Fil de lecture de Pascal Boulanger : Sacha Thomas : Eaux et Carêmes — Patricia Suescum : L’ombre du dialogue suivi de Doléances du réel

Par |2023-11-06T09:48:56+01:00 5 novembre 2023|Catégories : Critiques, Patricia Suescum, Sacha Thomas|

Sacha Thomas : Eaux et Carêmes, Edi­tions du Cygne

Le recueil Eaux et Carêmes, autrement dit effu­sion et ten­sion, offre une écri­t­ure ray­on­nante, flam­boy­ante qui, sans céder aux métaphores et aux images out­rées, ne s’économise jamais. Elle a recours au légendaire, à la mémoire des choses et des mots, elle glisse par­fois sur le nar­ratif et surtout elle évite les deux écueils de la poésie con­tem­po­raine, celui de la per­for­mance pour la per­for­mance et celui de la con­fi­dence et de la grandiloquence.

Sacha Thomas, grande lec­trice et notam­ment de Rim­baud, de Balzac et de Yource­nar sait que le poète a une respon­s­abil­ité formelle. Sa parole, nour­rie de latin et de grec, d’étrangetés inactuelles, nous déplace dans le temps et dans l’espace. Le cha­toiement du vocab­u­laire et l’emploi de mots inusités, relèvent d’un baroque — proche par­fois des plus beaux poèmes sur­réal­istes — dans lequel se glis­sent draperies et parures antiques, pier­reries d’illuminations flu­ides qui bril­laient déjà dans la poésie rimbaldienne.

Cette poésie oblique déchire les signes, les excède par une écri­t­ure — pour repren­dre une expres­sion de Yource­nar – ten­due et ornée. Les visions se suc­cè­dent, défi­lent en accéléré, avec une allé­gresse et une ivresse où des fig­ures tutélaires ou red­outa­bles et des mythes se croisent, se chevauchent, se per­dent et se retrouvent.

Une sorte de noce bar­bare dresse un décor dans lequel sur­gis­sent des nymphes des sources et des bois, des glad­i­a­teurs, des femmes qui incan­tent des marins privés de port, des idol­es qui tanguent… Il n’y a plus de fron­tière entre l’éprouvé et le rêvé. On croise des mar­iés et des égarés, on jon­gle avec l’ombre des dieux, on s’évade du monde où l’on pié­tine, on s’aventure en mer puis on se retrou­ve à Paris, sur un banc près du Pan­théon, on suc­combe sur des ter­rains de sable avec des marchands, des tis­serands et des nomades, on se retrou­ve dans des tav­ernes autour de pintes. Et c’est tou­jours mer­veilleuse­ment bien écrit.

Sacha Thomas, Eaux et Carêmes, Edi­tions du Cygne, 2022, 50 pages, 10 €.

A pro­pos de Balzac, Adorno écrivait qu’il ne s’était pas incliné devant les faits con­crets mais qu’il les avait regardés en face, en lais­sant appa­raitre le mon­strueux. Il y a cette dimen­sion à la fois très som­bre et à la fois très lumineuse dans les poèmes de Sacha Thomas comme s’il fal­lait Ouvrir LE ciel. Y flan­quer l’ombre.

Il y a aus­si l’appel du dehors, la lev­ée des nou­veaux hommes et leur en-marche (Rim­baud cité en exer­gue), toute une invi­ta­tion A la rai­son qui con­dense la lib­erté vitale – son souf­fle – et l’insoumission, avec les courbes de l’amour qui s’incarnent ou se désincarnent.

 

Le thym fon­dant cinquante alliances d’or et de ver­meil pour l’huile bouil­lon­nante : morale !

Je dévore des beignets et me gar­garise d’eau de goudron ultra­ma­rine le jour du fes­ti­val de musique de cham­bre de la province d’Oulu : fable !

Et toi, mon amour, toi qui ne rêvais d’aucune étrangeté, toi qui ne récla­mais aucun mir­a­cle, te voici devenu héros de mon con­te. Tu avais seule­ment soif de ma vague ;

Sim­ple­ment besoin d’un corps pour inve­stir le tien.

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Patri­cia Sues­cum : L’ombre du dia­logue suivi de Doléances du réel 

Le pre­mier mot du tout pre­mier recueil poé­tique de Patri­cia Sues­cum était le mot « mal » … Sa tra­ver­sée, sa fatal­ité, son dépasse­ment ne sont-ils pas au cen­tre de nos des­tinées, au cœur même du gouf­fre qui ne cesse de se creuser et que nous essayons – en vain – de dévoil­er et de dépass­er ? Ce mot fait place, dans cette Ombre du silence et ces Doléances du réel au silence et au retrait, mais à un silence qui inter­roge et par­le. Il y a, en effet, une parole par­lée qui déplie ses monot­o­nes scé­nar­ios, qui s’encombre de bavardages. Il y a, plus rarement, une parole poé­tique, celle de ces poèmes, qui en creu­sant l’abîme et le jamais garan­ti (Rilke), s’engage dans l’évidement, dans la pro­fondeur de la chute. Le poème devient ce gouf­fre même auquel il retourne dès sa parole accomplie.

Pour ne pas déranger l’intime, écouter les silences assourdissants

  • Que dis-tu dans ton poème ?
  • J’exprime la souffrance.
  • Le poids de ta douleur ?
  • Non, la chair et l’espace des mots.
  • Laisse-moi voir l’étoile col­lée sur ta bouche.
  • Elle s’est posée sur ton épaule.

Se faire dis­crète face à la con­fes­sion, sub­limer l’appel des aurores dévêtues.

 

Il s’agit bien d’opposer sa sou­veraineté – et celle de la chair et de l’espace des mots – au défer­lement du négatif. Nos vies sont pré­caires, tatouées de mor­sures, est-ce une rai­son pour se laiss­er éblouir par les néons de la con­fes­sion, par le bavardage inces­sant du ressentiment ?

Patri­cia Sues­cum : L’ombre du dia­logue suivi de Doléances du réel, 2023, 64 pages, 20 €.

L’art poé­tique de Sues­cum refuse d’être pris en otage par des vies en cage et, tout autant, par la fausse vital­ité des illu­sions. Il con­nait trop l’exil pour se com­pro­met­tre avec la mort en spec­ta­cle. Si la méth­ode est bien une sci­ence du sin­guli­er, elle loge alors au lieu même de l’énigme, sachant que l’essence d’un mot est tou­jours dou­ble, à l’image de nos para­dox­es. Comme la pen­sée d’Axelos, qui elle aus­si inter­roge, la poésie dans l’attente de ce qui vient ou est déjà advenu, adopte la forme inter­rog­a­tive. Elle trace un chemin d’errance inclus dans le jeu du monde et les mots du poème s’éclairent en de grandes ombres. Il y a un courage poé­tique (Hölder­lin en est la fig­ure la plus aboutie) qui con­siste à être – pour soi-même – la plongée et la grâce. Le courage, ici, est un champ de bataille livré sans vacarme.

Aux dia­logues entendus
je préfère le silence
le courage du retrait

A devenir une ombre
je choi­sis mon reflet.

 

Présentation de l’auteur

Patricia Suescum

Patri­cia Sues­cum, née en 1973, est l’auteur de deux recueils : L’étreinte du vide, Je suis la nuit (Rafael de Sur­tis, 2017) et Noir d’encre (Petits tirages édi­tions, 2012). Les qual­ités de Patri­cia Sues­cum, écrit Per­rin dans la revue en ligne Pos­si­bles, sont évi­dentes. « Je me noie de l’intérieur », écrit-elle, parce qu’elle a des peurs pérennes qui sur­gis­sent, peut-être, de l’enfant en elle qui refuse de mourir. Le sujet reste l’ombre d’une ombre, et pour­tant il brille sour­de­ment à chaque page. Elle utilise le lan­gage en poète de plein exer­ci­ce, faisant entr­er de la clarté dans la ser­rure qu’elle ouvre, page après page. Elle est inven­tive avec la langue, tout en restant par­faite­ment naturelle, sans un mot de trop, d’une effi­cac­ité totale. C’est donc un grand art que son écri­t­ure livre en toute sim­plic­ité. Par­fois elle émeut, tou­jours elle touche. 

Source : http://www.leshommessansepaules.com

Bibliographie

L’étreinte du vide, Je suis la nuit (Rafael de Sur­tis, 2017)
Noir d’encre (Petits tirages édi­tions, 2012)
A l’heure où les fauves dor­ment (Citadel Road Édi­tions, 2019)
L’E­qua­tion des som­nam­bules (Tar­mac, 2022)
L’Om­bre du dia­logue (Tar­mac, 2023)

Poèmes choi­sis

Autres lec­tures

Présentation de l’auteur

Sacha Thomas

Petite fille de marins, Sacha Thomas se pas­sionne dès l’adolescence pour l’étude du latin, de Balzac et de Rim­baud. Elle est d’abord diplômée de let­tres clas­siques puis de let­tres mod­ernes par l’université de la Sor­bonne Nou­velle. Elle peint et écrit depuis 2015.

Bibliographie

Eaux et Carêmes, Edi­tions du Cygne, 2022.

Poèmes choi­sis

Autres lec­tures

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Pascal Boulanger

Pas­cal Boulanger, poète et cri­tique lit­téraire né en 1957, père de deux filles, vit près de Com­bourg, en Ile et Vilaine depuis son départ à la retraite. Il a été bib­lio­thé­caire en ban­lieue parisi­enne, d’abord à Bezons (Val d’Oise) puis à Mon­treuil (Seine Saint Denis). Il a mené des ate­liers d’écriture et a été à l’initiative de nom­breuses actions cul­turelles dans le cadre de ses fonc­tions pro­fes­sion­nelles. Il a pub­lié des arti­cles et des chroniques dans des revues, par­mi lesquelles « Action poé­tique », « art­press », « Europe », « Triages », « Poési­bao », « Sitaud­is », « Recours au poème »… Depuis 1991, date de la paru­tion de son pre­mier livre « Sep­tem­bre, déjà » (Europe-Poésie), il a pub­lié des recueils poé­tiques (chez Flam­mar­i­on, Tara­buste, Cor­levour…) des antholo­gies cri­tiques et des car­nets. En 2018, Guil­laume Basquin des édi­tions Tin­bad, pub­lie une copieuse antholo­gie de ses poèmes, sous le titre : « Trame : antholo­gie 1991–2018, suiv­ie de L’amour là ». En 2020 et 2022, les édi­tons du Cygne pub­lient ses recueils « L’intime dense » et « Si la poésie doit tout dire… ». Il est l’auteur, avec Solveig Con­rad-Bouch­er, d’une étude sur Chateaubriand (Edi­tions Arfuyen). En 2023, les édi­tons Tin­bad pub­lient le troisième vol­ume de ses car­nets : « En bleu adorable ».
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