Joël Gayraud et Virginia Tentindo, Les Tentations de la matière, Ocelles

Par |2024-02-12T12:40:23+01:00 6 février 2024|Catégories : Critiques, Joël Gayraud|

Les Ten­ta­tions de la matière
sur des sculp­tures de Vir­ginia Tentindo

Vingt-qua­tre poèmes, le plus sou­vent brefs, pour autant de sculp­tures d’une artiste d’origine argen­tine, instal­lée de longue date à Paris où elle pos­sède son ate­lier. Les poèmes n’existeraient pas dans ce cas sans les sculp­tures, pho­tographiées sur fond noir par Luc Jou­bert et repro­duites dans un beau livre tel que les édi­tions Pierre Mainard savent les confectionner.

En Vir­ginia Tentin­do, née à Buenos-Aires en 1931, Joël Gayraud, tra­duc­teur, poète et essay­iste voit à juste titre « une créa­trice de pre­mière grandeur dans la con­stel­la­tion sur­réal­iste des cinquante dernières années ». Pour ceux, si nom­breux, qui ne la con­nais­sent pas, nous recom­man­dons de com­mencer par vision­ner le film réal­isé par Fab­rice Maze en 2011 (1). On y décou­vre une artiste et une œuvre puis­sante auquel le livre dont il est ques­tion ici ajoute les com­men­taires poé­tiques d’un maître dont les recueils sont pub­liés, chez José Cor­ti, Lib­er­talia, l’umbo, etc.

Vir­ginia Tentin­do façonne d’abord des petites fig­ures en argile qui seront éventuelle­ment agrandies et/ou non fon­dues dans le bronze ou sculp­tées dans le mar­bre en Toscane (où se trou­ve son autre ate­lier). Ses œuvres sont sur­réal­istes sans faire penser pour autant aux artistes de la généra­tion d’avant (comme Bellmer, etc.). Elle crée des chimères, des hommes dans des cara­paces de tortues, des corps humains à tête d’animal. On ver­ra dans le recueil une étrange sirène dont la queue est en réal­ité un énorme phal­lus. Le sexe et la mort sont partout présents avec de claires réminis­cences de la civil­i­sa­tion Mochi­ca (ou Moche) qui fleu­rit au Pérou entre le sec­ond et le sep­tième siè­cle de notre ère. 

Joël Gayraud, Les Ten­ta­tions de la matière – poèmes sur des sculp­tures de Vir­ginia Tentin­do, 21,4x27 cm, Nérac, Pierre Mainard, 2021, 62 p., 18 €.

Ain­si les deux fig­ures des pages 26 et 34, toutes les deux au sexe dressé et dont les qua­tre mem­bres sont réduits à des moignons, l’une à tête de singe, l’autre à tête de mort, sont-elles très directe­ment inspirées d’une sculp­ture Mochi­ca. V. Tentin­do pra­tique égale­ment des emboîte­ments : le haut d’un crane peut être une assi­ette (p. 20), une tête de lionne sur un corps de femme peut se détach­er pour révéler autre chose (p. 8), etc.

À pro­pos de cette dernière sculp­ture, bap­tisée « La Lionne terre-lune » par l’artiste, une femme arc-boutée la poitrine en avant, dont les reins se pro­lon­gent en une longue queue qui se ter­mine elle-même par deux cour­tes pattes et des fess­es sur­mon­tées d’uns calotte amovi­ble, J. Gayraud com­mence son poème ainsi :

Elle se dresse de toute la force de son désir
dans la savane des nuits et des jours
des jours enfuis comme le vent
emplis comme le verre à boire
per­dus comme le hasard
échevelés comme les saturnales
Elle s’offre aux mille échos de son plaisir
dans la savane des jours et des nuits
des nuits claires comme le jour
[…]

Le poète lais­sant courir libre­ment son imag­i­na­tion, le résul­tat peut nous paraître éloigné ou non de notre pro­pre per­cep­tion de l’œuvre mais ce n’est pas ce qui importe. Le but est bien de « faire poésie » à pro­pos mais à côté de la sculp­ture, sans chercher à la copi­er. Néan­moins, dans ce cas, des vers comme « elle se dresse de toute la force de son désir » ou « elle s’offre aux mille échos de son plaisir » traduisent à la per­fec­tion l’attitude de la femme-lionne sor­tie des doigts de V. Tentindo.

La stat­ue « Alice prend son pied » (p. 36) mon­tre effec­tive­ment une femme qui prend dans sa main le pied d’une jambe démesurée qui tra­verse le toit de la mai­son dans laque­lle elle se trou­ve acagnardée. Ici le poète joue avec toutes les expres­sions qui tour­nent autour du pied.

Oui elle jouit elle prend son pied
sans nous cass­er les pieds
ni faire des pieds et des mains
ni se pren­dre les pieds
dans le tapis volant 
des grandes idées
mais en lev­ant le pied
tout sim­ple­ment
sans épine à tirer 

Ailleurs, à pro­pos, par exem­ple de la stat­ue inti­t­ulée « La fiancée » (p. 48), soit un petite fille la bouche ouverte regar­dant vers le ciel, avec des seins minus­cules mais néan­moins bien for­més, assise sur un tabouret recou­vert d’un voile d’où sort une tête de dia­ble, le poème ne par­le nulle­ment de la sculp­ture mais se met à l’unisson de l’inspiration sur­réal­iste de l’artiste avec des vers comme ceux-ci :

La fiancée est arrivée en sous-marin décapotable
véhicule idéal pour une créa­ture amphibie
et les grands oiseaux blancs ont déroulé un tapis de guanox

On l’aura com­pris, ce recueil qui vaut aus­si bien par ses illus­tra­tions que par les poèmes réserve autant de sur­pris­es du côté de celles-ci que de ceux-là.

∗∗∗

Ocelles
avec des dessins de Vir­ginia Tentindo

 

Le pro­pos est ici tout autre que dans le recueil précé­dent. Ocelles regroupe quar­ante-huit courts poèmes, le plus sou­vent de trois vers brefs, sans être pour autant d’authentiques haïkus, à l’instar de celui qui est repro­duit sur la couverture :

Lèvres blanch­es
De la neige
Ne par­lez pas

Une poésie min­i­mal­iste, donc, et la con­tri­bu­tion de Vir­ginia Tentin­do est égale­ment min­i­male puisqu’elle se réduit au dessin de la cou­ver­ture, repris sur la page-titre et dont un détail, le sty­lo couron­né d’une plume (2), appa­raît en trois endroits dans le corps de ce livre qu’on con­sid­ér­era peut-être avant tout comme un bel objet, au for­mat inusité, imprimé sur un très beau papi­er Rives.

Il serait dom­mage, pour­tant, de pass­er sans s’y arrêter sur les ful­gu­rances de ces petits poèmes, par exem­ple celui-ci :

Épée de lumière
Dansant sur le fil
De la pensée

Neige, pluie, vent, nuages, grêle, givre, mer, vague, rivage, étang, roche, sable, arbre, olivi­er, feuilles, lumière, feu, étoiles, lune, éclipses, arc-en-ciel, l’inspiration est nat­u­ral­iste. Des ani­maux sont présents, bête, aigles, éper­vi­er, lions, trou­peaux et les organes du corps humain sont con­vo­qués à plusieurs repris­es, les lèvres, on l’a vu, mais aus­si la tête, le vis­age, la joue, les cils, les mains, l’os, le sang ou les yeux, comme ici ceux de rochers troués par l’érosion :

Rochers déchirés
Yeux caves des falaises
Habités par la fièvres

Joël Gayraud, Ocelles – cou­ver­ture et dessins de Vir­ginia Tentin­do, 19x28,5 cm, Toulouse, Col­lec­tion de l’Umbo, 2014, 20 p. 15 euros (+ 3 euros pour les frais de port). Adresse pour les com­man­des : jean­pier­reparag­gio  @yahoo.fr.

Un éro­tisme dis­cret sur­git ça et là. Ain­si dans cette évo­ca­tion du désir masculin :

Flèche de chair
Aigu­isée
De ses désirs

Il y a bien des manières de poé­tis­er. La plus brève, la plus dis­crète, n’est pas la moins délicieuse.

 

Notes 

(1) https://www.virginiatentindo.fr/films/minimes_innocences/

(2) Plume bien pourvue de son « ocelle » !

Présentation de l’auteur

Joël Gayraud

Étudie les let­tres et la philoso­phie en khâgne au lycée Con­dorcet, puis par lui-même au gré des ren­con­tres et des voy­ages. Tra­duc­teur du latin (Ovide, L’art d’aimer), et de l’i­tal­ien (Leop­ar­di, Pen­sées, Petites œuvres morales, etc. ; Pavese, La Trilo­gie des machines ; Gior­gio Agam­ben, L’Ou­vert, État d’ex­cep­tion). Enseigne égale­ment les let­tres clas­siques à Paris.

Bibliographie

Œuvres

  • Prose au lit (poèmes, apho­rismes), Paris, La petite cham­bre rouge, 1985.
  • Si je t’attrape, tu meurs (roman pour la jeunesse), Paris, Syros, 1995.
  • La Peau de l’ombre (apho­rismes, réflex­ions cri­tiques et philosophiques), Paris, José Cor­ti, 2003.
  • Ordon­nance (poème), Saint-Clé­­ment, Le Cad­ran ligné, 2009.
  • Clair­ière du rêve (poème), avec des images de Jean-Pierre Parag­gio, Annemasse, L’Umbo, 2010.
  • Pas­sage pub­lic (pros­es), Mon­tréal, L’oie de Cra­van, 2012.
  • Ocelles (poèmes), avec des dessins de Vir­ginia Tentin­do, Toulouse, L’Umbo, 2014.
  • La Paupière auric­u­laire (apho­rismes, réflex­ions cri­tiques et philosophiques), Paris, Édi­tions Cor­ti, 2017.
  • L’Homme sans hori­zon. Matéri­aux sur l’utopie, Mon­treuil, Lib­er­talia, 2019.
  • Les Ten­ta­tions de la matière, poèmes sur des sculp­tures de Vir­ginia Tentin­do, Nérac, Pierre Mainard édi­teur [archive], coll. « Hors Sen­tiers », 2021.
  • Les Aléas du cal­en­dri­er, avec des dessins de Guy Girard, Gajan, Venus d’ailleurs édi­teurs [archive], 2022.

Traductions

De l’italien

  • Inter­nazionale situ­azion­ista, Écrits com­plets, trad. en col­lab. avec Luc Merci­er, Paris, Con­tre-Moule, 1988.
  • Gia­co­mo Leop­ar­di, Pen­sées, Paris, Allia, 1992 ; rééd. 1994, aug­men­tée d’une pré­face et de com­men­taires de Cesare Galimberti.
  • Gia­co­mo Leop­ar­di, Petites œuvres morales, Paris, Allia, 1992; rééd. revue et cor­rigée, ibid., 2007.
  • Cesare Pavese, La Trilo­gie des machines, Paris, Mille et une nuits, 1993.
  • Gia­co­mo Leop­ar­di, Le Mas­sacre des illu­sions, Paris, Allia, 1993.
  • Gia­co­mo Leop­ar­di, La Théorie du plaisir, Paris, Allia, 1994.
  • Gia­co­mo Leop­ar­di, Jour­nal du pre­mier amour, Paris, Allia, 1994.
  • Pri­mo Levi, Le Devoir de mémoire, Paris, Mille et une nuits, 1995.
  • Gia­co­mo Leop­ar­di, Éloge des oiseaux, Paris, Mille et une nuits, 1995.
  • Machi­av­el, His­toire du dia­ble qui prit femme, Paris, Mille et une nuits, 1996.
  • Gia­co­mo Leop­ar­di, Théorie des arts et des let­tres (antholo­gie établie, présen­tée et annotée par J. Gayraud), Paris, Allia, 1996.
  • Mario Rigo­ni Stern, Loin­tains hivers, trad. en col­lab. avec Mar­ilène Raio­la, Paris, Mille et une nuits, 1999.
  • Gia­co­mo Leop­ar­di, Mémoires de ma vie (antholo­gie établie, présen­tée et annotée par J. Gayraud), Paris, José Cor­ti, 2000.
  • Gior­gio Agam­ben, L’Ou­vert, Paris, Rivages, 2002.
  • Gior­gio Agam­ben, Vale­ria Piaz­za, L’Om­bre de l’amour, Paris, Rivages, 2003.
  • Gior­gio Agam­ben, État d’ex­cep­tion, Paris, Le Seuil, 2004.
  • Gior­gio Agam­ben, La Puis­sance de la pen­sée, trad. en col­lab. avec Mar­tin Rueff, Paris, Rivages, 2006.
  • Gior­gio Agam­ben, Sig­natu­ra rerum, Paris, Vrin, 2008.
  • Gior­gio Agam­ben, Le Règne et la gloire, trad. en col­lab. avec Mar­tin Rueff, Paris, Le Seuil, 2008.
  • Gior­gio Agam­ben, Le Sacre­ment du lan­gage, Paris, Vrin, 2009.
  • Gior­gio Agam­ben, De la très haute pau­vreté, Paris, Rivages, 2011.
  • Gior­gio Agam­ben, Qu’est-ce que le com­man­de­ment ? Paris, Rivages, 2013.
  • Gior­gio Agam­ben, Pilate et Jésus, Paris, Rivages, 2014.
  • Gior­gio Agam­ben, La Guerre civile, Paris, Points, Le Seuil, 2015.
  • Gior­gio Agam­ben, L’Usage des corps, Paris, Le Seuil, 2015.
  • Gior­gio Agam­ben, L’Aventure, Paris, Rivages, 2016.
  • Rosa Rosà, La Femme d’après-demain (textes réu­nis, présen­tés et traduits par J. Gayraud), in revue Mirabil­ia, n° 10, décem­bre 2016.
  • Gior­gio Agam­ben, Le Prob­lème du mal, Paris, Bayard, 2017.
  • Gior­gio Agam­ben, Prin­cip­ia hermeneu­ti­ca et Sur l’écriture des préam­bules, in revue Cri­tique n° 836–837, jan­vi­er-févri­er 2017.
  • Gior­gio Agam­ben, Au-delà du droit et de la per­son­ne, pré­face à La per­son­ne et le sacré de Simone Weil, Paris, Rivages, 2017.
  • Gior­gio Agam­ben, Kar­man, Court traité sur la faute, l’action et le geste, Paris, Le Seuil, 2018.
  • Gior­gio Agam­ben, Créa­tion et anar­chie, Paris, Rivages, 2019.
  • Gior­gio Agam­ben, Le Roy­aume et le Jardin, Paris, Rivages, 2020.
  • Emanuele Coc­cia, Hiérar­chie. La société des anges, Paris, Rivages, 2023.

De l’anglais

  • Syl­wia Chros­tows­ka, Feux croisés, pro­pos sur l’histoire de la survie, coll. Cri­tique de la Poli­tique, Paris, Klinck­sieck, 2019.

Du grec ancien

  • Lucien de Samosate, Sectes à ven­dre, trad. de Belin de Bal­lu, révisée, cor­rigée, annotée et post­facée, Paris, Mille et une nuits, 1997.
  • Sap­pho de Mytilène, Ode I, 2, Saint-Clé­­ment, Le Cad­ran ligné, 2012.

Du latin

  • Ovide, L’Art d’aimer, trad. annotée et post­facée, Paris, Mille et une nuits, 1998.
  • Érasme, Les Travaux d’Hercule, trad. annotée et com­men­tée, Brux­elles, Edi­tions du Haz­ard, Haute Ecole de Brux­elles, Insti­tut supérieur de tra­duc­teurs et inter­prètes, févri­er 2012.

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Michel Herland

Michel Her­land est pro­fesseur des uni­ver­sités. En dehors de ses ouvrages et arti­cles pro­fes­sion­nels en sci­ences économiques, il est l’auteur d’un essai, Let­tres sur la jus­tice sociale à un ami de l’humanité (2006), de deux romans, L’Esclave (2014) et La Mutine (2018), de deux recueils de poésies, Haïkus-Mar­tinique (2018) et Tropiques suivi de Mis­erere (2020, éd. bilingue français-roumain), de nou­velles, d’un mono­logue, Le Dépar­leur, qu’il inter­prète lui-même au théâtre et de nom­breuses pub­li­ca­tions en revues.
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