Liliya Gazizova, Entre le sommeil et la disparition

Par |2025-11-06T12:40:23+01:00 6 novembre 2025|Catégories : Liliya Gazizova, Poèmes|

Tra­duc­trice Valenti­na Chepiga-Charrier

 maman

maman est dev­enue maison

les pièces se confodent
elle cherche le thé
dans le tiroir aux chaussettes
et retrou­ve une lettre
adressée à mon père

elle m’appelle
par les prénoms de ses poupées
et sourit
comme si tout allait bien
sauf qu’un peu de poussière
flotte dans sa tête

je voudrais la refaire
à par­tir des odeurs d’enfance
des miettes sur le rebord de ma fenêtre
de ces trois secondes
où elle sait pour sûr
que moi c’est moi

mais la mosaïque se défait
toutes les nuits
et j’apprends à aimer
ce qui en reste
une paume tiède
un regard sans ancrage
sa voix étrangère

 

la forêt comme une forme de pensée

elle ne com­mence pas par un sentier
mais par une pause
qu’on red­oute de faire en parlant
la forêt ce ne sont pas des arbres
mais des phras­es sans verbes
où le sens pousse
sans demander
sans se projeter

j’y entre
comme en moi-même
ignorant
ce qui devien­dra feuille
ce qui devien­dra racine
ce qui te poussera en avant
ce qui restera et pourrira

dans la forêt il n’y a pas de notices
il y a des souf­fles humides
non traduits de la langue
des feuilles et des pertes
y habite le silence
qui n’est pas vide
mais into­na­tion avant une déci­sion à prendre

et on avance
non pas en avant
mais en profondeur
s’emmêlant dans nos pro­pres branches
où cer­taines pen­sées fleurissent
d’autres tombent
parce qu’elles sont trop lourdes

le couch­er de soleil

on a ver­sé du poi­son orangé
dans les veines de l’horizon
et le ciel le recrache en couleurs
le temps crépite
comme un vieux vinyle
où la voix d’un soleil oublié
prend sa dernière note

 

une lumière lente

le soir le ciel se referme
comme un livre
aux per­son­nages oubliés

tout devient lent
et la lumière devient fine
comme un souvenir
qui n’a jamais existé

le soleil
cesse d’être nécessaire
tout ce qui était bruyant
devient doré
puis

gris
puis

silence
aux rythmes du cœur

 

automne

sur mes épaules est per­chée une corneille
venue des rêves d’un autre
elle picore mes pensées
ne me lais­sant que des images incertaines
entre le som­meil et la disparition

l’automne se répand dans mes veines
comme une vieille musique sur du vinyle
aux notes fendillées
jouant des doigts du courant d’air
sur les côtes des maisons abandonnées

mes racines percent
les fis­sures du jour
entre la pluie et la neige
dans le froissement
que n’entend que celui
qui a dés­ap­pris à par­ler depuis longtemps

l’automne se tresse dans mes cheveux
en sar­ments de vigne vivants 
où mûrit l’âpreté des adieux
la joie acide des pertes
et quelque chose que je ne saurai nommer

La traductrice :

Valenti­na CHEPIGA est enseignante de russe et de tra­duc­tion, poète, autrice d’une thèse sur Romain Gary, doc­teure en Sci­ences du lan­gage (Paris III). Vers le français, elle a traduit entre autres Vladimir Maïakovs­ki (avec Ele­na Bag­no), Igor Sev­e­ri­a­n­ine (sélec­tion­né par la SGDL), Evgueni Zami­a­tine, Mikhaïl Yas­nov ; vers le russe, Philippe Beck et Jacques Goor­ma. Elle est prési­dente du con­cours de tra­duc­tion lit­téraire inter­na­tion­al Inal­co russe open et cheffe de rubrique Tra­duc­tions de la revue Лиter­raтура. Dernière paru­tion : Valenti­na Chep­i­ga et Kse­nia Volokho­va, Les poét­esses de l’Âge d’argent russe, antholo­gie, Vibra­tion édi­tions, 2025.

Présentation de l’auteur

Liliya Gazizova

Liliya Gaz­i­zo­va (Dr Jan­ti), poétesse d’expression russe, d’origine tatare, partage sa vie entre plusieurs pays et plusieurs langues. Elle est tra­duc­trice, essay­iste, médecin de for­ma­tion, diplômée de l’Institut lit­téraire Gor­ki de Moscou, doc­teure en lit­téra­ture, pro­fesseure de lit­téra­ture en Turquie à l’Université Erciyes (Kay­seri), secré­taire générale de la revue poé­tique Inter­poezia (New York). Auteure de dix-huit recueils de poèmes, elle est traduite en une dizaine de langues. Sa poésie n’est pas une con­fes­sion mais un partage intime et frag­ile sur­volant Kazan, Istan­bul, Bruges, Casablan­ca, Kiev… Une voix fémi­nine de la poésie con­tem­po­raine rus­so­phone aux échos poé­tiques venus de dif­férentes épo­ques et de dif­férentes traditions.

Bibliographie 

Dernière paru­tion : Liliya Gaz­i­zo­va, Entre Amour et trem­ble­ment de terre, Vibra­tion édi­tions, 2025, recueil de poèmes, édi­tion trilingue russe-français-truc, traduit en français par Marek Mogilewicz et Valenti­na Chep­­i­­ga-Char­ri­er, et en turc par Uğur Büke.

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