Fleurs polonaises de Julian Tuwim, fulgurante symphonie poétique

Par |2025-05-06T12:49:03+02:00 6 mai 2025|Catégories : Focus, Julian Tuwim|

Présen­ta­tion et tra­duc­tion Maja Brick

Julian Tuwim, génie poé­tique, a créé des ful­gu­rances d’expression et des paysages nos­tal­giques qui ont façon­né le cœur polon­ais, ce cœur qui bat depuis des orig­ines lit­téraires de cette nation, si fière et ten­dre, par­fois orgueilleuse et vio­lente, mar­quée par des con­tra­dic­tions d’esprit et d’émotions réfléchies dans sa lit­téra­ture. C’est une his­toire haute en couleurs, ryth­mée par des tragédies, des soulève­ments poli­tiques ent­hou­si­astes et des assoupisse­ments triv­i­aux, con­trastes que Tuwim sai­sis­sait par sa sen­si­bil­ité aiguë, son sens musi­cal, sa polonité, si spé­ci­fique. La Pologne reste tou­jours incom­prise par le monde occi­den­tal comme un pays mar­gin­al et rebelle, quelque part à la fron­tière du monde asi­a­tique. Et pour­tant, cette posi­tion provin­ciale, porte des richess­es artis­tiques et humaines uni­verselles, grandeur et originalité.

Tuwim est né le 13 sep­tem­bre 1894 à Łódź, un Man­ches­ter polon­ais. Apparem­ment, rien de poé­tique sous ce ciel pol­lué, strié par des chem­inées d’usines, dans des quartiers pau­vres d’ouvriers voisi­nant avec des palais de richissimes cap­i­tal­istes locaux et étrangers. Il com­mence à pub­li­er ses pre­miers poèmes dans des revues cul­turelles, étudie le droit et la philoso­phie à l’Université de Varso­vie, côtoie les milieux lit­téraires, fréquente des cabarets, mène une vie de bohème artis­tique de l’époque. Il noue une rela­tion avec un groupe de jeunes poètes réu­nis autour de la revue Ska­man­der qui devien­dra emblé­ma­tique d’une étape lit­téraire impor­tante. Après Łódź, c’est Varso­vie sera sa ville très chère où il passera la péri­ode de l’entre-les-deux-guerres.

Julian Tuwim, Fleurs polon­ais­es, frag­ment 1.

Le pub­lic polon­ais prend con­nais­sance de ses créa­tions grâce à des revues lit­téraires nom­breuses dans ce temps où la Pologne se recon­stru­it, reprend sa vital­ité poli­tique, économique, intel­lectuelle, artis­tique, après presque deux siè­cles de dom­i­na­tion russe, alle­mande et autrichi­enne, aupar­a­vant rayée de la carte poli­tique du monde. Mais un fort sen­ti­ment d’identité nationale per­siste et l’esprit renaît vite. Tuwim est l’un des bardes, très sen­si­ble à ce pouls accéléré du pays. Il con­naît ses reg­istres men­taux, ses souf­frances, ses erreurs, ses divi­sions et surtout sa langue si riche et col­orée, si foi­son­nante comme le miroir du peu­ple tout entier com­posé de milieux soci­aux dif­férents. Jamais vrai­ment iden­ti­fié à tel ou tel groupe, il tend l’oreille à ces mul­ti­ples voix qui se croisent.

Ses orig­ines juives l’exposent autant aux attaques anti­sémites et aux dan­gers pour sa vie pen­dant la deux­ième guerre qu’elles provo­quent un drame intérieur, car Tuwim est un patri­ote polon­ais qui souf­fre de ten­ta­tives de le ban­nir et ses sen­ti­ments religieux ne trou­vent ni église ni chapelle, proches du chris­tian­isme et par­fois de la vision pan­théiste, dionysi­aque, païenne. Attaché à sa mod­este famille, il doit la quit­ter, sans pou­voir imag­in­er l’hécatombe qui va s’abattre sur l’Europe. Pen­dant la deux­ième guerre, il vit à Rio de Janeiro et à New York. Il sup­porte mal cet exil, loin de son pays dévasté par les nazis, loin de ses proches. Bien qu’il noue des rela­tions avec des intel­lectuels polon­ais émi­grés, il se sent isolé. Il est déchiré lorsqu’il apprend que l’occupant a tué sa mère en la défen­es­trant dans un asile psy­chi­a­trique près de Varso­vie en 1942.

Au Brésil, il com­mence à écrire un poème qui s’élargit en une épopée ressem­blant à l’œuvre du poète roman­tique Adam Mick­iewicz, Mon­sieur Thadée. Des analo­gies sont mul­ti­ples aus­si bien biographiques que poé­tiques. Les deux poètes vivent mal la con­trainte d’émigrer à l’étranger, Mick­iewicz à Paris, Tuwim en Amérique. Leur patrie sera tou­jours leur langue natale, leurs sou­venirs d’enfance, l’engagement poli­tique, la famille, les amis. D’ailleurs Tuwim est con­scient de ces simil­i­tudes et conçoit son œuvre, Fleurs polon­ais­es, comme un hom­mage à la poésie roman­tique. Sa nos­tal­gie du pays est si forte que, leur­ré par la per­spec­tive de la libéra­tion par les Russ­es, il revient en Pologne en 1946 et rejoint le camp com­mu­niste. Cet aveu­gle­ment dû à son désir de ren­tr­er en pays, de retrou­ver sa voix, sa posi­tion dans la vie cul­turelle de Pologne, devient son drame per­son­nel, un de plus. Il meurt le 27 décem­bre 1953 à Zakopane.

Tuwim-poète incar­ne l’évolution esthé­tique impor­tante dans la péri­ode de l’entre-les-deux-guerres. D’un côté, il représente un barde-prophète, s’appuyant sur l’héritage roman­tique, de l’autre, il aspire à décrire la vie quo­ti­di­enne triv­iale, proche de cha­cun. Fleurs polon­ais­es reflè­tent ces deux ten­dances opposées, ces deux tons : élevé, lyrique, spir­ituel, patri­o­tique et l’humour, l’attachement au détail prosaïque, aux por­traits pit­toresques de la vie provin­ciale, du petit peu­ple. Il pra­tique tous les gen­res poé­tiques, poèmes pour enfants, chan­sons de cabaret et poèmes lyriques aux motifs religieux et patri­o­tiques. Il excelle aus­si dans des tableaux expres­sifs de la vie courante. Sa veine roman­tique élevée n’est jamais loin d’autres tons, plus ordi­naires. Il sait ren­dre hom­mage aus­si bien à la voix de Mick­iewicz, Słowac­ki, Wyspi­ańs­ki, d’inspiration la plus haute dans la lit­téra­ture polon­aise, que s’incliner devant le lan­gage argo­tique des gens de ban­lieues. Ces rup­tures de style sont chez lui très frap­pantes et cor­re­spon­dent au boule­verse­ment lit­téraire de son temps. La poésie devient alors sou­vent plus directe, famil­ière, sans per­dre sa mis­sion de guider la nation. Ces motifs con­trastés appa­rais­sent déjà chez le post-roman­tique, Stanisław Wyspi­ańs­ki, notam­ment dans la pièce, Noces, parue en 1901, où des idéaux patri­o­tiques exal­tants se heur­tent au som­nam­bu­lisme quo­ti­di­en, à la triv­i­al­ité ; drame polon­ais saisi avec génie par ce poète mécon­nu du pub­lic occi­den­tal. Car il faut soulign­er que l’histoire polon­aise, si par­ti­c­ulière – quel pays au monde a réus­si à préserv­er son iden­tité nationale sous une si longue occu­pa­tion étrangère ? – pèse sur la men­tal­ité de ce peu­ple, s’exprime con­stam­ment dans sa lit­téra­ture, au point de devenir her­mé­tique pour les européens qui ont joui d’une con­ti­nu­ité poli­tique et cul­turelle sans des trau­ma­tismes si vio­lents que con­nais­sent les Polon­ais. Et pour­tant ce dia­logue nation­al, pour ne pas dire local, est chargé d’un uni­ver­sal­isme exem­plaire, mal­heureuse­ment ignoré par les pays civil­isés libres, par le reste de l’Europe.

Pourquoi aujourd’hui revenir à Tuwim ? Est-il anachronique ou trop polon­ais ? Il est avant tout un per­son­nage charis­ma­tique, très attachant, au cœur brûlant, à la parole vive, très expres­sive et riche. Cette beauté pré­cisé­ment m’inspire à repren­dre ses vers en une langue étrangère qui est dev­enue la mienne après la moitié de ma vie passé en France. J’aimerais combler une cri­ante lacune, car ce poème vir­tu­ose n’a pas été traduit depuis la mort du poète.

Julian Tuwim, pho­to © Kuri­er Codzi­en­ny / NAC

A Rio de Janeiro, Tuwim imag­ine sa loin­taine patrie, Łódź de son enfance, Varso­vie d’avant la guerre et sous les bombes alle­man­des, Lon­dres… Il écrit en vers une his­toire avec des per­son­nages, ses sou­venirs, son pre­mier amour, ses pre­mières lec­tures poé­tiques… Tout se développe comme une chaîne de digres­sions, en libres asso­ci­a­tions, avec une sur­prenante spon­tanéité et une vigueur.

Dans une let­tre à sa sœur Irène, il écrit : « Fig­ure-toi, qu’inopinément, le 29 novem­bre, je me suis mis à écrire et, jusqu’aujourd’hui, j’ai écrit qua­tre mille vers, et il y aura en tout, peut-être dix mille. Je ne sais pas encore si c’est une inspi­ra­tion ou une habi­tude, mais j’écris comme un fou pen­dant des jours entiers. (…) Tout croît à vue d’œil. Leszek, Kazio et Choro­mańs­ki dis­ent que c’est mag­nifique et ils appel­lent ça Mon­sieur Beniows­ki (Mon­sieur Thadée + Beniows­ki), mais ils ont rai­son seule­ment en ce qui con­cerne cette deux­ième œuvre : mon his­toire est un fan­tas­tique ser­pent romanesque. Elle se déroule à Łódź en 1880 et à Rio en 1940, à Varso­vie entre 1935 et 1938, puis de nou­veau à Rio et briève­ment à Lon­dres… C’est l’histoire fan­tas­magorique d’une fille polon­aise et d’un offici­er russe qui a tué en 1906 à Łódź un mil­i­tant qui a lais­sé un fils, etc. Le per­son­nage cen­tral est un jar­dinier qui fait des bou­quets et tout cela ser­pente et s’entrelace par­mi ces fleurs en créant une atmo­sphère folle et enivrante de couleurs ; tu trou­veras dans mon bou­quet papa assis à la banque et jouant au bil­lard, et toi à Dorset House, et un acteur noir qui, en 1880 (c’est vrai), jouait à Łódź Oth­el­lo, et quelque valse folle que je dan­sais avec Ste­fa près de Łódź, et un apoth­icaire de province qui déraille, et moi, quand je com­mençais à écrire des poèmes, et moi en polémi­quant (hor­ri­ble­ment !) avec ceux d’Ozon et d’ONR, et une épicerie, et une tem­pête de neige mag­ique dans une petite ville – et hier, Iru­siu, j’ai décrit ce cheval (t’en sou­viens-tu ?) qu’on voy­ait depuis la petite cham­bre. Quelque part à Podleś­na, sur un toit de quelque insti­tut vétéri­naire, cheval de fer… Donc, voilà mon histoire.

Je pense que ce sera la chose la plus impor­tante que j’aie écrite – épopée lyrique, satire grotesque, le tout mag­ique­ment lié… Et ce qui est le plus impor­tant – avec un sens dis­tinct. L’ensemble se com­pose de trois par­ties par­mi lesquelles, la pre­mière (3500 vers à peu près) est déjà recopiée et prête pour la dacty­lo­gra­phie. J’aimerais t’envoyer le man­u­scrit – mais arrivera-t-il ? Par ailleurs, l’envoi coûtera une for­tune. Mais je vais essay­er. Il y avait quelque chose, Iru­siu, qu’en Pologne, surtout pen­dant cinq dernières années, je n’écrivais presque rien, et ici je me suis tant épanché. Je crois que 1) l’atmosphère au pays était insup­port­able et qu’elle a blo­qué mon incon­scient avec mon inspi­ra­tion poé­tique, 2) ici, je dois recon­stru­ire cette Pologne si chère et main­tenant si pénible. »

Ce monde poé­tique haut en couleurs, bril­lant et éclaté, frappe par sa force érup­tive, soit joyeuse, soit colérique, soit lyrique, exprimée dans une langue riche et ryth­mée, le tout mag­nifique­ment orchestré comme une sym­phonie pleine d’énergie. Tuwim suit son intu­ition créa­trice sans les rigueurs imposées, ce qui se reflète même au niveau de stro­phes où les rup­tures d’images et de tons sont fréquentes. On a l’impression d’une course échevelée d’associations libres. On entend une voix, un souf­fle, un bat­te­ment de cœur. On voit des paysages, on savoure des odeurs comme si Tuwim pal­pait des objets avec son imag­i­na­tion, sen­tait l’air, dia­loguait avec ses per­son­nages vivants. Ce trait de son tal­ent est per­cep­ti­ble dans toute son œuvre ardente ; quelque force païenne, dionysi­aque. Sa poésie est le saut d’un bar­bare qui a ressen­ti Dieu, sorte de danse où se mêlent des rites anciens et des vio­lences, un cli­mat que je com­par­erais à la beauté du Sacre du Print­emps de Stravin­s­ki avec ses scan­sions mécaniques et mod­ernes liées à une danse rit­uelle sauvage. Mais Tuwim doté du tem­péra­ment d’un jeune révolté est aus­si par­fois un sage attristé, un mélan­col­ique. Jamais neu­tre, son émo­tion est tou­jours expres­sive et con­tagieuse, en cela il est un séduisant charmeur, une per­son­nal­ité haute­ment attachante. Tel il était dans la vie, tel il reste dans sa poésie. Sa voix paraît par­fois exces­sive, ce que j’associe au théâtre où l’histoire qui se déroule sur une scène néces­site la dic­tion par­faite, le geste et la tenue d’un acteur expérimenté.

Mal­gré cette expres­siv­ité forte, une veine nos­tal­gique tra­verse tout le poème Fleurs polon­ais­es. C’est pourquoi revi­en­nent sys­té­ma­tique­ment des paysages par­a­disi­aques d’enfance, un jardin opu­lent avec un sournois ser­pent, la nature exo­tique que Tuwim voy­ait au Brésil tan­dis que les bombes alle­man­des écra­saient son pays. Il n’y a pas de Par­adis sans péché, celui du plaisir éro­tique, celui de la mesquiner­ie, de l’esprit étriqué, de la mis­ère. Tuwim dénonce ce drame comme intolérable, drame qui le déchire. Pour remédi­er à cette douleur, il ne cesse de rire. Son humour touche une vie prosaïque, pleine de charmes, de manies, de banal­ités, telle une petite scène de cabaret. Le poète est con­nu d’ailleurs pour ses chan­sons et ses satires poli­tiques conçues pour le cabaret. Sa scène s’élargit sou­vent et mon­tre des paysages urbains mod­ernes, la ville indus­trielle Łódź, la cap­i­tale Varso­vie, villes de con­trastes soci­aux cri­ants. Il est autant impres­sion­né par cette moder­nité qu’indigné con­tre le cap­i­tal­isme. Tou­jours engagé, il observe l’actualité, cri­tique, polémique, attaque. Il dénonce la pro­pa­gande offi­cielle, le pseu­do-patri­o­tisme, la phraséolo­gie bour­geoise, il est tou­jours du côté du pau­vre, de l’exploité – ouvri­er ou paysan -, il déteste l’étroitesse d’esprit du petit bour­geois sans rêves.

Sa com­pas­sion enveloppe autant les humains que les objets et des villes entières, notam­ment sa ville natale Łódź et Varso­vie. Il décrit Łódź comme un corps abîmé par l’industrie : ces images, proches de l’expressionnisme et du futur­isme, font penser aux descrip­tions de Rey­mont que le réal­isa­teur Andrzej Waj­da a mag­nifique­ment mon­tré sur l’écran dans son adap­ta­tion de la Terre promise. La ville est chez lui un per­son­nage par excel­lence, un organ­isme vivant et pas­sion­nant en pleines trans­for­ma­tions. Elle a sa laideur et son charme, elle grouille de cabarets et de danc­ings. Elle a ses palais et ses ban­lieues, ses dis­trac­tions divers­es – fêtes foraines et bals d’élites -, elle pue la mis­ère et la pol­lu­tion. Elle a ses vic­times – ouvri­ers grévistes et patri­otes. Elle a ses vit­rines col­orées qui hap­pent les enfants, font rêver les amoureux et les pauvres.

Tuwim pré­tend être non seule­ment un barde de métrop­o­les, mais aus­si de province, de petites villes très calmes et gris­es avec leur char­mante petite gare et leur petit hôtel plein de fan­tasmes d’amoureux.

A Rio de Janeiro, il est han­té par des scènes ter­ri­bles de destruc­tion – Varso­vie bom­bardée, Varso­vie cimetière et ruine, lieu trag­ique à la grandeur antique.

La poésie de Tuwim n’est pas intel­lectuelle comme celle par exem­ple de Czesław Miłosz ou de Zbig­niew Her­bert, bien qu’elle présente une cer­taine vision philosophique du monde : le Par­adis per­du, la nos­tal­gie du dieu invis­i­ble, des forces païennes tra­ver­sant un monde pan­théiste. Elle se car­ac­térise avant tout par son énergie et son émo­tiv­ité. La parole de Tuwim est brûlante, ardente, pas­sion­née. Ses images sont haute­ment sen­suelles et évo­ca­tri­ces : odeurs, couleurs, formes sont per­cep­ti­bles dans son bou­quet de fleurs polon­ais­es. Tous les sens du lecteur sont sol­lic­ités au point de se con­fon­dre. Le chant d’un coucou laisse des traces visuelles pointil­lées, s’associe au mou­ve­ment ryth­mé d’un ser­pent et à l’aspect mar­bré de sa peau. Des fruits con­fits dans un bocal de verre exposé au soleil font sur­gir un kaléi­do­scope de couleurs et des visions mag­iques dans un théâtre d’ombres. Mais ce qui frappe, c’est surtout une extra­or­di­naire musi­cal­ité et un sens de rythme accen­tué par les rimes et le nom­bre de pieds vari­able. Non sans rai­son, Tuwim reste un chan­son­nier qui ne se démode pas. Il joue sur des reg­istres émo­tifs avec adresse, jon­gle entre pathos, mélan­col­ie, ironie et humour. Ce sont ces dis­so­nances sur­prenantes qui attachent l’attention, entraî­nent le lecteur dans une danse inces­sante. Rap­pelons un exem­ple éblouis­sant de l’interprétation de sa vir­tu­ose Valse Bril­lante par la chanteuse Ewa Demar­czyk qui a mag­nifié par sa voix dra­ma­tique l’intensité émo­tion­nelle de ce morceau de bravoure. Un souf­fle vivant dans ses va-et-vient est par excel­lence musi­cal, proche du rythme car­diaque. J’associe cette poésie à la musique de Chopin qui porte, elle aus­si, une charge patri­o­tique forte, qui peint des paysages de Mazvie, déploie les dans­es folk­loriques – mazurkas -, où les dans­es de nobles – polon­ais­es -, étonne par des vari­a­tions brusques de rythmes et de cli­mats. Ces deux artistes impres­sion­nent par leur vir­tu­osité liée à l’émotion forte. Tuwim obtient un effet de spon­tanéité par la con­nais­sance intime de sa langue, grâce à sa véri­ta­ble pas­sion pour ses expres­sions très rich­es et plas­tiques, par­fois archaïques ou argo­tiques mod­ernes. Citons ici ses recherch­es de man­u­scrits anciens qu’il a réu­ni dans une antholo­gie de textes médié­vaux sur la magie noire.

Sen­si­ble au mot et con­scient de ses insuff­i­sances, sou­vent il s’interroge sur le proces­sus créa­teur. Il pose ces ques­tions dans son recueil de poèmes, Mots et choses, où il dit l’impossibilité d’exprimer le monde. Il revient aux sources de la poésie polon­aise, à Jan Kochanows­ki, le pre­mier grand poète de la Renais­sance, inspiré par Ron­sard et l’Antiquité, mais qui crée, pour la pre­mière fois dans la lit­téra­ture polon­aise, quelque chose qui restera sa car­ac­téris­tique : son rap­port à la nature, à la terre natale avec toutes ses formes, odeurs et couleurs. Mais on se tromperait en imag­i­nant que cette prob­lé­ma­tique du mot infirme par rap­port à la réal­ité est chez Tuwim un sujet théorique. Le poète ressent un authen­tique déchire­ment dû à l’incapacité de dire le monde. Me vient à l’esprit un autre exem­ple magis­tral con­cer­nant ce dilemme qui provoque la souf­france, le texte en prose de Hugo von Hof­mannsthal, Une let­tre de Lord Chan­dos. Sur cette impos­si­bil­ité inhérente d’accéder par le mot à l’essence des choses se super­posent les défi­ciences de la mémoire qui n’arrive pas à recon­stru­ire un moment vécu, à recon­stru­ire donc le passé et le pays d’enfance. Voilà la douleur de cet émi­gré coupé de son passé, de sa terre, des êtres chers, ensor­celé par la poésie trompeuse, sub­sti­tut impar­fait d’un bon­heur inex­is­tant. Ce motif de la poésie-chimère est présent dans la tra­di­tion roman­tique polon­aise chez Mick­iewicz, Słowac­ki, Krasińs­ki et aus­si chez Krzysztof Baczyńs­ki, leur héri­ti­er, mort jeune trag­ique­ment pen­dant l’insurrection de Varso­vie en 1944.

Le poème de Julian Tuwim Stro­fy o późnym lecie inter­prété par Ste­fan Szramel.

Mon rap­port à la poésie de Tuwim est très per­son­nel et intime, car mon grand-père était son secré­taire et son ami. Mon père, comé­di­en, et son fils, m’a trans­mis sa pas­sion pour la lit­téra­ture grâce à ses lec­tures à haute voix. J’ai gran­di en écoutant quo­ti­di­en­nement ses exer­ci­ces de dic­tion sur un poème célèbre pour enfants, Loco­mo­tive, texte humoris­tique bril­lant qui a char­mé des généra­tions. Je n’oublierai jamais une soirée de poésie dans mon enfance, où mon père réc­i­tait des vers et des let­tres du poète avec l’accompagnement de la musique de Chopin. Pro­fondé­ment émue, comme envoûtée, j’ai mor­du alors mes lèvres jusqu’au sang en retenant mon souf­fle. Plus tard, dans mon ado­les­cence, j’ai passé quelques jours d’été avec mon père au milieu d’une forêt. Le soir, nous assoyions par­mi des arbres sous l’éclairage d’une petite lampe. Tout autour, le silence mys­térieux et le noir. Mon père enta­mait alors sa lec­ture des Fleurs polon­ais­es. Ces derniers jours, j’ai relu un pas­sage sur les enfants mis­érables de Łódź, pas­sage qui se rap­porte au Bateau ivre de Rim­baud et, inopiné­ment, j’ai enten­du le tim­bre de la voix de mon père, mort il y a quinze ans, j’ai ressen­ti à la fois une sen­sa­tion physique vio­lente ; la gorge ser­rée, des larmes aux yeux… Ce n’est qu’aujourd’hui, après plus de trente ans passés en France, que je reviens à mon pays natal avec ma tra­duc­tion de ce poème. Ce n’est qu’aujourd’hui que je suis enfin prête à me réc­on­cili­er avec mes orig­ines, à savour­er la beauté de ma langue, à explor­er encore plus le français, à lier ces deux langues, à essay­er de trans­met­tre le souf­fle et l’art du poète, à les couler dans ma forme ana­logue mais différente.

Mais, hormis par­fois un effort grat­i­fi­ant et un plaisir incon­testable, quelle hor­ri­ble frus­tra­tion m’habite à chaque pas ! La tra­duc­tion paraît inférieure à l’original et inex­acte. Tuwim, lui-même tra­duc­teur du russe, expri­mait ain­si son atti­tude envers les langues étrangères : « Je suis la néga­tion de l’esprit poly­glotte (ou cos­mopo­lite) dans la pra­tique courante ; je par­le le français comme un cor­don­nier (évidem­ment de Varso­vie et non pas de Paris), je déteste la langue de Goethe et tout ce qui est alle­mand (sauf Goethe et quelques autres), et même en russe – langue que je con­nais le mieux – je ne par­le pas bien, faisant abstrac­tion du fait qu’aussi en polon­ais, je préfère me taire et chaque essai de m’exprimer dans cette langue est pour moi une tor­ture : je dois heurter, press­er mes pen­sées et mes sen­ti­ments, les coin­cer vio­lem­ment dans une fab­rique phoné­tique, dans des cel­lules séman­tiques, des tableaux de dis­tri­b­u­tion, ain­si je deviens une machine bre­douil­lante détraquée de translation. »

Devant cet aveu du maître, je me sens infin­i­ment infirme et hum­ble. Com­ment ren­dre sa spon­tanéité en cher­chant laborieuse­ment les rimes, en comp­tant les syl­labes, en choi­sis­sant les syn­onymes et les expres­sions ? Bien évidem­ment, il ne s‘agit seule­ment pas de mots mais de l’histoire et de la cul­ture de deux pays si différents.

Je tourne les pages de mon exem­plaire jau­ni, usé, des Fleurs polon­ais­es, qui date de ma jeunesse. En trébuchant sur chaque vers, je me rends compte des natures dis­sem­blables de ces deux langues, ce qui m’avait frap­pée déjà à l’apprentissage du français au lycée à Varso­vie. Aujourd’hui je sais que ces dis­sem­blances vien­nent du passé très ancien de ces deux pays, mal­gré leurs orig­ines cul­turelles européennes. Le polon­ais est comme une matière brute, plas­tique et rebelle par rap­port au français qui adopte une struc­ture symétrique de cristal, tend vers la clarté et le rationnel. Remar­que aus­si super­fi­cielle que jus­ti­fiée. Il faut se tourn­er vers les orig­ines de ces peu­ples pour com­pren­dre ces deux men­tal­ités opposées.

Le polon­ais s’est forgé au Moyen-Âge comme une langue nationale et autonome grâce à une élite de clercs recopi­ant des textes latins qui se hasar­daient par­fois dans leur pro­pre expres­sion lit­téraire. De ce chara­bia polono-latin, Rej, un pro­prié­taire ter­rien auto­di­dacte, a essayé de com­pos­er un réc­it en une langue orig­i­nale qui décrivait les champs et les forêts, le tra­vail rur­al, la beauté de la vie à la cam­pagne, le quo­ti­di­en. Ce n’est qu’avec Jan Kochanows­ki, un poète de la Renais­sance, un gen­til­homme cul­tivé, qu’est né le polon­ais lit­téraire, élevé, mais tou­jours inspiré des envi­rons d’un manoir, imprégné d’odeurs de la terre, ani­mé de vifs sen­ti­ments. Les som­mets de la poésie de Kochanows­ki n’ont été atteints que par des poètes roman­tiques, eux aus­si sou­vent intimé­ment liés à la cam­pagne. Des échos de ces orig­ines rurales revi­en­nent dans la musique de Chopin : les mêmes racines de nobles cul­tivés, instal­lés dans leurs domaines, loin du bruit d’une grande ville. La cul­ture polon­aise se dévelop­pait dans les manoirs et les châteaux, la bour­geoisie n’étant ni prospère ni influ­ente pen­dant des siè­cles. Le polon­ais est une langue dansante, lyrique, intu­itive où les sug­ges­tions et les sen­ti­ments incer­tains s’expriment au mieux. D’où une mul­ti­tudes de par­tic­ules gram­mat­i­cales avec des arti­cles indéfi­nis qui dis­ent cette flu­id­ité hési­tante, cette impos­si­bil­ité de définir le monde, d’accéder à la cer­ti­tude. D’où le charme et la beauté de cette langue qui sug­gère plus qu’elle ne dit dis­tincte­ment. D’où une syn­taxe sou­ple. Grâce à la décli­nai­son, la place des mots est assez vari­able dans une phrase, ce qui ne cor­re­spond pas au français avec ses pré­po­si­tions qui lient les mots, iden­ti­fi­ant leur rap­port direct ou indi­rect, les ser­rent, les soudent. Le polon­ais danse par nature, le français raisonne plutôt. Le français s’appuie sur un mod­èle cul­turel éli­tiste forgé aux cen­tres de pou­voir, dans les cer­cles intel­lectuels. C’est une langue cour­toise de la cour, des poètes trou­ba­dours qui distrayaient les aris­to­crates, les rois, langue des philosophes et des théoriciens poli­tiques, langue de la con­ti­nu­ité cul­turelle, qui trou­vait dans la clarté et la cer­ti­tude la beauté comme valeur cer­taine. Les Ency­clopédistes la mag­nifièrent en réper­to­ri­ant le monde en un com­pendi­um, sum­mum de savoir. Il fal­lait réu­nir tout ce qu’avaient accu­mulé les siè­cles. Il fal­lait décrire et con­serv­er cette richesse dans une langue pré­cise, struc­turée, cor­re­spon­dant aux insti­tu­tions poli­tiques mod­ernes, à la loi, à l’ordre nouveau.

Tel n’était pas le lot des Polon­ais qu’on dépouil­lait sys­té­ma­tique­ment de leur iden­tité, de leur exis­tence poli­tique. L’histoire de la Pologne témoigne de la dis­con­ti­nu­ité à cause des inva­sions étrangères con­stantes, de la longue dom­i­na­tion des Russ­es, des Alle­mands, des Autrichiens jusqu’au début du XXème siè­cle. Il fal­lait sauver cette langue, la préserv­er comme un tré­sor, la cul­tiv­er en cachette, lut­ter pour qu’elle ne dis­paraisse pas. Mais sur quoi s’appuyer dans ces cir­con­stances ? Sur la nébuleuse poésie, por­teuse d’un espoir incer­tain… Le polon­ais se nour­ris­sait de la révolte, de l’incertitude du lende­main, des tragédies nationales, d’où peut-être son émo­tiv­ité, ses cris et ses larmes. Sans manuels de gram­maire (puisque inter­dits par les occu­pants), elle se dévelop­pait guidée par les voix ardentes des poètes roman­tiques qui inci­taient à une insur­rec­tion nationale. C’est une langue de con­spir­a­tion, langue indi­vid­u­al­iste, langue opposée au régime poli­tique dom­i­nant, au for­mal­isme offi­ciel. C’est pourquoi prob­a­ble­ment tant d’expressions orig­i­nales et plas­tiques comme si chaque per­son­ne forgeait son lan­gage attachant, sin­guli­er. Décidé­ment, ce n’est pas une langue bien rangée, ce que prou­ve l’analyse de ses règles de gram­maire où il y a de nom­breuses excep­tions, dif­fi­ciles à maîtris­er par des étrangers qui veu­lent appren­dre le polon­ais. On peut dire tout court que, pour pra­ti­quer cette langue, il faut se fier à l’oreille, à l’intuition. Quoi de plus déroutant pour le Français qui se tient à la règle, au dic­tio­n­naire, au code civ­il… Le polon­ais se voue à la fan­taisie, incer­ti­tude, flu­id­ité, fragilité, sou­vent illogique, sug­ges­tif et incom­plet. Il est fréquent dans la langue par­lée de couper une phrase sans risque de la ren­dre incom­préhen­si­ble, ce qui s’oppose à la nature du français qui tend à être com­plet et explicite, préoc­cu­pa­tion aus­si logique qu’esthétique. D’où mon immense embar­ras dans mon tra­vail de tra­duc­tion, dû aux natures antag­o­nistes incom­pat­i­bles de ces deux langues. Moi-même, après plus de trente ans de vie en France, j’ai changé, j’ai coulé mon esprit dans le corset du français, dans sa rigueur qui me ras­sure. Par­fois donc j’oublie que toute langue écoute l’inconscient, l’irrationnel, fidèle à ses orig­ines poé­tiques. La poésie de Tuwim me fait revenir à ces ter­ri­toires oubliés où rien n’est résol­u­ment limpi­de et rigide. Mal­gré tout, l’art poé­tique s’appuie sur un cer­tain ordre : logique interne et maîtrise. Ce secret est pro­pre à Tuwim et j’aimerais le pos­séder, le suiv­re, le ren­dre per­cep­ti­ble à un lecteur français. Le prob­lème se pose à la tâche du tra­duc­teur : com­ment ouvrir les éclus­es de l’intuition et accéder à la spon­tanéité tout en préser­vant dis­ci­pline et pré­ci­sion ? Ce prob­lème con­cerne tout écrivain, mais il devient ô com­bi­en rude pour un tra­duc­teur de la poésie ! Ne rien cass­er, ne rien forcer, ne rien per­ver­tir, être déli­cat et décidé à la fois, me fier à ma pro­pre sen­si­bil­ité esthé­tique, à ma com­préhen­sion… Ces capac­ités s’acquièrent sans doute au cours de l’apprentissage depuis l’enfance d’une façon par­tielle­ment intu­itive. Com­ment donc me mesur­er au tal­ent du maître ? J’ose soulever ce défis. Il ne me reste qu’à avancer, danser avec le poète, me laiss­er guider par son charme.

Cio­ran a dit qu’apprendre une langue étrangère c’est écrire une let­tre d’amour avec un dic­tio­n­naire. Jamais cette apho­ris­tique for­mule ne m’a paru aus­si exacte qu’aujourd’hui. Je passe mon temps à fouiller dans les dic­tio­n­naires pour trou­ver un mot argo­tique oublié tout en essayant de dis­simuler ces recherch­es par un phrasé naturel. Chaque artiste de haut niveau con­naît ces obsta­cles, patineur artis­tique, danseur d’opéra ou vio­loniste. Le rôle d’interprète et de tra­duc­teur est très déli­cat et spé­ci­fique, car il néces­site la mod­estie, freine toute ten­ta­tive de trop s’imposer, met un cadre encore plus strict que celui d’une créa­tion libre per­son­nelle, appelle con­stam­ment à la rigueur, néan­moins indis­pens­able dans toute créa­tion. Tuwim éveille mon rêve de vir­tu­osité qui me hante depuis mon enfance, depuis mes lec­tures de Mick­iewicz, Bruno Schulz, Witka­cy… Je me suis pro­posé donc un jour de m’affronter à la beauté oubliée de ma langue, à la vital­ité, la sen­su­al­ité et l’humour de Tuwim, d’écouter de nou­veau ses mélodies, de voir ses paysages, de me rap­pel­er mon enfance, de con­ver­tir tout cela en une autre réal­ité, une autre sen­si­bil­ité, en espérant que ce nou­veau poème traduit séduirait, serait uni­versel. Si ma ver­sion française donne envie de voy­ager ailleurs, d’entendre une autre voix, de com­pren­dre une autre his­toire, de s’émerveiller, mon pari sera gagné…

   

∗∗∗

Grande Valse Brillante

 

Te sou­viens-tu quand nous dan­sions la valse,

Toi, une madone, légende de ces années-là ?

Sou­viens-toi quand le monde est par­ti pour la danse,

Le monde qui t’est tombé dans les bras ?

Voy­ou apeuré,

Je ser­rais ces deux

Con­tre mon cœur qui si fort battait,

Emportés chaude­ment,

A l’unisson suffoquant,

Comme toi, en brumes, embarrassée.

Et ces deux sont au-delà de deux,

Qui exis­tent sans jamais exister,

Car voilés par les cils et en bas,

Comme s’ils se trou­vaient juste­ment là,

Caressés par le bleu du ciel,

L’un, l’autre, deux moitiés à l’envers.

Le coup, et de cordes, et de trombes

Grandit.

Le cer­cle de corps, l’extase de mains

Élar­gis.

Il entraîne son bras comme un fou,

Il arrive, il rampe, ce voyou.

Sa main trem­blante sur le bourgeon,

Trombes, soleils et voix de stentor.

Le cer­cle tour­nant grandit sans cesse.

Le ver­tige fou répand l’ivresse,

La gris­erie flottante

Sur l’ellipse ondoyante.

Quand je roule sur le plafond,

Où les étoiles tourbillonnent,

Je les décroche par mon nez.

Quand je pirou­ette sur la terre,

Je me prends pour un vainqueur ;

Ma faible poitrine est bombée.

En héros, en un homme fou,

Je deviendrai ton époux.

Je bre­douille, tout étourdi ;

Tant de paroles saugrenues.

Ton mari sera un idiot.

Froide et loin­taine, tu écoutes

Un garçon qui te déroute,

Moi, un mis­éreux pierrot,

Je te souhaite pour mari

Un homme mondain, un dandy.

Voilà, mon pied s’est coincé,

Quelque écharde m’a blessé :

Ton pré­ten­dant miséreux

A une semelle abîmée.

Mais je m’arrache, déjà libre,

Ce n’était rien, chose puérile,

Et je valse tout ardemment

Avec ma semelle frottant

Le sol, moi, un danseur fou,

Je des­sine de larges roues,

Danse tzi­gane, fig­ures du diable,

Ivre d’une pas­sion insatiable.

Je trace des courbes inédites

Avec ma semelle maudite.

Je tré­mousse mes fess­es trouées,

Mon pan­talon rapiécé,

Ma gueule aus­si ravaudée ;

Six kopecks : dot de marié.

Voilà les doigts de ma main droite,

Que véhé­ment j’écarte,

S’entrelacent avec les tiens

Et trou­vent une bague sur ta main.

Ils se ren­fer­ment comme des tenailles.

Tu pouss­es un cri : Aïe, aïe, aïe !

Qu’elle te fasse mal, ma diablesse !

Souf­fre de cette bague qui te blesse !

Je t’en offrirai une autre.

Mon mal devien­dra le vôtre.

Il va enser­rer ton cou

Avant que lui soit ton époux.

Je fais ce nœud de vengeance,

Ton mariage sous une potence,

Je serre ton cou parfumé

De madone mau­dite, damnée.

La corde tourne, s’élève, t’encercle, te serre ;

Ton pré­ten­dant déclenche des tonnerres.

Des sauterelles entrent dans ce cer­cle dansant,

Pos­sesseurs de car­ross­es, de diamants,

Tous gros, d’un gouf­fre infer­nal sortis,

Ils t’emportent, ces voy­ous enhardis,

Ils t’attrapent de leurs doigts boudinés.

Allez, resser­rez vive­ment le nœud !

Toi aus­si, avenue  berli­noise,

Plie-toi en corde, toi, meur­trière sournoise !

Aie pitié de moi, avec ton cœur

Aime-moi, aime-moi, serre-moi, ton danseur,

Emporte-moi dans quelque som­bre bois,

Aime-moi là-bas, embrasse-moi encore,

Mur­mure ta pas­sion ardente et folle,

Ton mur­mure secret, regret et deuil,

Mélodie flu­ide, ralen­tie, belle.

Je fais de toi une danse de forêt,

Ma madone pleine d’amour, de regrets,

Mur­mures secrets, notre deuil…

Te sou­viens-tu comme toi et moi…

Moi, dans la forêt som­bre de ma vie ;

Cette valse endi­a­blée à l’étourdi.

Toi, la plus proche, la plus éloignée,

Tu dan­sais avec l’autre, étranger,

Ton époux… l’autre garçon.

Et lente­ment,

Douce­ment,

A la pointe des pieds,

En val­sant,

Dans la forêt…

Entre nous s’est glis­sé un serpent

Avec ses mou­ve­ments sou­ples, en dansant,

Sif­flant, invis­i­ble et éternel,

Il s’est glis­sé entre faunes et sylvains,

En roulant l’écume blanche dans sa gueule,

Ce rep­tile mau­dit, prince de l’Enfer.

Présentation de l’auteur

Julian Tuwim

Julian Tuwim, né à Łódź le mort à Zakopane le (à 59 ans), est un poète polon­ais.

Bibliographie

Poésie
  • Le Guet­teur de Dieu, 1918
  • Socrate dansant, 1920
  • Le Sep­tième Automne, 1922
  • Poèmes, vol­ume 4, 1923
  • Les Mots dans le sang, 1926
  • La Foire aux rimes, 1934
Autres écrits
  • Le Bal à l’Opéra, 1936
  • Fleurs polon­ais­es, 1949

Récompenses et distinctions

  • Décoré dans l’Or­dre de la Ban­nière du Travail
  • Grand-croix dans l’Or­dre Polo­nia Restituta
  • Palmes d’or académiques

Poèmes choi­sis

Autres lec­tures

Fleurs polonaises de Julian Tuwim, fulgurante symphonie poétique

Présen­ta­tion et tra­duc­tion Maja Brick Julian Tuwim, génie poé­tique, a créé des ful­gu­rances d’expression et des paysages nos­tal­giques qui ont façon­né le cœur polon­ais, ce cœur qui bat depuis des orig­ines lit­téraires de […]

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Maja Brick

Maja Brick, roman­cière et essay­iste d’origine polon­aise, a pub­lié ses ouvrages en Pologne et en France (édi­tions : Siloë, Gal­li­mard, Ter­res du couchant, Zer­aq, Har­mat­tan). Ses textes polon­ais ont été salués par la presse et récom­pen­sés par des prix lit­téraires. Elle col­la­bore à de nom­breuses revues, entre autres, NRF, Esprit, Études, La Revue Lit­téraire, Ate­lier du roman.

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