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Joël Gayraud et Virginia Tentindo, Les Tentations de la matière, Ocelles

Les Tentations de la matière
sur des sculptures de Virginia Tentindo

Vingt-quatre poèmes, le plus souvent brefs, pour autant de sculptures d’une artiste d’origine argentine, installée de longue date à Paris où elle possède son atelier. Les poèmes n’existeraient pas dans ce cas sans les sculptures, photographiées sur fond noir par Luc Joubert et reproduites dans un beau livre tel que les éditions Pierre Mainard savent les confectionner.

En Virginia Tentindo, née à Buenos-Aires en 1931, Joël Gayraud, traducteur, poète et essayiste voit à juste titre « une créatrice de première grandeur dans la constellation surréaliste des cinquante dernières années ». Pour ceux, si nombreux, qui ne la connaissent pas, nous recommandons de commencer par visionner le film réalisé par Fabrice Maze en 2011 (1). On y découvre une artiste et une œuvre puissante auquel le livre dont il est question ici ajoute les commentaires poétiques d’un maître dont les recueils sont publiés, chez José Corti, Libertalia, l’umbo, etc.

Virginia Tentindo façonne d’abord des petites figures en argile qui seront éventuellement agrandies et/ou non fondues dans le bronze ou sculptées dans le marbre en Toscane (où se trouve son autre atelier). Ses œuvres sont surréalistes sans faire penser pour autant aux artistes de la génération d’avant (comme Bellmer, etc.). Elle crée des chimères, des hommes dans des carapaces de tortues, des corps humains à tête d’animal. On verra dans le recueil une étrange sirène dont la queue est en réalité un énorme phallus. Le sexe et la mort sont partout présents avec de claires réminiscences de la civilisation Mochica (ou Moche) qui fleurit au Pérou entre le second et le septième siècle de notre ère. 

Joël Gayraud, Les Tentations de la matière – poèmes sur des sculptures de Virginia Tentindo, 21,4x27 cm, Nérac, Pierre Mainard, 2021, 62 p., 18 €.

Ainsi les deux figures des pages 26 et 34, toutes les deux au sexe dressé et dont les quatre membres sont réduits à des moignons, l’une à tête de singe, l’autre à tête de mort, sont-elles très directement inspirées d’une sculpture Mochica. V. Tentindo pratique également des emboîtements : le haut d’un crane peut être une assiette (p. 20), une tête de lionne sur un corps de femme peut se détacher pour révéler autre chose (p. 8), etc.

À propos de cette dernière sculpture, baptisée « La Lionne terre-lune » par l’artiste, une femme arc-boutée la poitrine en avant, dont les reins se prolongent en une longue queue qui se termine elle-même par deux courtes pattes et des fesses surmontées d’uns calotte amovible, J. Gayraud commence son poème ainsi :

Elle se dresse de toute la force de son désir
dans la savane des nuits et des jours
des jours enfuis comme le vent
emplis comme le verre à boire
perdus comme le hasard
échevelés comme les saturnales
Elle s’offre aux mille échos de son plaisir
dans la savane des jours et des nuits
des nuits claires comme le jour
[...]

Le poète laissant courir librement son imagination, le résultat peut nous paraître éloigné ou non de notre propre perception de l’œuvre mais ce n’est pas ce qui importe. Le but est bien de « faire poésie » à propos mais à côté de la sculpture, sans chercher à la copier. Néanmoins, dans ce cas, des vers comme « elle se dresse de toute la force de son désir » ou « elle s’offre aux mille échos de son plaisir » traduisent à la perfection l’attitude de la femme-lionne sortie des doigts de V. Tentindo.

La statue « Alice prend son pied » (p. 36) montre effectivement une femme qui prend dans sa main le pied d’une jambe démesurée qui traverse le toit de la maison dans laquelle elle se trouve acagnardée. Ici le poète joue avec toutes les expressions qui tournent autour du pied.

Oui elle jouit elle prend son pied
sans nous casser les pieds
ni faire des pieds et des mains
ni se prendre les pieds
dans le tapis volant
des grandes idées
mais en levant le pied
tout simplement
sans épine à tirer

Ailleurs, à propos, par exemple de la statue intitulée « La fiancée » (p. 48), soit un petite fille la bouche ouverte regardant vers le ciel, avec des seins minuscules mais néanmoins bien formés, assise sur un tabouret recouvert d’un voile d’où sort une tête de diable, le poème ne parle nullement de la sculpture mais se met à l’unisson de l’inspiration surréaliste de l’artiste avec des vers comme ceux-ci :

La fiancée est arrivée en sous-marin décapotable
véhicule idéal pour une créature amphibie
et les grands oiseaux blancs ont déroulé un tapis de guanox

On l’aura compris, ce recueil qui vaut aussi bien par ses illustrations que par les poèmes réserve autant de surprises du côté de celles-ci que de ceux-là.

∗∗∗

Ocelles
avec des dessins de Virginia Tentindo

 

Le propos est ici tout autre que dans le recueil précédent. Ocelles regroupe quarante-huit courts poèmes, le plus souvent de trois vers brefs, sans être pour autant d’authentiques haïkus, à l’instar de celui qui est reproduit sur la couverture :

Lèvres blanches
De la neige
Ne parlez pas

Une poésie minimaliste, donc, et la contribution de Virginia Tentindo est également minimale puisqu’elle se réduit au dessin de la couverture, repris sur la page-titre et dont un détail, le stylo couronné d’une plume (2), apparaît en trois endroits dans le corps de ce livre qu’on considérera peut-être avant tout comme un bel objet, au format inusité, imprimé sur un très beau papier Rives.

Il serait dommage, pourtant, de passer sans s’y arrêter sur les fulgurances de ces petits poèmes, par exemple celui-ci :

Épée de lumière
Dansant sur le fil
De la pensée

Neige, pluie, vent, nuages, grêle, givre, mer, vague, rivage, étang, roche, sable, arbre, olivier, feuilles, lumière, feu, étoiles, lune, éclipses, arc-en-ciel, l’inspiration est naturaliste. Des animaux sont présents, bête, aigles, épervier, lions, troupeaux et les organes du corps humain sont convoqués à plusieurs reprises, les lèvres, on l’a vu, mais aussi la tête, le visage, la joue, les cils, les mains, l’os, le sang ou les yeux, comme ici ceux de rochers troués par l’érosion :

Rochers déchirés
Yeux caves des falaises
Habités par la fièvres

Joël Gayraud, Ocelles – couverture et dessins de Virginia Tentindo, 19x28,5 cm, Toulouse, Collection de l’Umbo, 2014, 20 p. 15 euros (+ 3 euros pour les frais de port). Adresse pour les commandes : jeanpierreparaggio  @yahoo.fr.

Un érotisme discret surgit ça et là. Ainsi dans cette évocation du désir masculin :

Flèche de chair
Aiguisée
De ses désirs

Il y a bien des manières de poétiser. La plus brève, la plus discrète, n’est pas la moins délicieuse.

 

Notes 

(1) https://www.virginiatentindo.fr/films/minimes_innocences/

(2) Plume bien pourvue de son « ocelle » !

Présentation de l’auteur

Joël Gayraud

Étudie les lettres et la philosophie en khâgne au lycée Condorcet, puis par lui-même au gré des rencontres et des voyages. Traducteur du latin (Ovide, L'art d'aimer), et de l'italien (Leopardi, Pensées, Petites œuvres morales, etc. ; Pavese, La Trilogie des machines ; Giorgio Agamben, L'Ouvert, État d'exception). Enseigne également les lettres classiques à Paris.

Bibliographie

Œuvres

  • Prose au lit (poèmes, aphorismes), Paris, La petite chambre rouge, 1985.
  • Si je t’attrape, tu meurs (roman pour la jeunesse), Paris, Syros, 1995.
  • La Peau de l’ombre (aphorismes, réflexions critiques et philosophiques), Paris, José Corti, 2003.
  • Ordonnance (poème), Saint-Clément, Le Cadran ligné, 2009.
  • Clairière du rêve (poème), avec des images de Jean-Pierre Paraggio, Annemasse, L’Umbo, 2010.
  • Passage public (proses), Montréal, L’oie de Cravan, 2012.
  • Ocelles (poèmes), avec des dessins de Virginia Tentindo, Toulouse, L’Umbo, 2014.
  • La Paupière auriculaire (aphorismes, réflexions critiques et philosophiques), Paris, Éditions Corti, 2017.
  • L’Homme sans horizon. Matériaux sur l’utopie, Montreuil, Libertalia, 2019.
  • Les Tentations de la matière, poèmes sur des sculptures de Virginia Tentindo, Nérac, Pierre Mainard éditeur [archive], coll. « Hors Sentiers », 2021.
  • Les Aléas du calendrier, avec des dessins de Guy Girard, Gajan, Venus d'ailleurs éditeurs [archive], 2022.

Traductions

De l’italien

  • Internazionale situazionista, Écrits complets, trad. en collab. avec Luc Mercier, Paris, Contre-Moule, 1988.
  • Giacomo Leopardi, Pensées, Paris, Allia, 1992 ; rééd. 1994, augmentée d’une préface et de commentaires de Cesare Galimberti.
  • Giacomo Leopardi, Petites œuvres morales, Paris, Allia, 1992; rééd. revue et corrigée, ibid., 2007.
  • Cesare Pavese, La Trilogie des machines, Paris, Mille et une nuits, 1993.
  • Giacomo Leopardi, Le Massacre des illusions, Paris, Allia, 1993.
  • Giacomo Leopardi, La Théorie du plaisir, Paris, Allia, 1994.
  • Giacomo Leopardi, Journal du premier amour, Paris, Allia, 1994.
  • Primo Levi, Le Devoir de mémoire, Paris, Mille et une nuits, 1995.
  • Giacomo Leopardi, Éloge des oiseaux, Paris, Mille et une nuits, 1995.
  • Machiavel, Histoire du diable qui prit femme, Paris, Mille et une nuits, 1996.
  • Giacomo Leopardi, Théorie des arts et des lettres (anthologie établie, présentée et annotée par J. Gayraud), Paris, Allia, 1996.
  • Mario Rigoni Stern, Lointains hivers, trad. en collab. avec Marilène Raiola, Paris, Mille et une nuits, 1999.
  • Giacomo Leopardi, Mémoires de ma vie (anthologie établie, présentée et annotée par J. Gayraud), Paris, José Corti, 2000.
  • Giorgio Agamben, L'Ouvert, Paris, Rivages, 2002.
  • Giorgio Agamben, Valeria Piazza, L'Ombre de l'amour, Paris, Rivages, 2003.
  • Giorgio Agamben, État d'exception, Paris, Le Seuil, 2004.
  • Giorgio Agamben, La Puissance de la pensée, trad. en collab. avec Martin Rueff, Paris, Rivages, 2006.
  • Giorgio Agamben, Signatura rerum, Paris, Vrin, 2008.
  • Giorgio Agamben, Le Règne et la gloire, trad. en collab. avec Martin Rueff, Paris, Le Seuil, 2008.
  • Giorgio Agamben, Le Sacrement du langage, Paris, Vrin, 2009.
  • Giorgio Agamben, De la très haute pauvreté, Paris, Rivages, 2011.
  • Giorgio Agamben, Qu'est-ce que le commandement ? Paris, Rivages, 2013.
  • Giorgio Agamben, Pilate et Jésus, Paris, Rivages, 2014.
  • Giorgio Agamben, La Guerre civile, Paris, Points, Le Seuil, 2015.
  • Giorgio Agamben, L’Usage des corps, Paris, Le Seuil, 2015.
  • Giorgio Agamben, L’Aventure, Paris, Rivages, 2016.
  • Rosa Rosà, La Femme d’après-demain (textes réunis, présentés et traduits par J. Gayraud), in revue Mirabilia, n° 10, décembre 2016.
  • Giorgio Agamben, Le Problème du mal, Paris, Bayard, 2017.
  • Giorgio Agamben, Principia hermeneutica et Sur l’écriture des préambules, in revue Critique n° 836-837, janvier-février 2017.
  • Giorgio Agamben, Au-delà du droit et de la personne, préface à La personne et le sacré de Simone Weil, Paris, Rivages, 2017.
  • Giorgio Agamben, Karman, Court traité sur la faute, l’action et le geste, Paris, Le Seuil, 2018.
  • Giorgio Agamben, Création et anarchie, Paris, Rivages, 2019.
  • Giorgio Agamben, Le Royaume et le Jardin, Paris, Rivages, 2020.
  • Emanuele Coccia, Hiérarchie. La société des anges, Paris, Rivages, 2023.

De l’anglais

  • Sylwia Chrostowska, Feux croisés, propos sur l’histoire de la survie, coll. Critique de la Politique, Paris, Klincksieck, 2019.

Du grec ancien

  • Lucien de Samosate, Sectes à vendre, trad. de Belin de Ballu, révisée, corrigée, annotée et postfacée, Paris, Mille et une nuits, 1997.
  • Sappho de Mytilène, Ode I, 2, Saint-Clément, Le Cadran ligné, 2012.

Du latin

  • Ovide, L'Art d’aimer, trad. annotée et postfacée, Paris, Mille et une nuits, 1998.
  • Érasme, Les Travaux d’Hercule, trad. annotée et commentée, Bruxelles, Editions du Hazard, Haute Ecole de Bruxelles, Institut supérieur de traducteurs et interprètes, février 2012.

Poèmes choisis

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