I-

Action poli­tique, ou méta-poé­tique révo­lu­tion­naire, je ne sais si je le dirai avec ces mots, peut-être parce que j’ai peur des grands mots, mais ce que je crois, qui est tout autant un principe qu’une tau­tolo­gie, c’est que le lan­gage, tout lan­gage, y com­pris ce lan­gage extrême qu’est la poésie, dit quelque chose à quelqu’un. Après quoi on peut raf­fin­er sur la nature de ce quelque chose, vis­i­ble ou invis­i­ble, physique ou méta­physique, et de ce quelqu’un.

Autant dire que la poésie me paraît être, (tant pis pour ses détracteurs), le con­traire du solip­sisme. Elle est adresse et sup­pose l’autre, et, puisque nous sommes des ani­maux soci­aux, elle ren­voie aus­si à la vie en société, et donc à la poli­tique, comme elle peut témoign­er, directe­ment ou indi­recte­ment de l’idéologie pro­pre de ses auteurs. Quant à être révo­lu­tion­naire, pourquoi pas, parce qu’elle sup­pose un retourne­ment ?  Cela mérit­erait un exa­m­en plus com­plexe que ce que je peux en dire aujourd’hui.

 

II –

Là où croît le péril croît aus­si ce qui sauve.

 

Ces mots, qui se trou­vent au début du poème inti­t­ulé Pat­mos, sont à lire dans le pro­longe­ment des deux pre­miers vers de l’Hymne : Tout proche : Et dif­fi­cile à saisir, le dieu ! (Œuvres, Bib­lio­thèque de la Pléi­ade p. 867)

Je rap­procherai volon­tiers ces vers de ce que Hölder­lin écrit dans ses Remar­ques sur Œdipe : La présen­ta­tion du trag­ique repose prin­ci­pale­ment sur ceci que l’insoutenable, com­ment le Dieu-et-homme s’accouple, et com­ment, toute lim­ite abolie, la puis­sance panique de la nature et le tré­fonds de l’homme devi­en­nent Un dans la fureur, se conçoit par ceci que le devenir un illim­ité se puri­fie par une sépa­ra­tion illim­itée. (Œuvres, Bib­lio­thèque de la Pléi­ade p. 957)

Le poète dit ailleurs que, dans ces rela­tions de Dieu et de l’homme, ce dernier quit­té par la divinité, finit par ressem­bler à une grève délais­sée par le reflux de la mer.

Mais il assigne à la poésie de main­tenir ouvert ce champ où se lais­serait ressen­tir cette absence, voire cette infidél­ité de Dieu, des dieux ou du divin. Il lui assigne ain­si pour tâche de garder vivante le sou­venir d’une aspi­ra­tion, y com­pris quand elle n’a aucune chance d’être comblée, ce qui n’est du reste pas le cas dans L’hymne inti­t­ulée Pat­mos. Il y va d’une déf­i­ni­tion de la poésie et d’une déf­i­ni­tion de l’homme fondées l’une et l’autre sur une exi­gence sans lim­ite. Nous ne sommes pas loin, en effet, de l’excès tragique

 S’agirait-il du fin fond du désir ? Péril, certes, mais aus­si accroisse­ment, ou ten­ta­tive d’accroissement du pos­si­ble. Peut-être, en effet, cela qui par soi seul, et par nature, déçu ou non, serait ce qui sauve. Salut par la seule ouver­ture à ce qui est plus grand que soi.

 

III –

Rilke  se réfère à peu près  au même repère dans ses Let­tres à un jeune poète.

Il est clair pour­tant qu’il m’est arrivé de vivre plus de 3 jours sans poésie.

Je répondrai sim­ple­ment sur le fond par une expéri­ence :  celle d’un ser­vice de réan­i­ma­tion, avec ses instants de con­science et ses absences.  Quelques vers y ont été conçus. De retour dans ma cham­bre, plus tard, j’ai voulu les not­er. Ecri­t­ure  désar­tic­ulée, et car­ac­tères de plus de 4 cm de hau­teur. Je n’ai jamais pub­lié cette chose, qui pour­tant m’importe. Mais j’avais com­pris que la poésie m’était une indis­pens­able respiration.

 

IV –

Et si je le dis­ais en rap­pelant une expres­sion enjouée de ma grand-mère bre­tonne : grandir, si les petits cochons ne te man­gent pas…Mais les petits cochons pul­lu­lent qui sont le détail, la perte de temps liées aux con­voitis­es divers­es, l’accessoire préféré à l’essentiel. Sans compter que les grands exis­tent aus­si. Bref, tout cela implique la bataille, y com­pris con­tre soi.

 

V –

La poésie pourquoi faire ? Pourquoi des poètes

 

Il me sem­ble que Partage formel (Char) répond par un pari d’espérance à cette ques­tion. Un pari, tel le pari pas­calien, c’est-à-dire par la volon­té de s’en tenir à un choix con­tre l’absence de preuves et de cer­ti­tudes (Mais Les preuves fatiguent la vérité, et je crois que l’aphorisme est de Braque plutôt que de lui).

D’où le car­ac­tère altéré de ces propo­si­tions, où l’on a voulu par­fois enten­dre un ton péremp­toire. Le va tout d’une voca­tion s’y désigne. D’où aus­si ce titre admirable qui pose que la forme devient le repère de la vérac­ité. Un repère de vérac­ité  inclu­ant le signe que le poème est de nature à « requal­i­fi­er » l’homme.

La poésie est restau­ra­trice, répara­trice, néces­saire donc, parce qu’elle est le lan­gage d’une inten­sité exis­ten­tielle. Parce que, quoi qu’elle sem­ble dire, elle porte une espérance. Espérance, en out­re, du seul fait qu’elle pos­tule que le partage est pos­si­ble et que ce partage est celui de l’essentiel et de l’intensité d’un vécu.

Et sur ce point je note ceci encore : ce que dit la poésie ne se lim­ite jamais à sa thé­ma­tique appar­ente, ciel bleu ou moins bleu, cafetière sur la table, paysages, occa­sions, cir­con­stances, ren­con­tres, et même amour et mort etc. La rai­son en est que ce qu’elle dis­tribue, par delà  le vocab­u­laire qui la fonde, c’est la pul­sa­tion du vivre.  Une pul­sa­tion, une pal­pi­ta­tion à par­tir de ce qu’elle pose comme un décor et dont elle fait le point de départ d’un tra­jet, — tra­jet invis­i­ble par­fois et sub­til tou­jours -, sus­cep­ti­ble de rejoin­dre tout un cha­cun dans sa pro­pre expéri­ence. Il y a de cette façon dans la poésie (mal­gré son matéri­au qui est en général, de manière priv­ilégiée, con­cret) une sorte de for­mu­la­tion comme abstraite, du vivre.

Par là, elle nous ressem­ble. Par là elle nous ren­seigne. Par là, elle aide à vivre.

 

 

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