Le professeur I. P. Couliano (Ioan Petru Culianu, 1950–1991), historien des religions disciple de Mircea Eliade, émigré de Roumanie en 1972, établi à Chicago en 1986, est le premier universitaire à avoir été assassiné par une police politique post-communiste sur le sol des États-Unis.
Les « aveux » dissimulés du président
Vu le cadre même du crime (perpétré le 21 mai 19911 dans les toilettes du 3e étage de la Divinity School, à l’Université de Chicago, institution où le professeur enseignait depuis quelques années), et la « technique » de la mise à mort (par balle tirée derrière la tête), l᾿« herméneutique » du meurtre – fournie deux semaines après, avec l’éclat de la plus pure abjection, par le président roumain de l’époque, Ion Iliescu, lors d’une conférence de presse télévisée et radiodiffusée, donnée le 7 juin 1991 – indique clairement un assassinat politique aux relents satanistes, visant surtout l’abaissement, l’avilissement de la victime2.
En effet, Ion Iliescu affirmait, avec les agrammatismes, les mensonges et la langue de bois de rigueur en pareilles circonstances, surtout chez un leader communiste et post-communiste :
Le jeu de l’émeraude par Ioan P. Couliano.
On fait de nombreuses spéculations au sujet des réserves manifestées par les États-Unis ainsi que par d᾿autres pays occidentaux à notre égard… Quelles que soient les difficultés auxquelles nous nous voyons confrontés durant certaines périodes de notre histoire, nous nous dirigeons, de façon irréversible, vers la démocratie, parce que telle est la volonté du peuple roumain, telle est son option et non pour faire plaisir à d’autres. Mais, à ce sujet, s’avèrent significatives les réflexions d’un haut dignitaire américain (sic!?), qui a été interrogé au sujet de ces choses (?), qui en se référant aux soi-disant “services” rendus à la Roumanie par certains de ses citoyens qui dénigrent le pays au-dehors [n.s.], disait que de tous les cas de paranoïa qu’il connaissait, la variante roumaine lui semblait la plus grave. Et, entre autres, il se référait aussi au cas de Culianu, le professeur tué à Chicago, ancien collaborateur de Mircea Eliade, au sujet duquel il a dit qu’il était un exemple d’un tel comportement de certains cercles roumains à l’étranger, inclusivement
les déclarations de l᾿ex-général Pacepa qu᾿il voyait la main de la Sécuritate dans sa mise à mort.3
On apprend donc que pour le président roumain post-communiste Ion Iliescu, il y a certains « dénigreurs » du pays dont les critiques « au-dehors » sont telles qu’ils sont même devenus un « exemple d’un tel comportement » – sans doute hautement blâmable – avec mention nominative à I. P. Couliano, au point que des rumeurs – justifiées, dirait-on ! – se font jour pour accuser la Securitate de leur assassinat – à juste titre donc, puisqu’ils sont coupables ! En ayant l’air de s’indigner, comme face à de fausses accusations, le président offusqué, en fait, les confirme. Et surtout, affiche clairement le mobile du crime : les critiques de Couliano à l’étranger, à l’adresse du pouvoir roumain auto-proclamé en décembre 1989. Il s’agit de la suite d’articles que le professeur de Chicago a publiés durant près de 18 mois, sous le titre de rubrique Scoptophilia, dans le journal new-yorkais Lumea Liberă românescă (Le Monde Libre roumain), dont un visait nominativement le président Ion Iliescu, vu comme héritier direct de Nicolae Ceauşescu4.
Les « hypothèses » insidieuses
Mais était-ce suffisant ? Il paraît que non, puisque le 13 juin de la même année, une semaine à peine après la conférence de presse présidentielle, on passait à la radio (sur la chaîne 1 de Radio Bucarest, au cours de l’émission “24 heures”) une correspondance de Mircea Podinǎ concernant l’enquête. Il est difficile d’imaginer un plus complet amalgame entre la contamination typologique des « textes » de l’assassinat (propositionnel, virtuel, réel) et la perversion des fonctions sémiotiques, caractéristique pour cette technique de multiplication des variantes qui, tout en déstructurant la lecture de surface par le brouillage des pistes, et en renforçant le message sous-jacent, sélectionne les lecteurs eux-mêmes (cibles virtuelles du texte réel du crime)5.
En effet, en mentionnant des soi-disant « sources de l’émigration roumaine » – car il ne peut être question d’une véritable référence, vu son caractère nébuleux et invérifiable – ou en faisant appel, tout simplement, à « l᾿on dit », Mircea Podină énumère trois causes de l’assassinat :
- Des recherches que le professeur Couliano aurait entreprises au sujet d’organisations secrètes des légionnaires aux États-Unis, parmi lesquelles celle qui s’intitule “Les Fils d’Avram Iancu”, entraînant de la sorte la réaction violente des organisations respectives ;
- Le rôle que le professeur Couliano aurait joué dans l’organisation de la visite du roi Michel I de Roumanie à l’Université de Chicago, l’idée étant que le rapprochement entre le professeur et l’ancien souverain et sa famille aurait pu déranger des milieux politiques, non précisés ; enfin,
- En invoquant « le dernier numéro» du « journal Lumea Liberǎ Româneascǎ édité à New York » (désormais abrégé LLR), numéro abandonné au même vague référentiel que ses autres « sources », le correspondant nous révèle, chose connue de tout le monde, « que le professeur Culianu était fiancé à Mlle Hillary Wiesner (…) qu’il devait épouser en août». On se demande quel rapport aurait pu entretenir ce mariage avec le crime particulièrement odieux, que le professeur Anthony Yu avait interprété dans le sens d’un crime rituel. Jalousie ? Que nenni ! Car : « À cause de ce mariage, le professeur a consenti à passer au judaïsme, ce qui, apprécie la publication précitée, aurait pu signifier pour l’assassin un parricide moral post-mortem à l’encontre du père spirituel (…) Mircea Eliade » !
21 mai — Il était une fois Ioan Petru Culianu ! Istoria.
Une affaire de religion ?
On entre, avec cette troisième « hypothèse », dans la galaxie du plus pur antisémitisme, aggravé par cette formule ignoble et absurde entre toutes de « parricide moral post-mortem à l’encontre du père spirituel Mircea Eliade ». Sinon, il va sans dire qu’on a affaire là à une « hypothèse » fondée sur une autre et réduite, de ce fait, quasiment à néant, vu le caractère invérifiable de la supposée conversion de Couliano au judaïsme. Vraisemblablement, il s’agit, plutôt, d’une opération d’intoxication mise en œuvre par les « sémioticiens du crime » qui semblent avoir misé sur le substrat antisémite et sur la désinformation probable de bon nombre des lecteurs éventuels du « texte » de l’assassinat. Ainsi, l’intoxication consiste ici non seulement dans le contenu de l’information, à la limite, calomnieuse, mais aussi dans son « cadre de crédibilité » ou, si l’on veut, dans sa source, puisque l’attribution par M. Podinǎ au journal LLR – périodique new-yorkais auquel avait collaboré Couliano6 – de l’idée de sa conversion au judaïsme, ce qui « aurait pu signifier pour l’assassin (?) un parricide moral post-mortem à l’encontre du père spirituel (…) Mircea Eliade », est, tout simplement, fausse7.
On retrouve, ainsi, une astuce constante chez les sémioticiens du crime, à savoir celle de s’abriter derrière des sources fictives (ou plus ou moins habilement falsifiées), choisies dans le « camp de crédibilité » de la victime (ainsi, « le haut dignitaire américain » fictif, le rapport falsifié de la police de Chicago, la fausse appréciation attribuée à LLR)8.
Détail supplémentaire, insidieux jusqu’aux confins de l’abject :
Après l’assassinat, elle [Hillary Wiesner] a pris de l’appartement de M. Culianu trois sacs dont on ignore le contenu. En même temps, elle est la bénéficiaire d’une police d’assurance-vie du professeur, évaluée à 150 000 $. Elle avait un compte commun avec lui en valeur de 90 000 $.
Il s’agit là d’une technique jouant sur la désinformation, voire carrément sur l’ignorance du public visé, combinant le vague insinuant, limite calomnieux, des références ‒ car toutes ces manœuvres serpentesques existent par le tonseulement, quand il ne s’agit carrément d’une téméraire falsification ‒ avec les préjugés supposés du lecteur, auxquels on fait appel d’un air entendu, air qui gomme, en quelque sorte, les éventuels doutes, parfaitement légitimes par ailleurs, concernant la fiabilité des sources. Résulte de tout cela un halo de bassesse partagée qui approfondit le « crime » religieux supposé par une implication crapuleuse, confortant encore plus le cliché antisémite. Veut-on même impliquer par-là que Hillary Wiesner, la fiancée de Couliano, aurait été personnellement impliquée dans l’assassinat ? Aussi absurde qu’elle puisse paraître, il faut dire que l’idée a bien été véhiculée pendant un temps. En tout cas, au moment des faits Hillary Wiesner se trouvait en Angleterre, à Cambridge, si mon souvenir est bon !
« Les Fils d’Avram Iancu »…
Revenons à la première thèse avancée par le correspondant, celle concernant les recherches soi-disant entreprises par le professeur Couliano « au sujet d’une série d’organisations secrètes des légionnaires des États-Unis, parmi lesquelles celle qui s’intitule Les Fils d’Avram Iancu, entraînant de la sorte la réaction violente des organisations respectives ». Cela aurait, du moins en apparence, l’air un peu plus cohérent. Le problème est que « Les Fils… » en question, comme les autres, ne sont que des masques de la Securitate elle-même, créés par celle-ci précisément pour mieux camoufler ses opérations criminelles.
Quant aux prétendues recherches entreprises par Couliano au sujet de ces fameuses « organisations secrètes de légionnaires », les choses sont un peu plus compliquées et pour les éclaircir nous nous permettons de citer un passage de notre étude susmentionnée :
En Juin 1990, suite à un article publié dans l’hebdomadaire italien Panorama9, Culianu devint la cible de menaces et d’attaques aussi bien téléphoniques qu’écrites10. Le 13 Juin de la même année le président de la Roumanie, Ion Iliescu, déclenchait la 3e et certainement la plus sanglante “minériade” et dix jours plus tard, en réponse aux atrocités commises par les mineurs (sinon par les agents de la Securitate déguisés en “gueules noires” pour les besoins de la cause) Culianu initiait, à son tour, le “sérial journalistique” Scoptophilia. Ce fut le signal d’une remarquable intensification de la “sémiotique de la menace” à laquelle l’avaient déjà exposé ses prises de position antérieures. Les “correspondants”, d’ailleurs, n’étaient pas, comme on aurait pu s’y attendre et comme c’était arrivé dans le cas d’autres opposants visés par la Securitate, des “instituteurs” indignés ou des “bons citoyens” en colère, mais deux organisations politico-terroristes : Vatra Româneascǎ (l’Âtre Roumain) et Fiii lui Avram Iancu (les Fils d’Avram Iancu)11. Sans doute, même s’il s’avère, maintenant, presque impossible de connaître le contenu exact de ces lettres12, on peut reconstituer, du moins en partie, leur teneur d’après certaines déclarations, particulièrement agressives, des autorités roumaines de l’époque et en fonction de quelques articles de Scoptophilia – notamment “Patriote ?ˮ – qui semblent contenir les répliques à peine codées de Culianu 13.
La visite du roi Michel à Chicago
Cela peut paraître curieux que nous ayons choisi de placer en dernière position la deuxième « hypothèse » de Mircea Podină. À vrai dire, la raison en est fort simple puisque : à la différence des deux autres, simples insinuations et commérages à teneur antisémite, celle-ci renferme un noyau tragiquement véridique. En effet, il y a des éléments concrets prouvant que le rôle joué par le professeur Couliano dans l’organisation de la visite du roi Michel à l’Université de Chicago avait bien dérangé certains milieux politiques, même si le correspondant de Radio Bucarest se garde bien de dire qu’il s’agissait du gouvernement post-communiste roumain lui-même, présidé par nul autre que Ion Iliescu, le commanditaire plus que probable de l’assassinat ‒ surtout si l’on tient compte de sa fort agressive conférence de presse du 7 juin 1991 que nous avons citée au début. En effet, le président craignait comme la peste le renforcement du prestige politique de l’ancien roi, qu’il avait fait expulser sur son ordre exprès par deux fois déjà, lors de visites triomphales en Roumanie après 1989, alors qu’Iliescu lui-même tirait sa « légitimité » à la tête de l’État de falsifications électorales et d’un ensemble de techniques, limite génocidaires, combinant les « minériades » et les attaques terroristes14.
Ioan Petru Culianu — expert en gnosticisme et magie de la Renaissance | L’UE choisit la Roumanie (2015). Radio Romania Regional.
De quoi s’agit-il ? Voyons de plus près quelques faits. Le 2 avril, au cours d’un déjeuner, Couliano avoua à Frances Gamwell, l’épouse de l’ancien doyen de la Divinity School, Chris Gamwell, qu’il était poursuivi. Onze jours plus tard, dans la nuit du samedi, 13 avril, alors qu’il participait à une collecte de fonds en faveur du roi Michel de Roumanie, en visite à l’Université de Chicago, Couliano se fit presque agresser par un inconnu. L’étrange événement se passa dans le hall du Drake Hotel de Chicago – comme il allait le raconter à son ami, le Professeur Moshe Idel de l’Université Hébraïque de Jérusalem – un endroit plutôt bizarre, pullulant de figures suspectes. L’individu, dont le pardessus faisait une bosse, en recouvrant à peine quelque chose qui ressemblait fort à une arme, cachée, selon toute vraisemblance, dans la poche intérieure de son veston, le poussa contre le mur, tout en proférant des menaces de mort. « Il m’a dit que si j’allais soutenir le roi, ils me tueraient » (n.s.)15.
Le sens de la manœuvre se dévoile à l’occasion de deux points supplémentaires dans les « scénarios » avancés par Mircea Podină, appelons-les 4 et 5, bien qu’il s’agisse, en réalité, d’un passage plutôt homogène que nous allons donner ci-dessous :
4. Ajoutons encore que les recherches sont, en vérité, considérablement gênées par des rumeurs et des accusations sans fondement, fait qui a déterminé le FBI à entraîner aussi dans les efforts de solutionner le cas un agent parlant le roumain.
5. Enfin, la conclusion qui s’impose à ce stade des recherches, conclusion qui a été confirmée catégoriquement par le département de la Police de Chicago, est qu’il ne peut pas être question d’une quelconque implication des services secrets roumains dans ce malheureux cas16.
À partir de cela tout devient parfaitement clair. Les « rumeurs et les accusations sans fondement » qui avaient « en vérité, considérablement gêné » l’enquête, déterminant le FBI « à entraîner aussi dans les efforts de solutionner le cas un agent parlant le roumain », sont, bien entendu, les rumeurs et les accusations visant l’innocente Securitate, opprimée et persécutée comme toujours par un exil roumain friand d’absurdes ragots (même s’il faut considérer la conférence de presse du président Iliescu comme une regrettable boulette). Évidemment, « la conclusion qui s’impose à ce stade des recherches, conclusion qui a été confirmée catégoriquement par le département de la Police de Chicago, est qu’il ne peut pas être question d’une quelconque implication des services secrets roumains dans ce malheureux cas ».
« D’où provient cette insistance obsessionnelle de disculper la Securitate ? » s’interroge, à juste titre, dans son article suscité, M. Dragomir Costineanu.
« Le crime de lèse-Eminescu »
Peut-être la meilleure réponse à cette question est fournie par un autre texte, plus précisément un article publié le 28 février 1992 dans ce qu’on pourrait appeler sans hésitation l’officieux de la Securitate, le journal d’extrême extrême-droite România Mare (La Grande Roumanie), journal dégénéré et dirigé ou plutôt führerisé par le cousin politique de Vladimir Jirinovski, double roumain aggravé de Jean Marie Le Pen : Corneliu Vadim Tudor, inspirateur probable de Nicolas Sarkozy (les deux avaient sympathisé à l’occasion d’une visite en Roumanie du président français, qui lui avait emprunté, en l’adaptant, la fameuse formule des Kärcher17).
L’article était paru sous le titre, déjà suggestif par son ineptie criminelle, de “Crima lez-Eminescuˮ (Le crime de lèse-Eminescu)18. Cette infamie, car c’en est précisément une, représente d’ailleurs la plus conséquente et, certainement, la plus désespérée tentative de la Securitate de salir – maintenant, plus de trente ans après, nous pouvons le dire, hagiographie oblige, de profaner ‒ la mémoire de Ioan Petru Couliano, et en même temps, de récupérer une sémiotique du crime que ses organisateurs sentaient trop bien leur glisser d’entre les mains.
Si auparavant nous avions eu affaire à des techniques de désinformation et d’intoxication, somme toute, plutôt communes, bien plus choquantes par l’implication, dans la défense de l’« honneur » d’une police politique depuis longtemps compromise, des plus hautes autorités de l’État, notamment du président de la Roumanie, M. Ion Iliescu ; et si par sa correspondance radiophonique, M. Podină parvenait bien plus à confirmer de forts légitimes soupçons que de laver l’image à jamais salie de la plus bête « intelligence » de la planète, pour reprendre le titre d’un des articles de Couliano19‒ dans l’article publié dans le journal de Corneliu Vadim Tudor nous découvrons une forme particulièrement abjecte de « revendication criminelle ».
En effet, la dégénérescence sémiotique, d’ailleurs inévitable, du « texte du crime », combinée à la perte progressive du contrôle médiatique de cette fort ténébreuse affaire, ont déterminé la Securitate à passer, d’un discours non dépourvu d’agressivité mais essayant de respecter, plus ou moins, les conventions d’un processus de communication construit d’affirmations fondées sur des sources fictives, il est vrai, et de déclarations calomnieuses inventées de toutes pièces, sans doute, mais s’efforçant encore de conserver le cadre vide d’une polémique politique même ignare, ridicule et grotesque, à une langue de bois aggravée par un délire nationaliste thanato-scatologique au sens littéral du terme.
On retrouve, avec cet article, la structure volontairement profanatrice du « texte de l’assassinat », déjà défini comme un possible « crime rituel », porteur d’une souillure à la fois symbolique et physique de la victime. Très simplement, il s’agit d’un transfert, celui de la scatologie ritualisée de l’acte à la scatologie pseudo-judiciaire de la parole, en fantasmant un code inexistant, grossièrement inspiré d’après l’ancien crimen laesae majestatis et représentant, en tant que tel, un inqualifiable acte de sycophantisme anti-culturel. En fin de compte, plus que d’une transcription langagière de l’acte, plus même que d’un décodage et d’une glose du crime, il s’agit, ici, d’un aveu et, d’une manière encore plus décisive, d’une apologie du crime : une sorte de « lynchage sacré » au nom de la nation.
Essayons de trancher dans cette charogne de syllabes quelques quartiers purulents d’infamie (nous précisons que les majuscules comme les minuscules ainsi que les éventuels soulignements sont dans le texte) :
…il est impossible de passer sous silence, si l’on est roumain, l’abominable crime commis par le pygmée de Chicago (…) CONTRE LA CULTURE ROUMAINE (…) Mais le crime le plus affreux du réfugié au mégalopolis des gangsters nous est divulgué, avec une paradoxale sérénité de complice, par Dorin Tudoran20 dans une apologie nauséabonde dédiée à cet excrément sur lequel on n’a pas tiré suffisamment d’eau dans le Water Closet létal que le destin semble lui avoir préparé : nous allons citer quelques phrases du panégyrique épreint rédigé par d.t. et qui sont autant d’injures de paranoïaque [on a l’impression d’avoir déjà rencontré ce terme quelque part, on dirait dans la conférence de presse du président Ion Iliescu, n.n.] à l’adresse de la Roumanie et de son génie national, l’inégalable Eminescu… Autrement dit, le salaud de Chicago nous reproche le fait qu’Eminescu nous a appris à aimer notre pays comme le don le plus précieux que nous ayons reçu avec la vie. Selon l’opinion fermentée dans le cerveau fécaloïde de Culianu (sic!!!), Eminescu et seulement Eminescu serait coupable du fait que les Roumains souffrent de patriotisme qui serait une “maladie psychique”. Par conséquent (…), Culianu rêvait, pour nous guérir du patriotisme, d’une thérapie de choc, tout comme (…) s’en sont guéris depuis longtemps certains transfuges, ainsi que d’autres, non exilés encore qui, par leur présence ici, souillent la terre sur laquelle ils marchent [on reconnaît ici aisément « les citoyens qui dénigrent le pays au-dehors » ainsi que « les cercles roumains à l’étranger », dénoncés par la conférence de presse iliescienne, cf. supra, n.n.]. Tous, ils s’estiment les subordonnés privilégiés de ceux qui visent à transformer la Roumanie en une sorte de colonie divisée [là le langage devient carrément poutinien, évidemment avant la lettre, n.n.], pour mieux asseoir la mainmise des magnats de la “super-métropole” à laquelle ils se sont vendus .
Cette utilisation d’une « axiologie » nationaliste et, bien entendu, religieuse passablement hystérique, constituant une sémiotique de la justification du crime, semble documenter le passage d’une idéologie totalitaire néo-communiste, à une espèce de fondamentalisme fascisant, expression d’une dictature particulièrement revancharde du ressentiment.
Corneliu Vadim Tudor (1949–2015), l’auteur plus que probable de ces inepties21, s’est vu par la suite suspendre son immunité parlementaire, ayant été inculpé dans 18 procès différents.
D’autres fables imaginées plus tard sur le compte de Couliano – dépouillées de cet acharnement psychopathe et de cette scatologie rituelle macabre, qui combinent calomnies et ragots aux injures les plus grotesques, le tout traversé par une indéniable pulsion coprophagique – ont dégringolé ensuite au sous-niveau d’un sensationnalisme idiot de roman de gare22.
La « sémiotique du crime »
En plus d’un brillant historien des religions, et d’un journaliste politique redoutable, comme il s’est avéré dans sa série Scoptophilia, Couliano était aussi un remarquable prosateur. Or cette irruption du totalitarisme par le crime dans une sphère qui aurait dû lui demeurer absolument inabordable, celle des écrivains en tant que pneumatophores, pour n’être pas tout à fait la première, s’avérait et la plus brutale et la plus choquante par son incroyable vilenie. Pourtant, il ne s’agissait pas de ma première expérience que je pourrais qualifier comme personnelle et malheureusement traumatisante avec l’assassinat d’un écrivain. Mais plutôt de la première qui, tant par ma maturité acquise que par le cadre circonstanciel sensiblement plus flexible ‒ je me trouvais, après tout, en France et non dans la Roumanie à peine post-communiste, bien que, le cas de Couliano le prouvait amplement, cela ne me mettait pas vraiment à l’abri de certains risques ‒ m’ouvrait une possibilité plausible de réagir, et de réagir analytiquement. En effet, l’indignation ne vaut pas grand-chose sans un réel mûrissement de la compréhension, de la capacité de transformer le simple cri en élucidation des raisons et des méthodes sous-jacentes, sans quoi les sophismes de la « sémiotique du crime » risquent de vous égarer.
Car, après tout, tout est bataille d’image dans la version actuelle de ce bas monde, qu’il s’agisse d’assassinats ou de guerres, peut-être de guerres plus encore. Tant les bombardements de la propagande et de l’info-propagande sont simultanés, même si pas tout à fait concomitants, de la propagande des bombes. Oh ! je n’en doute pas, on finira par contempler l’Apocalypse à la télé jusqu’à la dernière seconde !… Pour passer ensuite au grand show eschatologique, quelle qu’en soit la forme…
Notes
[1] Par une étrange coïncidence, le même jour où, en Inde, était assassiné Rajiv Gandhi.
[2] La date, déjà, était tout sauf indifférente. En effet, comme le professeur Anthony Yu l᾿avait bien compris, l’assassinat de Culianu se laissait lire comme un meurtre rituel, le 21 mai coïncidant avec le jour de la fête de sa mère: «The date of the crime was ritually significant: May 21 in the Orthodox Church is Saint Helen’s and Constantine’s Day, Culianu’s mother’s name day. The name day in Orthodoxy commemorates a person’s baptism into the sacred realm. During Ioan’s years of exile, his mail was routinely delayed and opened, but for nineteen years the card he had sent his mother on her name day always arrived promptly and unopened. (…) A murder site is a text, and Culianu᾿s colleague Anthony Yu analyzed the bathroom locale of his close friend’s murder. “It was ritually significant. It conveys symbolic and physical humiliation, stain, impurity, a most profane site to end a life… In fact, I᾿ve often wondered if it was a cult killing”» (apud Ted Anton, Eros, magic and the murder of Professor Culianu, Northwestern University Press, Evanston, 1996, p. 250 : désormais abrégé EMMPC). À cela il faut ajouter la remarque du poète et essayiste Andrei Codrescu: « Such disinformation was a “trademark of Securitate”, according to Andrei Codrescu. The humiliating manner of the murder, and the choice of a lesser known figure whose disapperance would confuse and demoralize opponents, was another trademark. Culianu᾿s harassement, combined with the disinformation after the crime, at the very least merited government response» (apud Ted Anton, ibid., p. 276).
[3] Voir notre étude “Les sept transgressions de Ioan Petru Culianu. Fractals, destin et herméneutique religieuse”, dans Les cahiers «Psychanodia», N° 1, Mai 2011, n. 120 (désormais en ligne sur https://adshishma.net/Publications-Accueil.html). Les textes cités à partir de sources en roumain sont donnés dans notre traduction.
[4] Il s’agit de l’article Dialogul morţilor (Le dialogue des morts) qui met en scène les deux personnages complices.
[5] Pour cette typologie des « textes » de l’assassinat, voir encore notre étude citée à la note 3 ci-dessus.
[6] Il s’agit de la rubrique Scoptophilia à travers laquelle Culianu avait exercé, pendant plus de 11 mois (entre le 6 janvier et le 22 décembre 1990), un “voyeurisme” politico-culturel, fort dérangeant pour certains milieux politiques post-communistes roumains ainsi que, surtout, pour la plus bête des “intelligences”, la Securitate. Le lecteur roumanophone peut avoir accès à la prose politique de Culianu en lisant Păcatul împotriva spiritului (Le péché contre l’esprit), éditions Nemira, 1999.
[7] Cf. Dragomir Costineanu, “Les mystères de la mort de I.P. Culianu”, dans Lupta/Le Combat, n° 211/7 octobre, 1993 (en roumain).
[8] L’obsession des “sémioticiens du crime” de contrôler non seulement le signe émis mais surtout son code de lecture, voire sa trajectoire interprétative, ainsi que, plus communément dans un sens, la trajectoire de l’enquête, transparaît de l’impertinente offre de collaboration faite au FBI par Virgil Măgureanu, le directeur de l’époque du Service Roumain d’Information (SRI), offre qui cachait mal, sous l’ironie et même l’arrogance de surface, l’inquiétude de profondeur (v. notre article “Masca şi mesajul. Bilanţul unei morţi anunţate” / “Le masque et le message. Le bilan d’une mort annoncée”, dans Écrits critiques et politiques, 1980–2022, Les Cahiers «Psychanodia», n° 3, Mai-Juin, 2022, p. 86 – à lire sur le site https://adshishma.net/Publications-Accueil.html).
[9] I.P. Culianu, “La realta? Sono dueˮ, Panorama, le 3 juin, 1990, p. 107.
[10] Cf. Ted Anton, EMMPC (op. cit. note 2), p. 194 ; v. aussi G. Casadio, “Ioan Petru Couliano et la contradictionˮ, dans Ascension et hypostases initiatiques de l’âme. Mystique et eschatologie à travers les traditions religieuses, Phōs, 2006, pp. 33–34 (désormais en ligne sur le site https://adshishma.net/Publications-Accueil.html).
[11] Pour Vatra Româneascǎ voir notre étude citée à la note 3, § 2.2.3.2. Quant aux « Fils… », il s’agit d’une organisation terroriste d’avant la « révolution » roumaine, créée par la Securitate, dont le but était l’intimidation, voire parfois la suppression des opposants de l’Exil roumain. « Securitate often invented fascist groups to threaten exiles, and German journalist Richard Wagner traced “the Sons of Avram Iancu” directly to it » (Ted Anton, EMMPC, p. 206). D’ailleurs, « les Fils d’Avram Iancu » n’était ni la seule, ni même la plus ancienne organisation terroriste fascisante créée par la Securitate à l’encontre de l’émigration roumaine et, notamment, à l’encontre de Radio Free Europe : « Plusieurs lettres de menaces lui furent également envoyé (à Émile Georgescu, journaliste à RFE n.n.), l’avertissant qu’il serait tué et sa maison incendiée s’il poursuivait ses activités au service de ses “patrons juifs”. Ces lettres semblaient émaner d’une aile terroriste de l’organisation fasciste en exil, la Garde de Fer, et étaient signées “Groupe Vˮ. Bien entendu, le Groupe V avait été inventé de toutes pièces par le DIE (Département des Informations Externes n.n.). Pour le rendre plus crédible, des lettres similaires furent envoyées à d’autres roumains vivant à l’Ouest : Noël Bernard, ancien responsable du Département roumain de Radio Free Europe, très populaire en Roumanie grâce à sa critique acerbe du régime, Paul Goma et Virgil Tǎnase, deux dissidents très actifs installés en France, l’ancien roi Michel de Roumanie, exilé en Suisse, et le célèbre écrivain Eugène Ionesco, membre de l’Académie française. Une opération de chantage fut également tentée, visant à forcer Georgescu à démissionner “volontairement” de son poste en échange d’un visa de sortie pour sa vieille mère, qui vivait encore à Bucarest (…) Bucarest n’a jamais réussi à compromettre Emil Georgescu, qui a continué à diffuser ses féroces critiques de Ceauşescu. Le matin du 28 juillet 1981, Georgescu fut frappé de vingt-deux coups de couteau par deux trafiquants français alors qu’il quittait son domicile munichois. Le rapport annuel du ministère de l’Intérieur allemand présentant les actions les plus importantes du Bundesamt für Verfassungsschutz publié en 1983 précise : “La victime a pu être sauvée grâce à l’arrivée rapide des secours. Les malfaiteurs ont été arrêtés et condamnés à plusieurs années de prison. Ils ont obstinément refusé de révéler l’identité de ceux qui avaient commandité le meurtre. Après cette tentative malheureuse, il semble que d’autres agents de Roumanie aient été chargés de liquider l’émigré roumain une fois pour toutes”» (Ion Mihai Pacepa, Horizons rouges, 1988, p. 126).
Le parallélisme des deux cas – Émile Georgescu et Culianu – tant sur le plan “sémiotique” que méthodologique est tellement évident qu’il devient quasiment inutile qu’on s’y attarde. En effet, non seulement le scénario des lettres de menace envoyées par une organisation fascisante créée pour les besoins de la cause par la Securitate, suivies d’une tentative d’assassinat – manquée temporairement dans un cas, réussie d’emblée dans l’autre – concordent, mais l’on retrouve, en plus, le même halo d’excitation antisémite autour de la victime potentielle. À vrai dire, seule l’arme du crime diffère ! (cf. notre op.cit.., ibid. n. 86).
[12] La plupart détruites par Culianu lui-même qui, soit par mépris, surtout au début, soit par anxiété (progressivement), a constamment refusé de mettre au courant la police américaine des menaces dont il faisait l’objet, et cela malgré les conseils réitérés de ses amis. La meilleure définition de cette attitude, pour le moins ambivalente, appartient, d’ailleurs, à la fiancée de Culianu, Mlle Hillary Wiesner : « Il avait la logique du magicien. Il pensait : “Si je déchire et détruis rituellement ces papiers, les circonstances qui guettent derrière eux vont être neutralisées” » (Ted Anton, EMMPC, p. 206).
[13] Cf. notre étude citée à la note 3, § 2.2.3.3. Dans son ouvrage susmentionné (note 2) Ted Anton précise : « When they [I.P. Culiano et Hillary Wiesner, n.n.] came back to Boston he found more letters forwarded by Lumea Liberă. He called his friend Dorin Tudoran. “The letters were similar to those I received,” Tudoran said, “from a group claiming to be the Sons of Avram Iancu.” Hatchets, large knives, and dripping blood decorated the page, which promised: “Our arms will hit those who accept wages to profane their nation, and we will put them to sleep in disgrace forever.” » (EMMPC, p. 206). Donc des haches, des couteaux et des gouttes de sang associés à une rhétorique de la trahison de la patrie… Voilà pour les « recherches » de Ioan Petru Culianu concernant cette « série d’organisations secrètes des légionnaires des États-Unis, parmi lesquelles celle qui s’intitule “Les Fils d’Avram Iancu” ».
Quant à Avram Iancu lui-même, duquel se revendiquent ces bâtards criminels, il s᾿agit d᾿un fomidable révolutionnaire, avocat de formation, organisateur et chef de la révolution de 1848 en Transylvanie, de loin la plus énergique et la plus efficace des trois révolutions roumaines de l’époque, vu qu’elle a duré jusqu’en 1849, malgré le fait que Kossuth avait refusé l’alliance avec les révolutionnaires roumains. Finalement, ç᾿a été un « mensonge impérial », celui du très jeune François-Joseph ‒ mensonge qui faisait suite à un autre, du même genre, celui du « despote éclairé » Josèphe II (en 1784) contre un autre révolutionnaire roumain, Horea ‒ qui a permis l’étouffement de la révolution. Horea, lui, a été roué ; sans subir de supplice, Avram Iancu est devenu, tout simplement, fou. Visiblement, rouer les gens était passé de mode.
[14] Cette histoire des « terroristes », la plupart du temps des snipers qui frappaient et disparaissaient comme venus de nulle part, a longtemps obsédé les media roumains, jusqu’à ce qu’une émission sur la chaîne ARTE ait fini par apporter des lumières complètement inattendues sur le sujet, impliquant, curieusement, plusieurs services secrets étrangers, occidentaux ou (encore) soviétiques. Or, si la présence des derniers n’avait en soi rien de surprenant, les « aveux », parfois frappants de franchise froide, des premiers (faut-il dans ce cas aussi parler de « compensation aléthéique » ?) avaient de quoi étonner. Quant au rôle joué par la falsification informatique dans le processus électoral roumain, voir notre article “Qui-pro-quoˮ dans Les cahiers « Psychanodia » n° 3, à lire (en roumain) sur le site https://adshishma.net/Publications-Accueil.html.
[15] Apud Ted Anton, EMMPC (cité n. 2), pp. 232–233 ; v. aussi notre étude (op. cit. note 3), n. 105.
[16] Apud D. Costineanu (art. cit. note 4).
[17] Avec cette petite différence que si M. Sarkozy envisageait utiliser les nettoyeurs en question exclusivement contre ce qu’il appelait fort délicatement la « racaille » dont il comptait débarrasser les Français, C.V.T., bien plus radical, menaçait de gouverner, en cas d’arrivée au pouvoir, « à la mitrailleuse ». Kärcher, mitrailleuse ‒ le contraste demeure, quand-même, saisissant (démocratie oblige…).
[18] Ineptie sans doute criminelle car, comme nous l’avons montré en détail, Mihai Eminescu, indubitablement le plus grand poète des Roumains, figure astrale de rebelle romantique, avait aussi, en son temps, été assassiné par la forme monarchique de ce qu’allait devenir le totalitarisme moderne roumain (Les Cahiers « Psychanodia » n° 4, juin 2023, sur https://adshishma.net/Publications-Accueil.html, ainsi que, désormais, La Lettre du PEN Club français n° 38, pp. 8–20).
[19] “Cea mai proastă inteligenţă” (“La plus bête intelligence”), article en deux parties, publié successivement dans Lumea liberă românească, n° 94, 21 juillet 1990 et n° 96, 28 juillet 1990 (repris dans Păcatul împotriva spiritului (Le péché contre l᾿esprit), éditions Nemira, 1999, pp. 99–104). Pour mieux saisir l’esprit du texte, nous nous permettons de donner une petite citation, assez éclairante : « L’une des innombrables ‒ mais non des moins importantes ‒ raisons pour laquelle la Roumanie aspire à un lieu unique dans le monde est son service d’intelligence. Car on peut affirmer sans hésiter : la Roumanie se trouve à la première place en ce qui concerne la bêtise de son Intelligence » (art.cit. p. 99). Faut-il encore s’étonner qu’après s’être fait si durement insulter, l᾿« intelligence » en question ait voulu prendre, intellectuellement parlant, sa revanche par une balle ?!
[20] Poète et journaliste roumain, à l’époque opposant du régime communiste de Ceauşescu et post-communiste de Ion Iliescu.
[21] Bien que le signataire de l’article soit un certain Leonard Gavriliu, traducteur en roumain de Freud. Interrogé par M. Ted Anton au sujet de ce texte, Leonard Gavriliu a nié en être l’auteur, bien qu’il ait dû, dans des conditions mal éclaircies, prêter son nom à cette ignominie. Pour plus d’éléments voir notre étude citée note 3, n. 146.
[22] Voir notre étude citée note 3, n. 147.
Présentation de l’auteur

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