Joel-Claude MEFFRE, Trois poèmes (extraits)

Par |2021-09-06T18:48:17+02:00 6 septembre 2021|Catégories : Joël-Claude Meffre, Poèmes|

L’HIRONDELLE ET LA TAUPE

 

Brod­s­ki  rap­porte cette his­toire russe,
celle d’une hiron­delle et de son hôte, la taupe.  Cette his­toire dit :
un vent de vio­lence souf­fle sur la lande, et rabat
l’hirondelle sur le sol gelé. Elle sautille dans la neige, jusqu’à trouver
le trou de la taupe où elle vient s’abriter.  La taupe s’enfonce dans son trou
et l’hirondelle  alors s’endort. Elle a un lourd som­meil qui dur­era aus­si  longtemps que la neige cou­vri­ra la terre. 
Telle est l’histoire russe.

Toi,  l’hirondelle, à quoi rêves-tu ? Iras-tu là-bas, au loin, recon­naitre  en ce pays au bout de l’air,
les fer­mes qui trem­blent der­rière les brumes, et les toits rouges des remis­es où tu pour­ras venir
bâtir ta mai­son de brindilles ?

Quand dirons-nous « vis­age », vis­age d’animal et gueule d’homme ?
Ain­si s’échangera toute douceur, de toi à moi, de moi au monde, du monde à toi,
en recon­nais­sance, de ce qui se pense, intime­ment, du rêve bactérien
au par­adis simiesque.

Et toi, la taupe, dans quelles pro­fondeurs t’enfonces-tu ? Tu creuses ta solitude
dans l’argile du sol. Tu avances dans  l’obscurité avec, au fond de tes yeux atrophiés,
une frêle lumière, comme de celles qui sub­siste au creux d’une lanterne.

L’animalité, c’est ce qui illu­mine la mémoire des cris, les bruisse­ments des ailes, nos ébats 
inin­ter­rom­pus, l’écho des rugisse­ments hérité des chas­s­es révolues.

Dans la fraîcheur du temps resur­git « jadis » fon­du dans main­tenant où,
de mémoire, j’étais homme dans mon obsti­na­tion à fig­ur­er avec le bout d’un charbon
tant de sil­hou­ettes et l’inflexible œil du lynx.

« Les hiron­delles / Font des den­telles / Dans les étoiles. »
C’est ain­si que ma mère fre­donnait cette comp­tine en regar­dant l’oiseau noir aux ailes blanch­es 
plonger et saisir de son bec un bout de laine  se tor­tillant sur le béton de la cour.

L’animal  ne  peut nom­mer, dit-on, mais l’innommable nomme l’homme quand l’animal, lui, 
en silence se terre à l’abri des haies.

Vieille taupe au pelage de soie tu vien­dras t’assoupir bien­tôt près des ailes aigu­isées de l’aronde
qui s’est enfuie l’autre jour loin de la con­trée délivrée de ses neiges.

Et les molaires de l’homme, décrochées de la mandibule, se dispersent 
une à une comme des graines piét­inées sous les pas de l’ours.

 

Le loup, Le renard, le lièvre
…ronde éperdue

 

Ai vist lo lop, lo rainard, la lèbre
Ai vist lo lop, lo rainard dançar
Totei tres fasián lo torn de l’aubre
Ai vist lo lop, le rainard, la lèbre
Totei tres fasián lo torn de l’aubre
Fasián lo torn dau bois­son fol­hat 

 …Vieille chan­son qui se chan­tait autre­fois dans le Mas­sif Central,
où trois ani­maux, le loup, le renard, le lièvre,
tour­naient, tour­naient autour de l’arbre.
C’était une danse folle qui ne s’arrêtait pas.

Ritour­nelle sans fin.

Et je me dis que tant qu’il y aura des hommes sur la terre
ils se prendront
à rêver de ron­des d’animaux qui, d’ordinaire,
ne se ren­con­trent jamais.

Des ron­des d’animaux étrangers les uns des autres,
entraînés par des rythmes étour­dis­sants, par une mélodie ensorceleuse
dans une course folle autour d’un arbre,
dressé au fond d’une clairière.

Ces trois bêtes n’avaient pas été réu­nies par les hommes.
Et plutôt que de les croire envoûtées par une musique qui les subjuguerait
dis­ons qu’elles se couraient après, de plus en plus vite,
dans le seul but
de s’attraper pour s’étriper,
sans jamais pou­voir y parvenir.

On sait, par tant de légendes
que le renard ne cesse de vouloir gruger le loup qui,
hargneusement,
n’a qu’une idée : faire sa fête au renard éter­nelle­ment fûté et retors.
Quant au lièvre, lui,
il fuit le renard que pour­suit le loup pour échapper
à la dent de l’un ou de l’autre.

Leur danse autour de l’arbre n’était donc qu’une fuite sans fin,
qu’une inces­sante course-poursuite
circulaire
faisant per­dre haleine,
menant au vertige,
dis­solvant dans l’indistinction les formes de ces animaux,
les réduisant à n’être plus qu’un mou­ve­ment éperdu
dans le temps terrestre.
Et on imag­ine mal com­ment cela pou­vait cesser,
autrement que par l’épuisement du joueur de cabrette
ayant accéléré le rythme.

J’imagine aus­si que des hommes
avaient pu attach­er les trois ani­maux à une corde
pour les faire tourn­er autour d’un piquet
comme s’il étaient tenus en laisse.
C’eût été un manège, en quelque sorte,
une attrac­tion de cirque.

Mais je préfère imag­in­er le loup, le renard, le lièvre,
et puis le blaireau, la belette, le daim, et puis d’autres et d’autres,
libérés de la ronde infernale,
se dis­per­sant soudain, cha­cun de son côté,
et pour­suiv­re leur errance à tra­vers des territoires
sans limites.

De cha­cun d’entre eux, il nous reste les vivantes images
des sym­bol­es qu’ils représentent,
incrustés dans le temps des vieux mythes agraires,
d’où se déga­gent des par­fums de sauvagerie,
de mys­tère, de forces occultes,
des visions de crocs usés sous des babines humides,
d’oreilles ébréchées en con­stant éveil,
en con­stant mou­ve­ments de scru­ta­tion inquiète,
ou des four­rures luisantes, souil­lées, aban­don­nées sous les buissons.

Il est temps de ren­tr­er chez soi !
Au fond de la clairière,
tan­dis que l’arbre seul s’épanouit dans le silence.

J’ai vu le loup, le renard, le lièvre
J’ai vu le loup, le renard danser
Tous les trois  fai­saient le tour de l’arbre
J’ai vu le loup, le renard, le lièvre
J’ai vu le loup, le renard danser
Fai­saient le tour du buis­son feuil­lu. 

 

PIGEONS DE BAGDAD

 

Tous ces pigeons, dans le ciel de Bagdad,
qui tour­nent autour des minarets,
qui vont,
qui vien­nent au-dessus des toits,
dans la vieille ville,
nichant aux coins des fenêtres par­mi les pots de géranium,
cri­ent :  Haqq ! Haqq ! Haqq !

C’est qu’ils n’avaient cessé de tourn­er au-dessus du gibet
où Hal­laj, martyrisé,
cla­mait vers les hommes et vers le ciel :
ANA HAQQ !
(Je suis la Vérité !)

Ces pigeons, ils ont tou­jours le cri d’Hallâj dans leur gorge
et répè­tent, jour après jour,
de siè­cle en siècle,
comme en écho :
Haqq ! Haqq ! Haqq !
(je suis la Vérité).

 

Présentation de l’auteur

Joël-Claude Meffre

Né en 1951, il est issu d’une famille de vitic­ul­teurs com­tadins, il a passé son enfance en milieu rur­al et réside aujourd’hui près de Vai­­son-la-Romaine. Archéo­logue. Retraité. Ayant étudié la lit­téra­ture et la philolo­gie, il a aus­si mil­ité pour la recon­nais­sance de la langue et de la lit­téra­ture occ­i­tanes. En 1978, les ren­con­tres avec le poète Bernard Var­gaftig puis, plus tard, avec Philippe Jac­cot­tet, ont été déter­mi­nantes dans le développe­ment de son tra­vail d’écri­t­ure poétique.

Au début des années 1990, il décou­vre l’en­seigne­ment du soufisme. Il s’ini­tie alors à la cul­ture et la spir­i­tu­al­ité du monde arabo-musul­­man. Puis il pub­lie trois essais  : 1) sur l’enseignement  du soufisme aujour­d’hui ;  2) sur le cal­ligraphe irakien Ghani Alani ; 3) sur le saint soufi Mansur al-Hal­laj. Cet engage­ment le con­duit à des col­lab­o­ra­tions artis­tiques (avec Faouzi Skali), lit­téraires (avec Pierre Lory ) et spir­ituelles (avec l’islamologue Eric Geoffroy).

Il pub­lie ses pre­miers livres aux Édi­tions Fata Mor­gana. Dans les années 2000, il noue des liens étroits avec des poètes et écrivains, tels que Antoine Emaz, James Sacré, Emmanuel Laugi­er, Hubert Had­dad, Joël Ver­net, Claude Louis-Com­­bet, Jean-Bap­tiste Para, Michaël La Chance. Il écrit des notes de lec­ture pour la revue lit­téraire Europe. Sa démarche à la fois spir­ituelle et poé­tique le con­duit à dia­loguer avec les poètes tels que Jea­nine Baude, Pierre-Yves Soucy, le philosophe Lau­rent Bove, le physi­cien cos­mol­o­giste Renaud Parentani, et les com­pos­i­teurs suiss­es Chris­t­ian Henk­ing et Gérard Zinsstag.

Joël-Claude Mef­fre s’intéresse à la pein­ture et les artistes : ses com­plic­ités avec les pein­tres tels que Albert Woda, Michel Stein­er, Jean-Gilles Badaire, Anne Slacik, Jacques Clauzel, Youl Criner, Alber­to Zam­boni, Cather­ine Bolle, Béné­dicte Plumey, Sylvie Deparis, Hervé Bor­das, etc…, lui ont don­né l’occasion de réalis­er des livres d’artistes. À ces tirages lim­ités, accom­pa­g­nés d’estampes, il faut ajouter les pro­duc­tions mono­graphiques de livres man­u­scrits à exem­plaire unique ou tirages lim­ités avec des inclu­sions de métal, de verre, de fibres2.

Joël-Claude Mef­fre est mem­bre de la Mai­son des écrivains et de la lit­téra­ture (Paris) ; il con­tribue régulière­ment dans des revues : Détours d’écriture (dirigée par Patrick Hutchin­son), Europe, Revue de lit­téra­ture alsa­ci­enne, N4728 (cf. les no 9, 11, 18, 19), Revue de Belles Let­tres Suiss­es, Pro­pos de Cam­pagne, Revue Sorgue, Morit­u­rus (no. 5, 2005), Autre SUD, Con­férence (no. 25, automne 2007), Nunc, L’É­trangère, La revue Nu(e), Triage, L’Animal, Faire part, Le Fris­son Esthé­tique, Lieux d’Être, Osiris.

Out­re ses lec­tures de poésies, il man­i­feste un intérêt pour les groupes Pro­to­cole Meta avec Jean-Paul Thibeau.

Il est con­sul­tant pour les édi­tions Les Alpes de Lumière.

Directeur de pub­li­ca­tion de la revue de pho­togra­phie en ligne TERRITOIRES VISUELS https://emav.fr/revue-territoires-visuels/ 

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