Lec­ture et entretien 

Le titre du roman de Björn Lars­son attire le regard, éveille la curiosité. Com­ment ? Il serait ques­tion de poésie dans un roman ? Aujourd’hui ? Pincez-moi, je dois rêver !
On pénètre dans le bureau de Karl Peter­sén, le directeur lit­téraire d’une pres­tigieuse mai­son d’édition suédoise.
« Vous con­nais­sez bien sûr Yan Y Nilsson.
– L’un des plus grands poètes de notre pays, dit Berg.
– Mais aus­si l’un de ceux qui ont le moins de suc­cès sur le plan com­mer­cial, ajou­ta Sund. […] »
Peter­sén se lance alors dans une longue dia­tribe dans laque­lle il con­damne la ten­dance des édi­teurs à accorder trop d’importance au suc­cès com­mer­cial et prononce des mots que ceux de la pro­fes­sion devraient se répéter en boucle chaque matin, au saut du lit :
Pub­li­er à grand ren­fort de pub­lic­ité des livres qui ne sont pas à la hau­teur, c’est saper la con­fi­ance du pub­lic et, au bout du compte, creuser notre pro­pre tombe.
N’avez-vous pas, vous aus­si, dans vos tiroirs, une liste rouge d’éditeurs qui ont con­sacré trop d’énergie à faire venir dans leur écurie telle actrice, tel présen­ta­teur de jour­nal télévisé ? Nous sommes nom­breux je crois. Nom­breux à être con­va­in­cus de ce que dénonce Peter­sén et désolés de voir arriv­er chaque année sur les tables des libraires les mêmes his­to­ri­ettes sans intérêt, les non-livres. Car, mal­heureuse­ment, il en est beau­coup d’autres qui con­tin­u­ent à acheter en masse ces pro­duits fre­latés, ce qui encour­age les édi­teurs à pour­suiv­re dans cette voix qu’avec Petersen nous savons sans issue.
La lit­téra­ture était dev­enue un pro­duit de con­som­ma­tion, avec date de péremp­tion, comme la viande et les légumes des super­marchés. Même les bib­lio­thèques avaient com­mencé à faire le ménage sur leurs ray­on­nages pour priv­ilégi­er les nou­veautés que tout le monde lisait.
Quelques édi­teurs parisiens, ceux qui sont issus de la pub­lic­ité ou ont je ne sais quel diplôme lié au com­merce – et auraient pu ven­dre des voitures, des pro­duits surgelés, des séjours à Majorque –, sor­tiront de cette lec­ture avec quelques égratignures à l’âme. Car ce qu’ils ont fait à l’édition, en plaçant au cen­tre l’image médi­a­tique, est à plusieurs repris­es sévère­ment et à juste titre cri­tiqué. Il se peut aus­si que ces édi­teurs n’éprouvent aucune honte.
Peter­sén se lance sans doute dans une croisade per­due d’avance. Il s’est mis en tête de relever le niveau d’un genre lit­téraire en deman­dant à un poète d’écrire un roman policier.
La poésie n’a pas été choisie par hasard. Elle est sans doute ce qui, dans le champ lit­téraire, se tient le plus caté­gorique­ment aux antipodes des impérat­ifs com­mer­ci­aux. Elle place au cen­tre le sens de la parole alors que le com­merce se moque du sens, se pose seule­ment la ques­tion de l’efficacité et de la rentabilité.
Voici un extrait d’un cour­ri­er d’universitaire (l’auteur lui-même peut-être) :
La poésie est capa­ble de tout boule­vers­er. « Je ne suis pas vide, je suis ouvert », dit Tranströmer, à la fin d’un de ses poèmes. Cela peut servir de devise pour l’être humain curieux, récep­tif et dis­posé à trans­gress­er les lim­ites, mais dif­fi­cile­ment pour celui qui tient dans sa main les rênes du pou­voir pour se pro­téger de l’humain, de l’ouverture, du changement.
Le roman de Björn Lars­son n’est pas seule­ment un roman polici­er. Il est même avant tout un man­i­feste. « La poésie n’est pas sim­ple orne­ment » nous susurre-t-il à l’oreille. Elle nous emmène sur des chemins de tra­verse, nous trans­forme, nous oblige à pos­er sur le monde un autre regard… L’enquête poli­cière est un pré­texte pour dire sa grandeur.

Très vite, nous quit­tons l’éditeur pour rejoin­dre le poète, apprenons quelle exis­tence – mis­érable, en apparence – il a eu, à ses débuts, com­ment les pre­miers vers sont nés…

Un livre de Rilke l’accompagne.
« Nous savons peu de choses » avait dit Rilke dans ses Let­tres à un jeune poète, posé en per­ma­nence sur sa table de chevet, « mais il est une cer­ti­tude qui ne nous quit­tera pas, c’est que nous devons nous en tenir à ce qui est dif­fi­cile ; il est bon d’être soli­taire, car la soli­tude est dif­fi­cile ; qu’une chose soit dif­fi­cile doit être pour nous une rai­son de plus de l’accomplir ».
Le poète a accep­té la propo­si­tion de son édi­teur à con­trecœur, parce qu’il n’a pas osé l’envoyer promen­er, puis il s’est pris au jeu, après avoir trou­vé son angle d’attaque : la finance inter­na­tionale. Cela bous­cule ses habi­tudes. Car ce qui le pas­sionne depuis des années est sans lien avec les gros titres des jour­naux. Il tente de saisir ce qui est insai­siss­able, la beauté de l’aube. Il vit – plus pour très longtemps – dans un port. Un autre poète – com­plète­ment mécon­nu celui-là – exerce la fonc­tion de com­mis­saire au même endroit et c’est lui qui sera, tout naturelle­ment, chargé de l’enquête, quand Jan Y Nils­son sera retrou­vé pen­du dans le car­ré de son bateau de pêche.
Le roman dans le roman est une attaque frontale con­tre le monde de la finance inter­na­tionale. On y croise quelques voy­ous se prenant pour des princes. Et pas seule­ment dans la finance. Quelques autres reçoivent, en pas­sant, un ou deux coups de dents : les mag­nats du pét­role, quelques chefs d’Etat (à la tête desquels Berlus­coni), les PDG aux­quels on offre de jolis para­chutes dorés… Le roman dans le roman pro­pose une liste de noms, dans laque­lle un Français a l’honneur de fig­ur­er (il était PDG de Elf en 1999).

Les poèmes attribués à Jan Y sont tous d’Yvon Le Men, un poète bre­ton. Moins con­nu que le PDG de Elf, je le crains… Il vit à Lan­nion et pub­lie des livres depuis 1974. Une trentaine de recueil ont été édités chez Gal­li­mard, Rougerie, Flam­mar­i­on, La Part Com­mune… Pierre-Jean Oswald, l’éditeur qui a pub­lié son pre­mier recueil, dit de lui : « Yvon n’est que poète. Il vit sa poésie et c’est très rare ». «Joyeux com­père au regard noir, ajoute Fab­rice Lan­franchi (dans un arti­cle paru le 6 décem­bre 1997 dans l’Humanité), Yvon Le Men trim­bale ses années de galère en ban­doulière. Pas de plainte, juste quelques anec­dotes, pour rire, sourire.»
Le poète du roman de Björn Lars­son lui ressem­ble beaucoup.

 

Ren­con­tre 

Björn Lars­son, bon­jour. Vous êtes l’au­teur d’un roman polici­er que plusieurs rédac­teurs de Recours au Poème ont  lu avec grand intérêt, Les poètes morts n’écrivent pas de romans policiers, à tra­vers lequel vous lais­sez enten­dre que la poésie se tiendrait à la marge du com­merce lit­téraire. Un recueil de poésie, en effet,  n’a pas la pos­si­bil­ité de devenir un best-sell­er, faute de lecteurs. La poésie serait pour vous plus authentique ?

Absol­u­ment pas. Une pièce de théâtre ou un roman peut être aus­si « authen­tique » qu’un recueil de poésie (d’ailleurs, il faudrait s’entendre sur ce que sig­ni­fie « authen­tique »). Il faut se garder de met­tre un genre lit­téraire intrin­sèque­ment devant un autre. Il y a autant de mau­vais poèmes que de mau­vais romans ou des mau­vais­es pièces de théâtre. Dante serait-il plus authen­tique que Cer­vantes, Baude­laire plus authen­tique que Balzac, Ron­sard plus authen­tique Mon­taigne, Prévert plus authen­tique que Camus ? Évidem­ment non. Tout dépend de la qual­ité du texte, non du genre en soi.

Il est égale­ment faux qu’un recueil de poésie ne puisse pas devenir un best-sell­er. Même avant de recevoir le prix Nobel, les recueils de Tomas Tanströmer se vendaient par des dizaines de mil­liers d’exemplaires. L’autre immense poète sué­dois, Har­ry Mar­tin­son, égale­ment prix Nobel, avait ven­du plus de cent mille exem­plaires de son épopée spa­tiale, Aniara, tout en poésie. Il y a quelques années, un édi­teur a pub­lié l’œuvre poé­tique com­plète d’un des poètes les plus aimés du Dane­mark, Ben­ny Ander­sen, qui a dépassé cent mille exem­plaires de ven­dus en quelques mois. N’oublions pas non plus que Baude­laire, Rim­baud, Rilke, Yeats et d’autres grands poètes se vendent et sont tou­jours lus.

Vous avez rai­son, le “genre poé­tique” n’est pas plus authen­tique que le théâtre ou le roman. D’ailleurs, Rim­baud définis­sait Les Mis­érables de Vic­tor Hugo comme un fan­tas­tique poème. Cepen­dant, les exem­ples que vous don­nez mar­queront nos lecteurs français, car aucun poète vivant, en France, ne vend autant que Tranströmer, ce qui donne une idée du lieu ou est reléguée la poésie hexag­o­nale. Vous qui con­nais­sez bien la France, et le reste du monde, avez-vous des pistes pour expli­quer cette par­tic­u­lar­ité française ?

Non, pas vrai­ment. Je ne sais même pas s’il s’agit d’une par­tic­u­lar­ité par­ti­c­ulière­ment française. Quelle est la sit­u­a­tion de la poésie en Russie ou au Japon par exem­ple? Je l’ignore. Il faut tou­jours se garder de juger l’état d’une lit­téra­ture au seul niveau nation­al. Aujourd’hui, par exem­ple, il y a des écrivains en France qui déclar­ent allè­gre­ment que ”le roman est mort” sans se ren­dre compte qu’il s’agit là d’une myopie nationale, si encore cela est vrai. Ce que j’ai sen­ti dire, cepen­dant, c’est que le genre de poésie pra­tiqué par des poètes comme Prévert et Yvon Le Men, par exem­ple, c’est-à-dire une poésie exis­ten­tielle sans jar­gon et allu­sions intel­lectuels, est assez peu représen­tée dans le paysage poé­tique français actuel, que la poésie en France est donc générale­ment éli­tiste. Est-vrai? Est-ce cela qui empêche la poésie de trou­ver un pub­lic plus large? Je ne sais pas. A vrai dire, vous êtes mieux placés que moi pour  répondre.

Vous écrivez : “La lit­téra­ture était dev­enue un pro­duit de con­som­ma­tion, avec date de péremp­tion, comme la viande et les légumes des super­marchés. Même les bib­lio­thèques avaient com­mencé à faire le ménage sur leurs ray­on­nages pour priv­ilégi­er les nou­veautés que tout le monde lisait.” N’est-ce pas con­tra­dic­toire avec le fait de pub­li­er un roman polici­er, genre hyper com­mer­cial aujourd’hui ?

Cela le serait peut-être si j’avais écrit un polici­er qui respec­tait les règles du genre, ce qui n’est pas le cas. Le défi que je me suis lancé est en plus de faire lire quelques beaux poèmes à des lecteurs qui sinon n’auraient peut-être jamais ouvert un recueil de poésie. Mais aus­si de leur pos­er les ques­tions suiv­antes : Pourquoi lisent-ils ce que tous les autres lisent ? Pourquoi ne par­tent-ils pas à l’aventure pour décou­vrir des écrivains et des textes dont per­son­ne, ou peu s’en faut, par­le dans les médias ? 

Ce qui nous a beau­coup plu et inter­rogé est juste­ment cette danse entre le som­met où cer­tains de vos per­son­nages pla­cent la poésie, et la déval­u­a­tion lit­téraire con­tem­po­raine. Vous met­tez en scène un poète assumant la mis­ère pour vivre pleine­ment en poésie, à qui son édi­teur pro­pose d’écrire un roman polici­er. Le poète finit par accepter, attiré entre autres choses par l’ai­sance finan­cière que cela lui apportera. Mais ce poète — Jan Y — se trou­ve une bonne jus­ti­fi­ca­tion pour écrire son polar : il va taper là où ça fait mal, il va écrire con­tre la cor­rup­tion finan­cière du monde. En accep­tant d’écrire ce polar, le poète accepte de n’être plus incor­rupt­ible. Il va mourir au début du livre, et son roman, inachevé, va pour­tant paraître. Qui gagne dans cette danse, la fig­ure du poète assas­s­iné, ou le romanci­er que vous êtes ?

Qu’entendez-vous par « gag­n­er » ? Je peux vous ras­sur­er sur un point: mon genre de polici­er ne sera pas un best-sell­er. J’ai eu la chance d’avoir écrit quelques long-sell­ers, mais les tirages n’ont rien à voir avec ce qu’on appelle d’habitude des best-sell­ers. Mais au-delà de cela, je vous demande de remar­quer que les trois per­son­nages qui représen­tent et défend­ent, cha­cun à leur manière, la bonne lit­téra­ture, celle qui n’est pas écrite à des fins com­mer­ciales, à savoir le poète, l’éditeur et le romanci­er, finis­sent tous par suc­comber. Ce n’est pas un hasard bien sûr, mais n’a rien à faire avec le genre ou le méti­er qu’ils exer­cent. Il existe tou­jours des édi­teurs courageux à con­vic­tion, tout comme il existe des écrivains – poètes, romanciers et dra­maturges – de toutes sortes qui écrivent sans lorgn­er le marché du livre et des modes (d’ailleurs, votre pro­pre action pour la poésie en est un exem­ple !). Dis­ons donc que ceux qui per­dent dans mon roman sont pré­cisé­ment ceux qui per­sis­tent à croire que la bonne – ou la grande – lit­téra­ture a une valeur irrem­plaçable dans les affaires humaines, tout à fait en dehors du genre. J’ajouterai qu’un écrivain de polici­er comme Stieg Lars­son, avec sa trilo­gie Mil­léni­um, n’était aucune­ment un écrivain cor­rompu par le désir de ven­dre ou d’avoir un suc­cès com­mer­cial. Quand son pre­mier polici­er a été pub­lié, de manière posthume, il était un illus­tre incon­nu comme romanci­er, et un jour­nal­iste courageux qui lut­tait con­tre les extrémismes et les néon­azis. Ce n’est donc pas « de sa faute » si ses romans se sont ven­dus à des dizaines de mil­lions d’exemplaires. Je ne place donc pas la poésie sur un quel­conque som­met de la lit­téra­ture, mais je dis que la poésie a son mot à dire qui n’est pas très écouté ces jours-ci. On peut se deman­der pourquoi cepen­dant. Les écrivains, que ce soient des romanciers ou des poètes, qui ne trou­vent pas un pub­lic, même restreint, ont ten­dance à d’abord accuser les acteurs sur le marché du livre, les édi­teurs, les libraires et les cri­tiques en pre­mier lieu. Je pense cepen­dant que par­fois les écrivains auraient intérêt à s’interroger eux-mêmes sur ce qu’ils écrivent. Si, par exem­ple, on écrit une poésie à des années lumière d’un Prévert ou d’un Yvon Le Men, c’est-à-dire une poésie intel­lectuelle, rem­plie d’allusions éru­dites et par­lant des préoc­cu­pa­tions d’une petite élite de con­ver­tis, pourquoi devrait-on s’étonner que le pub­lic ne répond pas?

Dans notre mag­a­zine Recours au Poème, nous dis­tin­guons la Prose du Poème. La Prose, pour nous, englobe le roman actuel, mais aus­si la finance que vous attaquez dans votre roman, et tout ce qui empêche l’homme, dans le monde d’au­jour­d’hui, de se rap­procher du Poème, c’est-à-dire de la porte basse le faisant entr­er dans le Réel que l’homme actuel déconstruit.
La Prose par­ticipe de la fab­ri­ca­tion de l’hu­main en tant que code barre, le Poème est le lieu per­me­t­tant à l’hu­main de jouer sa marche vers la réal­ité de la vie. Les superbes poèmes de Jan Y, dans votre roman, sont écrits par Yvon Le Men, poète se définis­sant comme pro­fes­sion­nel. Votre roman se met-il ain­si au ser­vice de plus grand que lui : le poète ?

J’avoue ne pas souscrire du tout à l’opposition que vous posez entre le poème et la prose, au détri­ment de cette dernière. D’abord, c’est com­par­er les pommes aux poires. Le poème doit être com­paré, plutôt qu’opposé, au roman et à la pièce de théâtre. Je n’aime pas non plus que vous écrivez poème avec majus­cule, comme si le poème était un genre supérieur aux autres gen­res lit­téraires. Il ne l’est pas. Chaque genre a ses qual­ités et ses lim­i­ta­tions, et tous sont néces­saires, même le roman polici­er, quand il est bien fait.

Ensuite, l’idée de mon roman – et d’ailleurs du pro­jet com­mun avec Yvon Le Men tel que lui le racon­te dans son dernier livre Exis­tence mar­ginale mais ne trou­ble pas l’ordre pub­lic (Flam­mar­i­on) – est d’essayer de trou­ver une forme qui relie la poésie et la prose romanesque, pour un prof­it mutuel. Ce n’est pas facile, mais nous sommes con­va­in­cus que les lecteurs auraient tout intérêt à ne pas seule­ment lire des poèmes ou des romans. Yvon s’y est essayé depuis des années. Il a inséré des poèmes dans ses réc­its de prose et il a écrit des poèmes qui racon­tent une – petite – his­toire. Votre général­i­sa­tion au sujet de la prose, à mon avis, n’est pas seule­ment erronée, mais elle est en plus dan­gereuse. Pour vivre dans le monde réel, nous avons tout autant besoin de vérité que d’imagination. Ce n’est pas un hasard, par exem­ple, que les tyrans font assas­sin­er les jour­nal­istes, les sci­en­tifiques et les écrivains quand ils arrivent au pou­voir. On ne peut semer ou se révolter, édu­quer les enfants ou con­stru­ire des maisons avec des poèmes, après tout, pas plus qu’avec des romans. 

Nous avons écrit Poème avec une majus­cule, mais aus­si Prose avec une majus­cule. Par Poème, nous enten­dons tout ce qui con­tient l’esprit poé­tique, c’est à dire la capac­ité de con­stru­ire le monde et de ne pas détru­ire l’homme. Cela est lié au Réel, c’est à dire ce qui se cache der­rière les apparences trompeuses du monde, der­rière le voile. Bien sur, le Poème peut être un roman, un livre de philoso­phie, une pein­ture, un film, une poli­tique même sans doute etc. Par Prose, nous enten­dons aujourd’hui l’objectif con­sumériste faisant loi de tout, l’esprit nihiliste de notre époque.

Je pense là qu’il s’agit d’une manière de détourn­er la sig­ni­fi­ca­tion des mots et des con­cepts qui risquent de vous éloign­er encore plus du com­mun des mor­tels. C’est, pour moi, une rhé­torique qui ne servi­ra pas la poésie que vous défend­ez avec ténac­ité et hon­neurs. À la rigueur, votre usage des mots pou­vait se défendre s’il y avait un con­sen­sus assez large sur ce que con­stitue con­crète­ment l’esprit poé­tique. Cela n’est pas le cas. La seule manière de défendre la poésie — et la lit­téra­ture – et d’écrire et de faire con­naître de beaux textes, pas d’en par­ler, et encore moins d’opposer un genre à un autre, un dis­cours à un autre. Je répète: il y a de la prose qui n’a rien à voir avec le com­mer­cial et dont nous avons pleine­ment besoin pour vivre bien en com­mu­nauté, la prose sci­en­tifique par exem­ple, qui explique com­ment nous pou­vons prof­iter de l’énergie renou­ve­lable, com­ment résoudre les prob­lèmes de la faim dans la monde, com­ment lut­ter con­tre l’effet de serre. La poésie et ce que vous appelez l’esprit poé­tique, même si je ne sais pas bien en quoi il con­siste, est néces­saire, mais cela ne suf­fit pas.

Il y a un autre poète dans votre roman, c’est le com­mis­saire qui va résoudre l’en­quête. Cet homme rap­proche son tra­vail de polici­er de l’ex­i­gence de la bonne poésie. Bon polici­er, il écrit pour­tant des poèmes médiocres, ce qui induit ain­si une hiérar­chie lit­téraire. Ce com­mis­saire sem­ble rêver d’une autre vie, n’avouant à aucun de ses col­lègues son goût pour la poésie. Il vit la poésie comme inavouée, à l’in­star d’une per­son­nal­ité schiz­o­phrène oscil­lant entre deux pôles. Croyez-vous que le “rêve de poésie”, comme “rêve d’ab­solu”, soit la mar­que schiz­o­phrénique vécue par nom­bre d’hu­mains aujour­d’hui, étouf­fés par les con­séquences de la finance internationale ?

Non! Le rêve d’écrire de la lit­téra­ture a tou­jours existé, depuis au moins deux mille ans au moins. C’est d’ailleurs là l’un des mys­tères de la créa­tion artis­tique en général, pas seule­ment de la lit­téra­ture, de savoir pourquoi tant de gens rêvent de devenir artistes. Un sondage récent avait mon­tré que qua­tre Français sur dix rêvaient de devenir écrivain ou de pub­li­er un livre, non pour l’argent, mais pour le pres­tige attaché au rôle de l’écrivain. J’aimerais bien savoir d’où vient ce pres­tige, dif­fi­cile à expli­quer et, me sem­ble-t-il, com­plète­ment exagéré en France où l’écrivain est trop mis sur un piédestal. La lit­téra­ture doit être prise au sérieux, c’est sûr, mais l’écrivain non.

Vous avez obtenu le prix Médi­cis étranger, pour Le cap­i­taine et les rêves. Que pensez-vous des prix littéraires ?

Cela dépend entière­ment du jury. Je fais actuelle­ment par­tie du jury du prix Nico­las Bou­vi­er — Les éton­nants voyageurs pour la lit­téra­ture du voy­age au sens large du terme. Et je peux vous assur­er qu’il s’agit d’un jury hon­nête qui lit, qui ne tient aucune­ment compte des pres­sions éventuelles des édi­teurs et qui choisit libre­ment le lau­réat du prix. Nous avons ain­si don­né le prix à des écrivains com­plète­ment incon­nus, même pour un pre­mier livre, ce qui a représen­té non seule­ment un grand encour­age­ment pour l’écrivain, mais égale­ment quelques mil­liers d’euros qui pour­raient lui per­me­t­tre d’écrire plus. En plus, l’argent vient d’un spon­sor extérieur à la lit­téra­ture: ce n’est donc pas de l’argent volé aux autres écrivains, tout autant méri­toires. Dans de telles con­di­tions, je suis pour le prix lit­téraire, même s’il faut tou­jours rap­pel­er que la lit­téra­ture n’est pas une com­péti­tion. Mal­heureuse­ment, il y a beau­coup de jurys – et j’en ai fait l’expérience – où cer­tains mem­bres ne lisent pas, où leur vote est stratégique, voire pécu­ni­aire­ment intéressé. Là, bien sûr, je suis con­tre. En ce qui con­cerne le Médi­cis étranger, je n’en sais pas assez pour juger. On m’a dit que le Médi­cis étranger est moins soumis aux pres­sions des édi­teurs, étant don­né que c’est un prix qui se vend moins et ou les mem­bres du jury votent selon leur con­science. Je l’espère. En tout cas, j’étais heureux de recevoir le prix, tout en sachant que cela apparte­nait à l’éphémère.

Vous enseignez la lit­téra­ture française à l’U­ni­ver­sité de Lund. Pourquoi cette voca­tion de la lit­téra­ture française, et quel est votre domaine de prédilection ?

Un peu par hasard. Je suis par­ti à Paris à l’âge de 19 ans pour réalis­er mon rêve roman­tique de devenir écrivain, dans le sil­lage de tant d’autres: Hem­ing­way, Miller, Strind­berg, Orwell, Mar­quez. Je les avais tous lus et pen­sais naïve­ment qu’il suff­i­sait de s’installer à un café pour écrire et que le reste du temps serait con­sacré à des ren­con­tres avec une foule d’artistes et de bohèmes intéres­sants. Cepen­dant, j’avais com­pris – entre autres pour jus­ti­fi­er mon séjour à l’étranger auprès de ma mére – que je devais faire quelque chose de sérieux à côté. Rien de plus nor­mal que de com­mencer à étudi­er le français à l’université, par cor­re­spon­dance en fait. Mais ce n’est qu’arrivé à la fin de ma licence, d’anglais, de philoso­phie et de français — chez nous on étudie plusieurs matières avant de se spé­cialis­er – que j’ai décou­vert la richesse de la lit­téra­ture française. Non dans le sens où la lit­téra­ture en langue française — il ne faut pas oubli­er le Maghreb et le Québec par exem­ple – est plus riche ou plus « grande » que d’autres lit­téra­tures, par exem­ple celle sué­doise ou russe. Mais sim­ple­ment parce qu’en creu­sant plus pro­fondé­ment dans une matière, on décou­vre toute la com­plex­ité exis­ten­tielle — et esthé­tique – de la vie. Il faut pré­cis­er d’ailleurs que ma recherche et mon enseigne­ment ne por­tent pas seule­ment sur la lit­téra­ture en langue française, mais égale­ment sur la langue. J’ai pub­lié deux mono­gra­phies dans le domaine de la séman­tique et de la philoso­phie du lan­gage, et plusieurs arti­cles de linguistique.

Sur la 4ème de cou­ver­ture de votre roman, il est dit qu’avec ce roman, vous signez un “genre de roman polici­er”. Pou­vez-vous nous expli­quer ce qu’est un “genre de roman policier” ?

Un genre de roman policiers est un polici­er qui rompt avec et détourne les règles stéréo­types du genre, pour le renou­vel­er et pour l’interroger, un peu comme je l’avais fait avec le roman de pirates dans Long John Sil­ver. Déjà le fait qu’on trou­ve dans mon roman une ving­taine de poèmes, pas seule­ment de la main d’Yvon, mais égale­ment des prix Nobels Har­ry Mar­tin­son et Tomas Tranströmer, est une infrac­tion aux règles du genre, tout comme le fait que le roman finit par un meurtre, sans que l’assassin soit arrêté et con­damné. Je n’ai pas non plus joué la carte du sus­pense à fond.

Vous êtes un nav­i­ga­teur chevron­né, et le poète, dans votre roman, est un homme vivant sur un bateau à quai. Vous voy­agez. Votre poète ne voy­age pas. Enfin, pas de la même manière. Pourquoi ce choix de le met­tre à quai, entre la terre, et l’eau ?

Je pour­rais répon­dre sim­ple­ment en dis­ant que le poète du roman, Jan Y Nils­son, n’est pas moi ! Mais il ne faut pas y voir un sym­bol­isme caché, plutôt une expres­sion de la fas­ci­na­tion exer­cée par les ports indus­triels, rarement vis­ités dans la lit­téra­ture et le fait que le port de Hels­ing­borg est à deux pas de ma maison.

Dernière ques­tion, cher Björn Lars­son : pourquoi avoir choisi les poèmes de Yvon Le Men ?

La pre­mière réponse serait parce qu’il a gen­ti­ment voulu me les prêter et parce qu’il est le seul poète par­mi mes con­nais­sances qui est aus­si un ami proche. Mais il est évi­dent que l’autre rai­son est que je con­sid­ère Yvon comme un très bon poète, par­fois même un grand poète. Puisque Jan Y Nils­son, le poète du roman, est dit l’un des meilleurs poètes sué­dois con­tem­po­rains, il fal­lait bien sûr des poèmes qui soient à sa hauteur.

 

 

Björn Lars­son est né en Suède en 1953. Il est pro­fesseur à l’université de Lun (Suède). Il a écrit plusieurs romans. En 1999, il a été récom­pen­sé par le prix Médi­cis étranger pour “Le cap­i­taine et les rêves”.

Les poètes morts n’écrivent pas de romans policiers. Roman de Björn Lars­son, traduit du sué­dois par Philippe Bou­quet, en col­lab­o­ra­tion avec l’auteur, Edi­tions Bernard Gras­set, 2012, 492 pages, 22 €.

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