La troisième série des Hommes sans épaules, revue aujourd’hui emmenée par Christophe Dauphin, avec la com­plic­ité d’Alain Bre­ton, Elo­dia Tur­ki, Paul Farel­li­er, César Birène et Karel Hadek, atteint son 35e numéro. Une belle aven­ture qui donne ici l’un de ses très beaux fruits. Les pages s’ouvrent sur un texte/hommage de forte émo­tion, texte con­sacré à Jean Sénac, poète, homme en résis­tance, édi­teur : c’est le 40e anniver­saire de la dis­pari­tion de l’homme. De l’assassinat de Sénac. J’apprends par ailleurs que la biogra­phie que Bernard Mazo devait con­sacr­er à Sénac paraî­tra bien à l’automne. C’est une excel­lente nou­velle. Sénac, l’homme/scandale : « Poète, ani­ma­teur, mil­i­tant révo­lu­tion­naire, chré­tien, homo­sex­uel et français, se procla­mant ouverte­ment plus algérien que n’importe qui, Jean Sénac a dérangé, de son vivant, autant le pou­voir bour­geois et colo­nial français que l’extrême-droite, les inté­gristes islamistes ou la bureau­cratie algéri­enne », écrit fort à pro­pos Dauphin, dont l’admiration pour le poète et l’homme n’est pas un secret. Sénac est présent tout au long du numéro, par des poèmes égrainés ça et là, l’un de ces textes, le dernier écrit par le poète, fer­mant les pages de ce numéro des Hommes sans épaules.

La par­tie « Les por­teurs de feu » con­duit le lecteur sur les traces de la poésie d’Antoinette Jaume et de Lorand Gas­par. Je décou­vre la pre­mière, je suis une fana­tique qua­si hys­térique de l’œuvre du sec­ond. L’œuvre de Jaume par­le de la vie, de la mort, des mots, de la con­science, du temps… Fon­da­trice et longtemps ani­ma­trice de La Sape, elle est décédée en 2009. Les HSE don­nent ici à lire une trentaine de poèmes extraits des dif­férentes par­ties de son ate­lier poé­tique. A décou­vrir. Ainsi :

 

  Cela naît d’un roseau, d’une écorce courbe. Parfois
d’une écaille où mousse une écume défaite
 Cela naît du temps sec­ond juste en retrait de la surface
des choses lorsque le regard délaisse le trop vu et renverse
l’horizon
 cela naît d’un cyprès, d’une voûte ou bien d’un bat­tant mal clos. Cela naît du vent, de la mer, par­fois de lèvres entr’ouvertes
 

cela. Musique pre­mière, sons unis et croisés, mur­mures ou tri­om­phes, galops d’allure semblable
trois notes seule­ment vibrées jusqu’au silence

(extrait de Lieux, col­lec­tion de La Sape, 1983)

 

Quand à Lorand Gas­par… quelle beauté ! On trou­ve l’essentiel de son œuvre chez Gal­li­mard bien sûr, en par­ti­c­uli­er dans la col­lec­tion de poche Poésie mais… quel bon­heur de lire / relire ces poèmes, ici don­nés dans l’ordre chronologique de leur édi­tion. Une poésie ancrée dans le sacré, soucieuse de Jérusalem ou Quram.  Une poésie qui regarde le grand Tout, sere­ine­ment. Seize pages de poèmes, un bon­heur et une excel­lente occa­sion de faire con­nais­sance avec l’une des œuvres les plus fortes de la poésie con­tem­po­raine. Une décou­verte ou des retrou­vailles au cœur d’un ton élevé en intensité :

 

Nous sommes malades d’immense
 

Le soleil se risque au cœur de la pierre
On regarde, on se sent des yeux
craquants et dorés
plein de pro­jets stel­laires sous la voûte des vents
 

où cir­cu­lent des arbres de transparence. 

 

Les HSE don­nent ensuite la parole aux « Wah ». Sont con­viés cette fois ci : Marie-Josée Christien, Franck Balandi­er, Alain Piolot, Jean-Claude Tardif et Gwen Gar­nier-Duguy. Ce dernier, en un superbe ensem­ble, use du « tu » pour s’adresser au Christ. Une lec­ture forte, peu banale.

Un numéro de revue dont la richesse ent­hou­si­asme en offrant aus­si un dossier de près de 70 pages con­sacré aux poésies norvégi­en­nes con­tem­po­raines. Ce dossier est une œuvre con­jointe de César Birène, Pierre Grouix et Régis Boy­er. C’est plus qu’un dossier, un véri­ta­ble panora­ma des voix majeures de Norvège. On lira ain­si : Tar­jei Vesaas (par ailleurs immense romanci­er, auteur entre autre de ce livre fon­da­men­tal qu’est Palais de glace), Inger Hagerup, Olav H ; Hauge, Tor Jon­s­son, Gun­vor Hof­mo, Marie Tak­vam, Stein Mehren, Jan Erik Vold, Paal-Helge Hau­gen et Knut Ode­gard. Ici, toutes les voix sont fortes, bien que divers­es. Notons que ce dossier est l’un des fruits du tra­vail mené depuis de nom­breuses années par Pierre Grouix au sein des édi­tions Rafael de Sur­tis, mai­son d’édition dirigée par le poète Paul San­da qui a pub­lié antholo­gies et recueils de poètes norvégiens traduits par Grouix. Un peu d’eau à la bouche :

Inger Hagerup, Je suis le poème :

Je suis le poème que per­son­ne n’a écrit.
Je suis la let­tre qu’on brûle sans cesse.
 

Je suis le sen­tier jamais emprunté,
la note sans mélodie.
 

Je suis la prière de la lèvre muette.
Je suis le fils d’une femme non née,
 

une corde qu’aucune main n’a encore tendue,
un brasi­er jamais encore allumé.
 

Réveille-toi ! Délivre-moi ! Soulève-moi !
des ter­res, des monts, de l’esprit et du corps !
 

mais rien ne répond à mes prières.
Je suis les choses qui n’arrivent jamais.
 

Ou bien, Gun­vor Hof­mo, Je ne con­nais plus de juge :

 

J’ai ren­con­tré mon ombre obscure – Les pas de Satan fuyant à chaque fois que l’âme se dres­sait d’un sourire omniscient.

Dans ces rues qui m’entourent, dans ces nuits, les hymnes des chaînes, la douleur infinie de la lib­erté. A chaque fois que je redres­sais quelqu’un de la boue, il était tué par l’ombre, son jumeau. Mais avec des poi­sons invis­i­bles, lam­en­ta­ble­ment ram­pants. Il n’a pas l’existence de l’âme, ne con­naît la cru­ci­fix­ion que par l’âme d’un autre. Mais il est la cru­ci­fix­ion, comme Dieu l’est dans sa ten­dresse impuis­sante, crois­sante. Dieu et Satan en moi, et je suis l’Humain.

En ces étés, en ces hivers, en cette soli­tude folle de l’automne. Je ne con­nais de Juge.

 

Impos­si­ble de citer tous les poètes mais voilà un monde à explor­er. Encore plus vaste, en ter­mes de Nord, puisque plus loin dans la revue, Pierre Grouix donne aus­si à lire des textes de Bo Carpelan, poète fin­landais d’expression sué­doise dont il traduit les œuvres com­plètes depuis plusieurs années. Le lire vous con­va­in­cra de l’immensité de l’œuvre poé­tique de Carpelan, lequel nous a quit­tés en févri­er 2011 (env­i­ron 1500 pages de poésie) :

 

Dans l’éternel

 

Les promeneurs ont dis­paru par­mi les ombres,
leurs voix étouf­fées, et même toi
tu fus plus éloigné de toi-même,
et pour­tant proche, comme si le mot
s’attardait à tra­vers l’arbre en tant qu’arbre,
ou comme l’image de l’arbre.
C’était dans l’éternel,
où les îles reposent sur les miroirs d’eau de la main.
 

Et quand le silence rég­nait, tu entendais
les voix de ton père et de ta mère ;
alors un oiseau leur succéda,
alors leurs voix dev­in­rent une voix.
C’était dans le silence, alors même le bois,
de ses feuilles, ornait encore la vie,
et le jour s’assemblait.
Court est alors le temps où nous sommes en vie.

 

Les Hommes sans épaules ne se con­tentent pas de « si peu », on lira aus­si : un bel essai de Paul Farel­li­er sur le recueil récent de Pier­rick de Cher­mont (voir à ce pro­pos : https://www.recoursaupoeme.fr/critiques/pierrick-de-chermont-portes-de-lanonymat/gwen-garnier-duguy ), des poèmes de notre ami Tom­i­ca Basjic, présen­tés par Karel Hadek, d’autres de Yann Séné­cal, des pages libres présen­tant des textes des ani­ma­teurs / poètes de la revue, et enfin un ensem­ble de chroniques et de notes de lec­tures. Les HSE ont par ailleurs la gen­til­lesse d’évoquer l’existence de Recours au Poème. C’est de bon goût. Une revue à lire.

 

Pour tout ren­seigne­ment sur cette superbe revue :

http://www.leshommessansepaules.com/

Lire un texte de Pier­rick de Cher­mont, dans nos pages :

https://www.recoursaupoeme.fr/revue-des-revues/la-revue-les-hommes-sans-%C3%A9paules-ou-la-communaut%C3%A9-des-invisibles/pierrick-de

 

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