Oui, le chant 

 

Oui, un titre, qui dit bref et fort la déc­la­ra­tion d’adhésion à la vie que décline le livre foi­son­nant de Jea­nine Baude. Adhé­sion mal­gré la douleur de vivre indis­so­cia­ble de sa joie, la vio­lence trop sou­vent du monde, la con­science de finir, mais adhé­sion intense, que déploie ce chant lyrique dans le sens pre­mier de ce terme

Car ce recueil est chant — « le chant, seul recours, étin­celle à l’oreille/ du labyrinthe, ton con­gé de clarté, ta nuit sere­ine » — chant liturgique même con­stru­it autour de la répéti­tion et de la vari­a­tion, « rêvant de formes fix­es » et s’employant à en inven­ter : ce sont les poèmes de deux stro­phes de sept vers bal­ançant entre non et oui et ter­minées par un envoi de la pre­mière par­tie, les Pros­es véni­ti­ennes s’ouvrant par « Si Venise en hiv­er » et se ter­mi­nant par un quin­til juste­ment nom­mé d’acquiescement, les treize vers des poèmes d’Epi­logue en treize vers, les repris­es séman­tiques du Chant d’Adrienne, dont chaque frag­ment s’ouvre sur un « Et je te par­le, Adri­enne » ou bien le « Ô soli­tude » augur­al des poèmes en prose de Ô soli­tude, l’île ou encore la scan­sion finale de chaque poème d’Antiphonaire par le mot « lec­tures », son­nant comme un amen. Ces repris­es formelles, dans ce qu’elles ont de rit­uélique, con­stituent l’unité des six ensem­bles, qui com­posent le recueil, dont la richesse thé­ma­tique s’étoile autour d’un axe cen­tral tres­sant l’éloge du corps amoureux à l’histoire col­lec­tive, la louange de la présence sen­suelle au monde à l’élan spir­ituel, la médi­ta­tion sur le poème à sa mémoire insis­tante. 

Jea­nine Baude, Oui, Édi­tions La Rumeur Libre.

Le pre­mier « chant » — car ain­si pour­rait-on nom­mer chaque par­tie- donne son titre de Oui à l’ensemble et fait altern­er les plateaux de la bal­ance entre refus et acqui­esce­ments. À la pre­mière stro­phe le rôle de dire non, à la sec­onde, qui débute tou­jours par « mais », celui d’un oui, qui « vague après vague roule l’acquiescement ». Mais ce bal­anci­er ne dis­tribue pas mécanique­ment la dual­ité, les non sont aus­si « bru­lants de révolte », de juste « rage » quand, par exem­ple, dans « la ruelle embrasée » « tête et poing dressés » résonne « le chant qui monte des vis­ages », célébrant une fra­ter­nité et une aspi­ra­tion à la lib­erté qui empor­tent adhé­sion. Impos­si­ble et inutile d’énumérer ces oui et ces non, qui font réson­ner « le cri de l’enfant enchaîné à la guerre », « les décom­bres anonymes/ que les hommes poudroient », avec, en con­tre­point, le oui proféré « sur la dif­férence des langues, des couleurs, des emplois », sur « la brume d’un corps d’à côté éclairant de ses courbes la bril­lance d’un ciel », sur « le ver­tige des hommes, tou­jours mon­ter plus haut », égrenant un « poème de joie » à dire « le corps et le corps encore/ le cen­tre et la chute amoureuse » et la beauté du monde, celle de « l’univers, le vaste », celle de la houle, des dunes, du soleil, celle  du « désir attelé », de la chair à son épanouisse­ment quand la dune évoque « une hanche de femme, son rut » comme celle de l’élan spir­ituel loin des dog­ma­tismes semeurs de car­nages et puisant aux sources de Pat­mos. La parole de St Jean — l’amour est plus fort que la mort- sem­ble réson­ner allu­sive­ment à l’arrière de ce livre habité par des voix, qu’il con­voque explicite­ment et implicite­ment, d’Homère à Niet­zsche, de « la tour abolie » de Ner­val aux « fleurs du mal » baude­lairi­ennes ou au « lori­ot » de René Char. Entre la prophétie et le lau­ri­er de l’oracle pythique, le poème, « déver­sant son ruis­seau secret, sa clarté, sa lumière », éclaire le flot emporté de la vie. Car océanique est aus­si ce chant s’élevant aux con­flu­ents de mers, riv­ières, ruis­seaux, dont il brasse le tour­bil­lon contradictoire.

Une même eau baigne cha­cune des Pros­es véni­ti­ennes  et leur quin­til final, invi­tant à la con­tem­pla­tion. Ce sont tableaux pré­cis de la ville — ses rues, des places, ses mon­u­ments- qui se déploient et sem­blent se refléter, éclatés, réin­ven­tés dans les tableaux des pein­tres évo­qués, Tin­toret, Tiepo­lo, Jérôme Bosch, Ruskin, Car­avage, Le Bernin, Kandin­sky… À moins qu’à l’inverse la ville ne reflète la pein­ture dans un réel inven­té par l’art qui, tableau ou poème, en con­stru­isent l’image, paysage extérieur et intérieur con­fon­dus, où, de même que précédem­ment, se met en scène un col­loque imag­i­naire joignant Vil­lon et Rim­baud, Pound, les élé­gies à Duino et Robert Brown­ing, l’infini­to de Leop­ar­di et « la libre Mar­i­anne entre les mains d’un peu­ple heureux ». Si le poème joint temps et espaces dis­parate, c’est parce qu’il se fait  médi­ta­tion sur la des­tinée humaine en même temps qu’introspection. Venise sem­ble devenir cette femme prise dans des plis d’eau et de pierre, mer et draperies mêlées, dont « les longs cris sont appel d’air ».

L’intime de la vie devient allé­gorie et l’art et le poème dis­ent le monde. Si la poète « emprunte à Fontana sa lame » c’est  pour la hauss­er, « pli après pli, sur la ver­gue ten­due, lisant la comète, la joie, l’audace qui défer­le » et délivr­er son art poé­tique : « la phrase roulant sen­suelle sur la page, l’écrivaine séduit son verbe, l’envoûte et le place en un lieu tou­jours indéfi­ni car peu importe l’azur, la nuit ou l’ensoleillement des ter­mes, la vigie, celle qui dirige le chant, implose puis explose, et suiv­ant le fleuve, le canal et la mer qui les brasse, s’expose sou­veraine, fuyant le port, l’arrivée, cares­sant les coraux d’une plage et jusqu’aux fonds marins éti­rant sa demeure, enlace l’univers… » et la phrase con­tin­ue, une seule phrase-vague marine d’une demi page, qui dit l’amplitude du geste et de la geste du poème con­tant celle des hommes.

C’est encore de l’histoire humaine, de son trag­ique, que « par­le » le chant d’Adrienne  (tou­jours lui, le chant)  s’élançant depuis « les rivages de cette mer qui encer­cle la terre » (tou­jours elle, la mer) et ramène à la mémoire les temps d’horreur con­cen­tra­tionnaire, ran­i­mant la fig­ure des déportées. « Si le diadème était pour vous cette fumée noire qui fai­sait cer­cle autour de vos têtes » dit le texte lim­i­naire dans une inver­sion les couron­nant et auréolant d’une man­dor­le de sain­teté ces femmes mar­tyres. Adri­enne, la Résis­tante, reprend vie au poème qui la nomme et se fait réc­it, évo­quant sa jeunesse insou­ciante puis « le temps démesuré de la souf­france » dans un requiem où s’unissent les deux vis­ages de la sac­ri­fiée et de la poète qui « épelle Ravens­brück sous le dais des saveurs » car, affirme-t-elle, « je le sais, même dans la boue de ce tor­rent, mélasse et merde exsu­dant leur foutre inutile et vert, suint sans clarté, ici, tu espérais ». Au plus pro­fond du mal qui ronge l’histoire humaine, Adri­enne, Ger­maine T. et Char­lotte d’Auschwitz sont fig­ure d’espoir et d’humanité : « Oui, ton geste résis­tant accom­plit un enfan­te­ment… »… Dans la douleur, dans l’horreur s’enfante encore et mal­gré tout ce « oui » qui titre l’ouvrage. Le oui d’une ténac­ité, d’un courage, d’une espérance dis­ant notre human­ité, le oui du poème dans sa «clameur de ker­messe l’inondant » quand cette adresse à Adri­enne, à la fois descente aux enfers et résur­rec­tion, se clôt sur une scène de fresque unis­sant « ceux enter­rés et ceux renais­sants » « le livre et le corps », l’Eunoé et le Léthé, « l’architecture de la révolte » et « le son de la lyre ».

On pour­rait con­tin­uer d’explorer de même les trois autres par­ties de ce livre, Ô soli­tude, l’île, Antiphonaire et Désert, qui réser­vent mêmes dédales de sens et des sens con­jugués. Ce sont les douzains de Ô soli­tude, l’île qui enser­rent dans leur forme, elle-même insu­laire, le par­cours de l’enfance à « l’homme dernier », « liant les hommes à ce courant d’amour » qui les emporte, « mains plongées dans l’épaisseur des langues et des algues », habités comme la poète par « la pas­sion, son cour­roux, ses veines ten­dres », « une mesure d’espoir grêle sous la peau ». « Fontaine sous mes doigts, le feu, l’eau liés ensem­ble », le poème explore « l’églogue et l’épopée », « la ruelle qui ouvre sur l’océan en son entier »  le « qui suis-je » de « l’étrange bête humaine », le « chemin giboyeux des anciens lus sous la lampe » comme « l’appel du plus haut que toi ». Ce sont les « Lec­tures » d’Antiphonaire dont cha­cune égrène un « épisode de vie », inter­ro­geant « ce pourquoi en cerceau qui danse sur l’humaine tra­ver­sée » en « can­tique » et « prière » à l’éphémère enton­née par « un danseur can­ni­bale ». C’est Apol­li­naire, Michaux, Artaud qui vien­nent se join­dre à l’ivresse et à la beauté. Et si Désert il y a, au final, c’est non stéril­ité, mais dans l’analogie des dunes et des vagues, pour y « repren­dre marche à l’avant », enton­ner de nou­veau le « chant » au con­flu­ent de « l’Orient blessé » et de « l’Occident en perte de formes, de sens », jouer sur le geste de l’archéologue — « creuser » -  refaisant par­cours de « la nais­sance à la mort ». « La nuit reste à éclair­cir » et cela fait le poème quand il « nomme », creu­sant la langue, qui char­rie ensem­ble l’étreinte sous « la yourte nup­tiale » et les charniers des massacrés.

Lyrisme ai-je dit. Oui, car c’est chant, solo d’une voix qui s’élève en mul­ti­ples tonal­ités et chœur de voix qui réson­nent à tra­vers elle. Chant, psaume, mélopée, can­tilène, prière, anti­enne, ces mots et d’autres encore ponc­tu­ant le texte, don­nent une des clef de ce recueil à la fois bilan, somme et pro­fes­sion de foi, qui char­rie le tout de notre con­di­tion humaine énig­ma­tique et con­tra­dic­toire dans sa houle océane. 

 

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