Miguel de Unamuno

 

Berceuses

 

L’un des événe­ments majeurs de la vie du poète, romanci­er et philosophe Miguel de Una­muno (1864–1936) fut, en jan­vi­er 1896, la nais­sance de son troisième fils, Raimun­do, atteint d’hydrocéphalie. Après de nom­breuses ten­ta­tives pour stop­per la mal­adie, il fal­lut se résoudre à une mort prochaine. C’est à ce moment-là qu’Unamuno décide de pren­dre soin à temps com­plet de Raimun­do, en l’installant dans son pro­pre bureau de recteur de l’Université de Sala­manque à par­tir de 1900. Ces trois berceuses ‒ fort célèbres en Espagne ‒ datent de ce face à face qui dur­era un an et demi, Una­muno assis­tant impuis­sant aux atro­ces souf­frances de son fils générées par la crois­sance con­tin­ue de son cerveau. Raimun­do mou­rut en novem­bre 1902.

Ces vers ont été recueil­lis dans le pre­mier recueil de l’auteur : Poesías (1907).

 

YR

 

 

À l’enfant malade

 

Dors, petit bonhomme,
car le croquemitaine
emporte les petits
qui ne dor­ment guère.

Pop­u­laire

 

    Dors, fleur de ma vie,
dors tout tranquille,
    car le rêve de la douleur
est ton seul asile.

    Dors, mon pau­vre enfant,
jouis sans chagrin
    de ce que la Mort te donne
en consolation.

    En con­so­la­tion et en gage
de sa tendresse,
    de ce qu’elle t’aime beaucoup,
mon pau­vre enfant.

    Elle vien­dra vite empressée
de te recueillir,
    celle qui t’aime tant,
la douce Mort.

    Tu dormi­ras dans ses bras
du som­meil éternel,
    et pour toi, mon enfant,
il n’y aura plus d’hiver.

    Plus d’hiver ni de neige,
ma fleur cassée ;
    elle te chantera en silence
une douce chanson.

    Oh, quel triste sourire
des­sine ta bouche…,
    ton cœur peut-être
touche sa main.

    Oh, quel triste sourire
ta bouche dessine,
    que dis-tu donc en rêve
à ta nourrice ?

    À ta nour­rice éternelle
tou­jours pieuse,
    la Terre où en sainte paix
tout repose.

    Quand le soleil se lèvera,
ma pau­vre étoile,
    à l’aube disséminée
tu t’en iras avec elle.

    Tu mour­ras avec l’aurore,
fleur de la mort,
    la vie te rejette.
Quel mag­nifique sort !

    Le som­meil à n’en plus finir
dort tout tranquille,
    car la mort de la douleur
est ton seul asile.

 

                                                 

 

 

    Dors, mon cœur

 

Dors, mon cœur, dors,
    dors et repose,
dors dans le vieux berceau
    de l’espérance ;
    dors !

Regarde, le soleil de la nuit,
    père de l’aube,
par-dessous le monde
    passe en dormant ;
    dors !

Dors sans sur­sauter de peur,
    dors, mon cœur ;
tu peux te fier au sommeil,
    tu es à la maison ;
    dors !

En son sein serein
    source de calme
incline la tête
    si elle est lasse ;
    dors !

Toi qui sup­port­es la vie
    angoissée,
à Ses Pieds laisse tomber
    ton angoisse ;
    dors !

Dors, car Lui de sa main
    qui engen­dre et qui tue
berce ton pro­pre berceau
    désarticulé ;
    dors !

« Et si de ce sommeil-là
    je ne me réveillais… »
Cette angoisse ne passe
    qu’en dormant ;
     dors !

« Oh, c’est au fond du sommeil
que j’éprouve le néant… »
Dors, c’est de ces sommeils-là
que le som­meil sauve ;
dors !

« Je trem­ble devant le som­meil lugubre
    qui n’en finit jamais… »
Dors et ne t’angoisse pas,
    il y a un lendemain ;
    dors !

Dors, mon cœur, dors,
    le jour se lèvera,
dors, mon cœur, dors ;
    demain viendra…
    Dors !

Dans le berceau de l’espérance
    il s’est endormi…
Ma triste espérance aussi…
    Y aura-t-il un lendemain ?
    Dort-il ?

 

                                        

 

 

    Pen­dant que tu es réveillée,
ton âme dort,
et ton âme se réveille
quand tu t’endors.

    Dors donc, ma vie
‒ le som­meil est léger ‒,
dors avec ton âme en attendant
qu’elle ne se réveille.

    À tra­vers tes paupières
quand tu t’endors,
je vois comme tes yeux
fix­ent une autre lumière.

     À tra­vers ta poitrine
lorsqu’elle s’endort,
mon cœur sent le tien
qui s’agite.

     Avec mes bras pour tout berceau
aie con­fi­ance et dors,
car je voudrais voir ton âme
blanche comme neige.

      Dors, dors dans mes bras
qui te défendent,
donne, donne-moi ton âme
qui me protège.

      Pen­dant que tu es réveillée,
ton âme dort,
et ton âme se réveille
quand tu t’endors.
Dors !

 

(Traduit de l’espagnol par Yves Roullière) 

 

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