons de beauté, de jus­tice, de présence au monde. Depuis Hölder­lin et Rim­baud, c’est devenu un lieu com­mun que d’in­sis­ter sur l’an­tic­i­pa­tion, la fon­da­tion, l’habi­ta­tion comme fonc­tions poé­tiques. Il y a quelque chose que je crois juste dans cette insis­tance. Le poème, pour cette rai­son, porte avec lui quelque chose de boulever­sant et de pérenne parce qu’il redé­cou­vre que la langue est fraîche et qu’elle peut per­me­t­tre au sens neuf d’ad­venir. La langue du poème peut offrir une ouver­ture vraie à l’inédit, au-delà de la car­i­ca­ture d’avenir que le pro­jet social libéral pro­pose comme fatal­ité dans un monde sat­uré de sig­ni­fi­ca­tions clos­es.  C’est en ce sens que vous avez cer­taine­ment rai­son de par­ler de méta-poé­tique révo­lu­tion­naire. Mais on ne fab­rique pas la révo­lu­tion, on fab­rique le poème : poïe­sis.

2.« Là où croît le péril croît aus­si ce qui sauve ». Cette affir­ma­tion de Hölder­lin parait-elle d’actualité ?

 

Cette affir­ma­tion, sem­piter­nelle­ment ressas­sée, est tou­jours d’ac­tu­al­ité, et le sera cer­taine­ment tou­jours. Et la poésie est exacte­ment ce lieu d’e­spoir (je préfère 

l ‘espoir à l’e­spérance trop con­notée religieuse­ment).  L’e­spoir de percevoir le monde sous l’an­gle de sa beauté, l’e­spoir de tiss­er des liens soci­aux frater­nels et justes, l’e­spoir d’un mul­ti­cul­tur­al­isme de l’e­sprit, fécond et créatif… Le péril est grand pour­tant en ces temps trou­blés : extrémismes, fanatismes, périls écologiques, paupéri­sa­tion crois­sante des pop­u­la­tions (y com­pris dans les pays « rich­es »), en fait, con­fis­ca­tion des richess­es matérielles par quelques oli­garchies, oubli de la richesse humaine… La pul­sion de mort sem­ble avoir le dessus. Mais la poésie, comme l’amour, rap­pelle inces­sam­ment la richesse humaine oubliée, la force de l’esprit…C’est là où est le nœud qu’il y a quelque chose à dénouer…

3.« Vous pou­vez vivre trois jours sans pain ; – sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui dis­ent le con­traire se trompent : ils ne se con­nais­sent pas ». Placez-vous la poésie à la hau­teur de cette pen­sée de Baudelaire ?

 

Le dandysme de Baude­laire est séduisant. Si l’on entend bien par « trois jours sans pain » trois jours sans nour­ri­t­ure, et même s’il est pos­si­ble de vivre trois jours sans se nour­rir, évi­tons de faire l’apolo­gie du poète anorex­ique et décharné. Deman­dons à celui qui n’a pas de quoi se nour­rir s’il sera sat­is­fait par la lec­ture d’un petit poème d’un poète du micro­cosme ! Il faut, d’une manière générale, se nour­rir, corps et esprit indif­férem­ment. Bien sûr, une vision étriquée, aujour­d’hui, pré­ten­du­ment prag­ma­tique, ne pense plus qu’à la matière. Et il est vrai que pour moi, dont le corps est régulière­ment nour­ri (et autant que pos­si­ble, plaisam­ment nour­ri), j’éprou­ve ce besoin d’ac­corder un temps, chaque jour autant que pos­si­ble, après les con­traintes et les oblig­a­tions, à la beauté pour elle-même, et notam­ment la beauté des œuvres (poésie, musique…). Un temps con­tem­platif. Mais n’est-ce pas un luxe ? Un luxe néces­saire ? C’est assuré­ment ce para­doxe qu’il faudrait creuser . La poésie est utile, pour toutes les raisons exprimées ci-dessus. Et elle est le luxe de la contemplation…

4. Dans Pré­face, texte com­muné­ment con­nu sous le titre La leçon de poésie, Léo Fer­ré chante : « La poésie con­tem­po­raine ne chante plus, elle rampe (…) A l’é­cole de la poésie, on n’ap­prend pas. ON SE BAT ! ». Ram­pez-vous, ou vous battez-vous ?

 

Ni je rampe, ni je me bats ! Je cherche et m’ef­force de chanter ! Sans rechign­er à appren­dre, aus­si. Le manque de mod­estie intel­lectuelle, chez Léo Fer­ré, m’a tou­jours un peu irrité. Ses cris sont des slo­gans, sou­vent car­i­cat­u­raux, qui pla­cent le poète en être d’ex­cep­tion, en anar­chiste incommensurable…Bien sûr, il y a quand même  Avec le temps  et quelques autres chan­sons immortelles…Mais, s’il faut citer un chanteur, je préfère le « j’su­is pas poète, mais j’su­is ému » de Ménil­montant de Charles Trénet… Je crois que nous sommes con­damnés à chercher. Et c’est peut-être bien cette recherche, le com­bat ! Mais le poète doit aujour­d’hui éviter la pos­ture du poseur de la marge et de l’ex­cep­tion. Il en devient dog­ma­tique. Et je n’ai rien con­tre toute forme d’é­cole où l’on apprend, y com­pris celle de la poésie… A cet égard, la trans­mis­sion (dev­enue dou­teuse pour cer­tains théoriciens con­tem­po­rains de la péd­a­gogie) est plus essen­tielle que jamais, y com­pris la trans­mis­sion de la cul­ture poé­tique. Il faut avoir reçu une tra­di­tion pour être un con­tem­po­rain cri­tique, indigné, révolté !

5. Une ques­tion dou­ble, pour ter­min­er : Pourquoi des poètes (Hei­deg­ger) ?  En pro­longe­ment de la belle phrase (détournée) de Bernanos : la poésie, pour quoi faire ?

 

Le vivant con­scient et souf­frant qu’est l’homme pos­sède le lan­gage.  Or, la parole prosaïque lui donne tou­jours le sen­ti­ment qu’il arrive trop tard dans un monde trop vieux. Il m’est déjà arrivé de dire que nous avons la poésie pour rafraîchir la langue. Je voulais dire par là que l’ef­fort d’une parole épurée de cette instru­men­tal­i­sa­tion du monde qui en a usé, épuisé les sig­ni­fi­ca­tions, est sus­cep­ti­ble d’ou­vrir au sens inouï, inédit (sen­sa­tions et sen­ti­ments). Une parole qui rende pos­si­ble l’ex­péri­ence du monde et des autres, au-delà de l’u­til­i­tarisme tou­jours ambiant. On peut aus­si appel­er cela lib­erté( pour quoi faire?) ou beauté ou amour…c’est-à-dire tout ce qui manque. La poésie, ou le lyrisme, n’est-ce pas ce chant qui cherche à remon­ter la pente où nous entraîne la prose util­i­tariste ? La poésie comme faire (fab­ri­ca­tion du poème à chanter), et pas seule­ment en vue d’en faire quelque chose…sinon chanter. Puisqu’au­jour­d’hui nous citons des chanteurs – mais pourquoi pas ? (plutôt que Hölder­lin revu par Hei­deg­ger, ou Bernanos détourné par Maulpoix)  — je pense à cette belle chan­son de Julien Clerc et Eti­enne Roda-Gil : « Je veux être utile à vivre et à chanter ». Dans la sim­plic­ité de ce refrain, il y a peut-être quelque chose comme l’ex­pres­sion de la plus noble mis­sion de la poésie…

 

 

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