Tout se pas­sait jusque là comme si, dans l’œuvre de Dany LAFERRIÈRE, de roman en roman – de réc­it romancé en réc­it romancé, devrait-on dire – la même parole se pro­longeait, tra­ver­sée par le même souf­fle poé­tique. En cela, Dany LAFERRIÈRE est bien un Haï­tien, même s’il s’est exilé il y a plusieurs décen­nies main­tenant. Ce pau­vre cail­lou qu’est Haïti four­mille de poètes. Cer­tains vivent ailleurs mais ils ne s’éloignent que géo­graphique­ment. Dany LAFERRIÈRE est la preuve vivante que l’éloignement n’entraîne pas une fin nette et bru­tale de la com­plic­ité avec les gens, la langue, les paysages, les bruits, les odeurs, les mythes et la poésie. Bien au con­traire. L’union sem­ble con­fortée par la dis­tance. En même temps, cette com­plic­ité entre Dany LAFERRIÈRE et Haïti porte la trace de la sépa­ra­tion. Et c’est juste­ment cette sépa­ra­tion qui est au cœur du dernier livre édité chez Gras­set, Chronique de la dérive douce.

 

D’autres romanciers haï­tiens sont aus­si poètes, sont avant tout poètes. En 2011, lors d’un entre­tien qu’il nous accor­dait (dans le mag­a­zine en ligne La Cause Lit­téraire) après la paru­tion de son roman La belle amour humaine chez Actes Sud, Lyonel TROUILLOT nous expliquait :
« Le texte de fic­tion con­stitue aus­si un corps sonore.  […] je suis mal­heureux à la lec­ture d’un texte sans musique, sans rythme. Peut-être cela vient-il d’un rap­port priv­ilégié à la poésie […]. »

L’essence poé­tique des textes de Dany LAFERRIÈRE est vis­i­ble d’emblée : la forme de L’énigme du retour est, dès le début, celle d’un long poème. Pour dire la mort du père du nar­ra­teur, l’auteur écrit

La nou­velle coupe la nuit en deux.
L’appel télé­phonique fatal
que tout homme d’âge mûr
reçoit un jour.
Mon père vient de mourir.

La moitié du roman sera con­stru­ite ainsi.

Il m’a don­né naissance.
Je m’occupe de sa mort.
Entre nais­sance et mort,
on s’est à peine croisés.

 

Bien enten­du, il ne suf­fit pas d’aller à la ligne tous les trois ou qua­tre mots pour pass­er du roman au poème. Il ne s’agit pas seule­ment d’une ques­tion de forme, de rythme. Le but du voy­age dont il est ques­tion dans L’énigme du retour est poé­tique lui aus­si : le nar­ra­teur veut ramen­er son père – l’esprit de ce dernier, car son corps est resté à Brook­lin – à Baradères, son vil­lage natal. Ne faut-il pas être poète pour entre­pren­dre de telles choses, pour croire encore à l’impalpable, à l’invisible ? Le nar­ra­teur de Pays sans cha­peau – autre grand livre de Dany  LAFERRIÈRE – était aus­si en con­tact per­ma­nent avec les morts. Il lui suff­i­sait de vers­er la moitié de sa tasse de café par terre en les nom­mant pour les sen­tir à ses côtés. Dans L’énigme du retour, la dis­tance paraît plus grande entre le nar­ra­teur et son pays (les gens, leurs morts, leurs croy­ances…). Plus de dix ans ont passé entre les deux voy­ages. Wind­sor dort à l’hôtel ; tout se passe comme s’il était devenu un étranger sur sa terre.
Alors c’est Césaire – une sorte de père de sub­sti­tu­tion – qui accom­pa­gne le nar­ra­teur de L’énigme du retour partout. Ils sont faits du même bois : doux à l’extérieur, en colère au-dedans. La sit­u­a­tion en Haïti est insouten­able pour qui vient du monde pro­tégé, du Nord.

Dans le dernier roman pub­lié par Gras­set, Chronique de la dérive douce, la forme est iden­tique mais on ne retrou­ve pas la fibre poé­tique des deux romans du retour au pays. Le livre a en fait été écrit avant Pays sans cha­peau et édité à Mon­tréal en 1994. LAFERRIÈRE y racon­te son arrivée à Mon­tréal, en 1976. Il vient de fuir la dic­tature haï­ti­enne et débar­que en terre incon­nue. Trou­ver à manger et où dormir sont au départ ses seules préoc­cu­pa­tions. Grâce à l’aide du bureau des immi­grés, il peut louer une petite chambre.

J’ai hâte de m’étendre
sur ce mate­las sans drap,
les bras en croix,
tout en pen­sant que
c’est la place
que j’occupe dans cette galaxie.

Les quartiers où il pose sa valise sont pleins de pau­vres hères. Il n’arrive à jeter l’ancre nulle part. Dehors, il observe les hommes en cra­vate, les pigeons…

Quand je m’ennuie,
j’achète un ticket
et je passe la journée
dans le métro
à lire les visages

 

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Pascale Trück

Pas­cale TRÜCK vit en Bour­gogne, où elle est enseignante. Elle a col­laboré à plusieurs revues et mag­a­zines lit­téraires. Dans Recours au Poème, elle a pro­posé une chronique poé­tique du roman. Car la poésie s’y trou­ve par­fois. Les romans qu’elle a mis en avant ont su la capter. Elle se con­sacre aujour­d’hui à l’écri­t­ure théâ­trale. Sa pre­mière pièce, Si le vent tourne, a été éditée en 2015 (aux édi­tions La Fontaine). 

http://www.theatre-contemporain.net/textes/Si-le-vent-tourne-Pascale-Truck/