Cet arti­cle inter­roge l’atelier d’écriture à l’université comme out­il de trans­mis­sion de la poésie, tout en met­tant le cadre insti­tu­tion­nel à l’épreuve d’une cer­taine idée de la poésie affirmée par nom­bre de poètes con­tem­po­rains qui en recon­nais­sent la part obscure, insai­siss­able. Il souligne l’importance de la prox­imité de la lec­ture et de l’écriture dans l’atelier d’écriture, et par­court les différentes modalités de trans­mis­sion attachées à la poésie, l’écriture, la lec­ture silen­cieuse et à voix haute, à l’aune de cette idée partagée des poètes.

Le présent arti­cle tente de con­fron­ter une cer­taine tra­di­tion poétique et cri­tique qui souligne la part d’obscurité convoyée par le lan­gage poétique – tra­di­tion dont l’une des voix majeures, dans le domaine de la cri­tique, est celle de Mau­rice Blan­chot – et la pra­tique de l’écriture et de la lec­ture dans un ate­lier d’écriture de poésie à l’université. La rai­son d’une telle con­fronta­tion résulte du para­doxe exis­tant, sus­cep­ti­ble d’influencer la réflexion didac­tique, entre la pra­tique col­lec­tive et « ouverte » de l’atelier et la dimen­sion irréductible au sens, autrement dit : de secret, de la poésie. En effet, si l’on considère que le sens con­stitue le seul canal de la trans­mis­sion et de la recon­nais­sance col­lec­tive, l’on peut dès lors s’interroger sur la place faite dans un tel cadre d’apprentissage à la part d’obscurité inhérente à la poésie.

Dans l’atelier d’écriture, les « induc­teurs » d’écriture sont sou­vent des textes littéraires, de telle sorte qu’y sont con­jointes les pra­tiques de lec­ture et d’écriture. Si on l’appréhende du point de vue de la durée, cette con­jonc­tion est surtout sen­si­ble dans un ate­lier dédié à l’écriture de textes poétiques dont les rythmes et les sonorités sont, dans un tel cadre d’étude, une invi­ta­tion presque immédiate au lecteur à devenir auteur à son tour. Généralement, les textes donnés à lire pour intro­duire à l’écriture sont lus sans être soumis à l’interprétation comme ils le sont dans d’autres pra­tiques de classe. Même si cer­tains éléments de com­men­taire sont énoncés, l’appréhension de l’extrait n’a pas pour objec­tif l’interprétation.

De plus, là où un texte induc­teur nar­ratif impose l’enchaînement de sa nar­ra­tion comme durée immédiatement intel­li­gi­ble, le poème ou l’extrait-bloc de vers ou de prose poétique n’offre, en fait de prise, qu’un signe, ne fait que suggérer au lecteur quelque chose qu’il serait la plu­part du temps bien en peine, sur le vif, de désigner avec précision.

Saisi dans la même immédiateté qu’un poème offert à la lec­ture dans l’intimité, l’on peut donc sup­pos­er qu’il con­serve une part de l’obscurité convoyée par le mot, que sur­git dans la lec­ture et est invité à sur­gir dans l’écriture le lan­gage dans sa « matérialité », pour repren­dre le terme utilisé par Mau­rice Blan­chot1. L’écriture alors, dans l’atelier de poésie, por­teuse des inter­ro­ga­tions et des incompréhensions que la lec­ture a suscitées, les pro­longerait, faisant ain­si acte d’élucidation du réel et se sub­sti­tu­ant en même temps à l’interprétation. L’obscurité dans le mot, demeurée en sus­pens dans la lec­ture, serait pour ain­si dire « reversée » dans l’écriture pro­duisant un effet. Cette obscu­rité dont le mot est por­teur, qui fait de lui un « mot- chose », prolongée dans l’écriture, per­me­t­trait de con­serv­er intacte l’émotion poétique que Philippe Jac­cot­tet affirme être « à l’origine de la poésie » (Jac­cot­tet, 2002 : 23), et facilit­erait son effec­tive trans­mis­sion. Ain­si, la prox­imité des textes – le(s) texte(s) inducteur(s) et le(s) texte(s) produit(s) par l’étudiant – dans leur suc­ces­sion et leur objet (le signe) recon­stituerait simultanément les con­di­tions d’émergence et de trans­mis­sion « active » (en acte) de la poésie.

L’on peut prêter idéalement un tel pou­voir à l’atelier d’écritures poétiques, mais force est de con­stater que le cadre insti­tu­tion­nel (sco­laire, uni­ver­si­taire) dans lequel il a lieu, représente pour beau­coup un obsta­cle que le pédagogue devrait s’efforcer de neu­tralis­er autant que possible.

Extrait de L’E­space lit­téraire, de Mau­rice Blanchot.

Le mort et le vivant

Neu­tralis­er tout d’abord la représentation de la littérature comme « corps mort », pour ain­si dire, ensem­ble clos des­tiné à l’étude dont la seule légitimité est la postérité. Entre autres héritages cri­tiques, celui de Mau­rice Blan­chot nous ori­ente vers la chose vivante, à la fois vers le « livre à venir » et vers le néant en amont de l’écriture ; il fait de la littérature cette chose mou­vante, insai­siss­able, tou­jours sus­cep­ti­ble d’être ren­due au néant dont elle est issue et, tout en affir­mant l’existence impérieuse de son lan­gage, il en souligne le caractère aléatoire. Peut- être offre-t-il là des out­ils pro­pres à démonter la cer­ti­tude attachée à la littérature appréhendée dans un cadre institutionnel…quelle en serait l’utilité pour la trans­mis­sion de la poésie ? Chris­t­ian Doumet apporte une réponse à cette ques­tion, en plaçant en un même mou­ve­ment créateur la lec­ture et l’écriture :

Lec­ture de tel poète avec lequel on se sent une sorte d’affinité́ : aus­sitôt relancé le désir d’écrire notre poème. Pul­sion d’imitation. C’est pour­tant autre chose qu’il s’agira d’inventer. (…)

(Imiter, mimer : l’un servile­ment com­plice du mod­èle, astreint à re-pro­duire, à retrou­ver dans les formes le fan­tôme d’une pro­duc­tion antérieure ; l’autre, au con­traire, revivant la scène de la créa­tion même, en recréant l’élan, la force, le sens, non sans par­fois ajouter au spec­ta­cle un indice de par­o­die.) » (Doumet, 2004 : 18).

Revivre « la scène de la création même » est réintroduire le vivant, le mou­vant, l’aléatoire de l’œuvre. Au lieu de figer le « modèle » en une « copie », celui-ci devient le moteur d’un acte poétique qui n’outrepasse pas le moment créateur.

Philippe Jac­cot­tet, sur la poésie, 1974.

Cela peut être induit par la pra­tique même de l’atelier où l’étudiant est engagé dans un procès que l’on peut ain­si désigner : 1. lec­ture (du ou des textes proposés par l’enseignant) — 2. écriture guidée (à par­tir d’inducteurs précis) — 3. écriture délivrée (le devenir de l’écrit de réécriture en réécriture). La part du « vivant » relève, au cours de ce procès, de l’appropriation indi­vidu­elle du texte lu puis de l’acte d’écriture, qui elle-même pour­rait bien dépendre du nécessaire « con­tact », pour ain­si dire, avec une obscu­rité inhérente à l’œuvre que Mau­rice Blan­chot iden­ti­fie ainsi :

L’œuvre est la lib­erté vio­lente par laque­lle elle se com­mu­nique et par laque­lle l’origine, la pro­fondeur vide et indé­cise de l’origine, se com­mu­nique à tra­vers elle pour for­mer la déci­sion pleine, la fer­meté du com­mence­ment. C’est pourquoi elle tend tou­jours plus à ren­dre man­i­feste l’expérience de l’œuvre, qui n’est pas exacte­ment celle de sa créa­tion, qui n’est pas non plus celle de sa créa­tion tech­nique, mais la ramène sans cesse de la clarté du com­mence­ment à l’obscurité de l’origine, et soumet son écla­tante appari­tion où elle s’ouvre à l’inquiétude de la dis­sim­u­la­tion où elle se retire. » et la lec­ture « doit donc être aus­si retour pro­fond à son intim­ité [intim­ité de l’œuvre], à ce qui sem­ble être son éter­nelle nais­sance. (Blan­chot, 1955 : 271–272).

L’acte de lec­ture comme d’écriture qui ramène le lecteur à l’origine réalise en cela l’expérience vivante de l’œuvre, non en la ren­dant intel­li­gi­ble mais, au con­traire, en éprouvant « l’obscurité » orig­inelle. Réintroduire le vivant est accueil­lir et accepter cette obscu­rité sans vouloir l’expliquer, l’analyser pour la ren­dre intel­li­gi­ble comme l’on s’y livre ordi­naire­ment dans une sit­u­a­tion de trans­mis­sion. Aus­si l’atelier d’écriture où les étudiants sont invités non pas à interpréter, mais à écrire dans la con­ti­nu­ité de la lec­ture, sem­ble être d’emblée un lieu prop­ice pour main­tenir la part irréductible au sens, donc un lieu particulièrement prop­ice à la lec­ture et l’écriture de poésie.

Pour Chris­t­ian Doumet, il existe un mode de lec­ture ren­dant sa place à l’obscurité dont l’œuvre est por­teuse, abolis­sant le prévisible qui par­ticipe de l’horizon d’attente : « Lire, relire, sur le mode de la lec­ture la plus désertée ; celle qui, en fin de compte, ne voit plus, n’entend plus. Lec­ture dépourvue de sens, seule capa­ble de nous arracher au prévisible sens de la suite.» (Doumet, 2004 : 20). La recherche du sens ferait donc obsta­cle à une compréhension vivante de l’œuvre.

Rejoin­dre par la pensée l’obscurité antérieure à l’acte créateur, accepter d’éprouver l’inintelligible part de l’œuvre, tel serait l’acte de lecture‑écriture rétablissant le vivant et, peut-on ajouter, l’expérience du réel ouvrant à la trans­mis­sion, tout cela peut avoir lieu dans l’atelier d’écritures poétiques. Car plus qu’à rechercher le sens, la poésie nous induit à un pro­longe­ment, pro­longe­ment du poème d’autrui et de son pro­pre poème :

Lire le poème en cours afin de trou­ver ce qui vient après, c’est pro­longer sa mémoire. On dit : inven­tion. Mais la trou­vaille est un tra­vail : tra­vail d’une mémoire qui se creuse elle-même pour extraire de son peu encore quelque matière à pro­jeter en avant.

Le poème est une mémoire sans objet (sans con­tenu) pro­jetée au-devant d’elle-même. (Doumet, 2004 : 31)

Le pro­longe­ment est creuse­ment de la matière du lan­gage dans le poème et de la mémoire dans la langue. Ce tra­vail peut avoir lieu dans l’atelier grâce à l’écriture mais aus­si grâce à la lec­ture à voix haute, et c’est bien cette pra­tique qui pour­rait per­me­t­tre à l’étudiant de tourn­er le dos à la représentation con­ven­tion­nelle, close, de la littérature. Il faut cepen­dant sur­mon­ter un autre obsta­cle que celui de la quête spontanée du sens, le cadre lui-même, ou, plus précisément, les con­traintes qu’il implique.

Dans l’atelier d’écriture, la lec­ture comme l’écriture sont ten­dues vers une dou­ble évaluation, celle, immédiate, des lecteurs-audi­teurs que sont les par­tic­i­pants de l’atelier – dont l’enseignant– et celle, plus loin­taine mais con­sti­tu­ant un hori­zon indépassable, qui con­tribuera au diplôme à venir et pour laque­lle l’enseignant a aus­si un rôle à jouer. En rai­son du cadre dans lequel ils opèrent, les étudiants situent d’emblée leurs pro­duc­tions dans la per­spec­tive de l’évaluation. Aus­si vont-ils rechercher l’acquiescement dans la con­fronta­tion aux textes d’autrui ou aux « con­seils » de l’enseignant. 

Jean-paul Daoust, J’écris.

Mais ce dernier peut bien par­fois aspir­er à rester muet afin de garan­tir l’aléatoire, de laiss­er s’installer pro­gres­sive­ment la présence des mots, nécessité (du des­tin poétique du lan­gage ?) dont il a une vive con­science, et qu’Armel Guerne désigne ain­si : « Des mots, rien que de les pos­er / L’un à côté de l’autre, / Qui dis­ent plus et vont plus loin/ Que nous n’allons ; des mots / Soudain qui ne sont plus les nôtres / et qui se tien­nent telle­ment / Près d’une vérité suprême » (Guerne, 1973 : 57) Dans la con­fronta­tion immédiate à autrui, la durée ouverte où s’inscrit le poids des mots sem­blerait pour­tant refusée, or sans ce « poids » vivant de la parole, la poésie est affaire de con­ven­tions et du seul « homme de let­tres ». Doit-on en déduire que, pour cette rai­son, dans l’atelier d’écritures poétiques, l’on se tromperait d’altérité, prenant celle des autres pour celle du monde, appréhendée à tra­vers les autres présents, étudiants et pro­fesseur ? Dans ce cas, ne peut-on penser que la trans­mis­sion de la poésie, vivante de son rap­port au réel, en est exclue ?

Il n’en est rien, d’une part parce que la chose écrite est de toute façon livrée au monde, et l’atelier con­stitue un micro­cosme dans lequel s’accomplit le même geste d’abandon à autrui, de dépossession de la part de l’auteur ; d’autre part, le rôle de l’enseignant con­siste précisément à abolir autant que faire se peut le cadre insti­tu­tion­nel non seule­ment de la représentation de la littérature et du « littéraire », mais aus­si de l’évaluation et du diplôme. Il doit aider les étudiants à ne pas écrire pour les autres, pas plus qu’à lire pour les autres – le diplôme visé par­ticipe de cette altérité –, et, pour cela, avant tout autre objec­tif, veiller à faire acquérir une con­science singulière de la matérialité du lan­gage. Aus­si faut-il sor­tir du cadre des séances d’atelier et plac­er les étudiants en posi­tion de création poétique con­tin­ue, chez eux, tout au long du semes­tre, afin de rétablir la durée nécessaire au creuse­ment de la mémoire, pour repren­dre l’idée de Chris­t­ian Doumet.

Il con­vient également d’éviter que les étudiants éprouvent trop rapi­de­ment la sat­is­fac­tion du texte achevé – sen­ti­ment que l’on imag­ine bien étranger à l’auteur-lecteur soli­taire –, en les inci­tant à privilégier le rythme et le son plutôt que le sens, afin de les sor­tir de la représentation con­ven­tion­nelle du « littéraire » et de ren­dre la pri­mauté à la langue. Certes, généralement, il sem­ble dif­fi­cile d’échapper au sujet dans un ate­lier d’écriture, mais l’atelier d’écritures poétiques en ouvre peut‑être plus qu’un autre cadre la pos­si­bilité. L’écriture et la lec­ture de poésie, en effet, imposent un face à face mondain qui per­met d’abolir plus facile­ment qu’ailleurs la médiation que con­stituent la représentation du « littéraire » et la sit­u­a­tion d’apprentissage. Para­doxale­ment, l’atelier d’écritures poétiques, espace détaché du monde, espace d’exception, d’apprentissage, fermé sur lui-même, où les seules appar­entes ouver­tures sont celles pro­duites par la présence physique des corps, par des bruits et des odeurs entrés par la fenêtre ouverte sur la pièce et par la langue travaillée, opère à la fois comme lieu de con­nivence où s’échangent les signes de recon­nais­sance du face à face mondain, et comme lieu de l’éveil au sens où Yves Bon­nefoy l’entend lorsqu’il évoque un livre ayant mar­qué son enfance, Les Sables rouges : « Et si c’étaient nos lec­tures qui nous rêvent ? S’il fal­lait, en tous cas, se réveiller de cer­taines pour mieux com­pren­dre la vie, et d’abord et dans son sein l’écriture […] ? » (Bon­nefoy, 1972 : 127). Éveil à la vie, à l’écriture, à la matérialité du lan­gage, et creuse­ment de la mémoire, de la langue, tel est l’acte « demandé » au lecteur dans l’atelier de poésie, et, si tel est le cas, rien ne pour­rait alors faire obsta­cle à la recon­nais­sance de cet « ordre qui sem­ble être derrière les apparences, en dépit de tout » (Jac­cot­tet, 2002 : 32), recon­nais­sance qui paraît nécessaire à la trans­mis­sion de la poésie.

Hen­ri Meschon­nic L’Oscur tra­vaille (1).

A haute voix

Il ne s’agit pas ici de répertorier les divers modes de lec­ture pos­si­bles dans l’atelier de poésie mais il en est un qui apparaît particulièrement prop­ice non seule­ment à anticiper et pro­longer l’écriture du poème, mais aus­si à trans­met­tre la con­science d’une poésie vivante, en prise sur le réel : la lec­ture à voix haute. Cer­tains poètes la considèrent comme nécessaire au proces­sus d’écriture. Ain­si, pour Chris­t­ian Doumet, elle fait effet de relance :

En cours d’écriture, l’idée vous vient assez régulière­ment de lire à haute voix une pre­mière ébauche. Vous y met­tez le ton de la plus fer­vente con­vic­tion — ton qui n’est pas exempt de vibra­tions déclam­a­toires. Cette lec­ture vous con­forte. Il se peut même que l’entraînement sus­cite quelque avancée sup­plé­men­taire. » (Doumet, 2004 : 21).

Cepen­dant, dans l’atelier de poésie, espace col­lec­tif, l’on se trou­ve, toutes pro­por­tions gardées, dans une rela­tion au texte lu à voix haute assez iden­tique à celle des lec­tures publiques de poésie qui, comme on sait, ont fait débat. Je ren­voie ici à divers arti­cles de l’ouvrage col­lec­tif coor­donné par Jean-François Puff (Puff, 2015), dans lequel, notam­ment, Thier­ry Roger rap­pelle la con­tro­verse, dans les années 20, autour de la mise en voix et en scène de Un coup de dés de Mal­larmé par le groupe Art et Action2 et la résistance de Paul Valéry aux argu­ments des comédiens selon lesquels cette entre­prise aurait répondu au vœu du poète et favorisé la compréhension du poème. La ques­tion de l’interprétation scénique valant interprétation sémantique fut un débat d’époque, et T. Roger cite en ce sens le Bil­let à Angèle d’André Gide daté du mois de mai 1921, dans lequel ce dernier pro­pose de lire à haute voix des pages de Proust pour les ren­dre intel­li­gi­bles (Puff, 2015 : 64). Cette théâtralisation de la poésie ou de la prose par la lec­ture a donc pour objec­tif le sens et, si elle peut intéresser l’atelier, il n’en reste pas moins que l’objectif, comme cela a été expliqué précédemment, en est bien différent puisqu’il a trait à la matérialité du langage.

Si la lec­ture publique fait acte, c’est davan­tage au sens scénique du terme : en ce sens, l’atelier d’écriture me paraît être comme une sec­onde scène où les modalités (françaises) de la lec­ture à voix haute, partagée col­lec­tive­ment comme dans une lec­ture publique, se trou­vent repro­duites : elle par­ticipe de l’écriture. Modalités françaises en effet, comme l’explique Abi­gail Lang dans le même ouvrage où il présente l’émergence et l’évolution de la lec­ture publique de poésie aux Etats-Unis et en France au cours des décennies 50 et 60. Abi­gail Lang y note que la spécificité française de la lec­ture publique de poésie est d’être restée attachée au texte très longtemps, alors qu’aux Etats-Unis, dès les années 50, peu d’attention est portée à la forme écrite (Puff, 2015 : 205–235). Certes, la dis­tinc­tion ne vaut plus pour les décennies suiv­antes (en témoignent Bernard Hei­d­sieck, Julien Blaine ou Jacques Reboti­er, entre autres poètes) mais il faut reconnaître que le texte écrit per­siste dans l’idée même de poésie, comme on le con­state en lisant Jacques Roubaud qui préconise – non sans humour – de nom­mer « per­for­mances » et non « poésie » les mis­es en scène de poèmes soumis­es au « VIL » (Vers Inter­na­tion­al Libre) respon­s­able de la « dom­i­na­tion d’une poésie versifiée selon un mode d’organisation uni­forme, val­able partout » (Puff, 2015 : 311).

Les planch­es courbes, Yves Bon­nefoy, 2002, lec­ture pour un disque édité par Gaster Oprod / ERE Prod. 

Lec­ture à voix haute attachée au texte écrit, certes, mais aus­si à l’écriture car cette représentation plutôt française de la poésie va de pair avec l’idée d’une lec­ture à voix haute par­tic­i­pant de l’acte d’écriture dont Chris­t­ian Doumet a fait l’expérience et que reconnaît aus­si Abi­gail Lang. Qu’elle ait lieu dans un espace pub­lic ou dans la soli­tude de sa cham­bre, la lec­ture à voix haute reste bel et bien une étape impor­tante de la création du poème pour plusieurs poètes, tel Jean-Marie Gleize qui reconnaît en cela une fonc­tion majeure de cette pra­tique, établissant un pas­sage per­ma­nent entre elle et l’écriture :

(…) je dirais que la fonc­tion insti­tu­tion­nelle, ou pro­mo­tion­nelle de la lec­ture publique, (l’élargissement de la récep­tion de pra­tiques dites dif­fi­ciles), ou sa fonc­tion incan­ta­trice (de pas­sage spec­tac­u­laire de l’abstrait du livre au con­cret d’un corps par­lant, sup­posé faciliter la com­préhen­sion ou tout au moins l’appréhension sen­si­ble du texte), vien­nent à mes yeux au sec­ond plan der­rière cette fonc­tion (…) qui con­siste à com­pren­dre la lec­ture (il faudrait d’ailleurs dire les lec­tures, les séquences de lec­tures, impli­quant va-et-vient entre inscrip­tion et oral­i­sa­tion, entre tra­vail en retrait et con­fronta­tion directe à des audi­teurs), comme par­tie prenante du geste et du procès de l’écrire, comme néces­saire com­posante de ce procès. Il me sem­ble très sincère­ment aujourd’hui que je ne pour­rais plus envis­ager pleine­ment la com­po­si­tion écrite sans ces aller-retours, sans ces pas­sages répétés par l’épreuve de la lec­ture publique. » (Puff, 2004 : 245–246).

L’atelier d’écriture offre en cela aus­si l’occasion de dépasser son pro­pre cadre, de tourn­er le dos à la fonc­tion « insti­tu­tion­nelle » – pour repren­dre les ter­mes de Jean-Marie Gleize – : l’oralisation des poèmes, quel qu’en soit l’auteur et le lecteur, per­met à l’enseignant, au moyen de la répétition, l’insistance, voire le com­men­taire phonétique, d’éveiller chez les étudiants la con­science de cette « fonc­tion incar­na­trice » de la lec­ture qui, comme l’indique l’adjectif, par­ticipe aus­si de la trans­mis­sion vivante de la poésie.

Rythme, son et sujet

Or, ce qui rendrait pos­si­ble l’éveil de cette con­science est le fait que cette fonc­tion de la lec­ture à haute voix et publique, qualifiée d’« incar­na­trice » par Jean-Marie Gleize, résulte à mon avis d’une opération des sens qui opère sur le mot et à par­tir du mot en amont même de toute ten­ta­tive d’oralisation et, de surcroît, de théâtralisation du texte, comme l’invitent à le penser les pro­pos de Claude Este­ban recueil­lis dans un entre­tien réalisé par Lau­re Helms et Benoît Conort :

 

Bernard Hei­d­sieck, “Dans l’ate­lier”, doc­u­men­taire de 1994.

Renonçant à leur claus­tra­tion implaca­ble, à l’hégémonie de la chose écrite, il impor­tait que les mots recou­vrent un vol­ume, une teneur char­nelle dans la bouche, une véri­ta­ble matéri­al­ité́ sonore. Cette ryth­mique visuelle dont je les avais investis, jusqu’alors prépondérante, devait se dou­bler, même au cours d’une lec­ture silen­cieuse, de scan­sions per­cep­ti­bles par l’oreille, de tem­pos dif­férents qui pré­cip­i­tent ou retar­dent le flux ver­bal, de telle sorte que le poème, désor­mais, ne se présente plus sous les dehors d’un texte épou­sant l’étendue de la page, mais bien plutôt comme une par­ti­tion orches­trale, qu’il appar­tiendrait au lecteur de déchiffr­er et de suiv­re dans son développe­ment mélodique. Le poé­tique devait s’allier au prosodique, si du moins celui-ci ne se résumait pas, comme on feignait de le croire, à de pures con­traintes métriques et à des codes de ver­si­fi­ca­tion. […] Je m’autorise à penser – et c’est à quoi j’espère me tenir – qu’il ne s’agit pas unique­ment de la musi­cal­ité́ inhérente aux sons des voca­bles, tels qu’ils s’organisent et se dis­tribuent dans l’élaboration de la matière poé­tique – asso­nances, allitéra­tions, jeux de syl­labes longues et brèves – mais en vérité́ de la pour­suite d’une har­monie plus vaste, qui régit aus­si bien les con­stel­la­tions que le souf­fle qui nous porte, et cha­cun de nos pas3.

Claude Este­ban, s’attachant au mot, en éprouve la musique, le « poids vivant » – pour repren­dre les ter­mes d’Armel Guerne –, qu’il lie au souf­fle et au pas, au corps en mou­ve­ment. De la lec­ture silen­cieuse ou à haute voix au texte écrit, il s’agit moins d’une tran­si­tion formelle que d’un pas­sage de souf­fle, de rythme. Hen­ri Meschon­nic qui se situe dans la per­spec­tive du sens souligne la prépondérance du rythme dans et pour le sens dans le troisième chapitre de Cri­tique du rythme inti­t­ulé « L’enjeu de la théorie du rythme » (Meschon­nic, 1982 : 70). Après avoir affirmé le « rap­port d’inclusion » dans lequel se trou­vent rythme, sens et sujet, il met à dis­tance le pri­mat du signe dans l’approche épistémologique et con­state qu’une théorie du rythme rendrait sa véritable impor­tance au sujet (ahis­torique) et à l’individu (his­torique)4. D’Esteban à Meschon­nic, l’on peut établir une forme de con­ti­nu­ité mal­gré la différence d’intention : le rythme (le souf­fle) serait – en tant que système d’organisation de tout dis­cours tel que le décrit Hen­ri Meschon­nic – la clef d’accès à une présence qui se dérobe, à l’« har­monie plus vaste » évoquée par Claude Este­ban. La quête obstinée du sens qui pour­rait faire obsta­cle à cet accès se trou­verait en quelque sorte détournée dans l’appréhension du rythme, l’appropriation du souf­fle, et abouti­rait à un sens, certes plus aléatoire, mais « plus vaste » que la signification.

Dans l’atelier d’écritures poétiques, comme cela a été dit, le sens lié au signe n’est précisément pas en défaut, bien au con­traire, il a ten­dance à capter toute l’attention ; sa prépondérance rat­i­fie, dans le con­texte de classe, l’absence de ce que j’appellerais, par con­ven­tion héritée des poètes, l’ouverture à la « part obscure » ou « vérité » ou « réel », qui œuvre à une trans­mis­sion vivante de la poésie. Encour­ager le rythme per­me­t­trait d’introduire cette ouver­ture sur ce qui échappe :

Débordant des signes, le rythme com­prend le lan­gage avec tout ce qu’il peut com­porter de cor­porel. Il oblige à pass­er du sens comme totalité-unité-vérité au sens qui n’est plus ni total­ité, ni unité, ni vérité. Il n’y a pas d’unité de rythme. La seule unité serait un dis­cours comme inscrip­tion d’un sujet. Ou le sujet lui-même. Cette unité ne peut être que fragmentée, ouverte, indéfinie. » (Meschon­nic, 1982 : 73).

L’insistance sur le rythme et, ce faisant, sur la con­science du souf­fle – ce à quoi con­tribue notam­ment la lec­ture à voix haute — atténue le pri­mat du signe et favorise le vivant, « l’ouvert », et ce, notam­ment, en intro­duisant l’aléatoire, la frag­men­ta­tion de l’unité, du sujet.

Enfin, met­tre à dis­tance le sens au prof­it du rythme ne peut-il pas aus­si résulter de la con­vo­ca­tion d’un surcroît de signes ? Rompre les rythmes d’une langue en con­vo­quant d’autres signes, d’autres rythmes donc, afin de les ren­dre plus tan­gi­bles, telle a été l’expérience de Claude Este­ban, et c’est ce qui l’a con­duit à la tra­duc­tion. Si l’on place les étudiants face à la nécessité d’opérer le trans­fert d’un poème de sa langue orig­i­nale vers une langue autre, ils sai­sis­sent la différence des rythmes, du verbe, de la phrase, et pren­nent pied dans la matérialité du lan­gage. Et c’est bien parce que la poésie touche à autre chose qu’à l’immédiat intel­li­gi­ble qu’elle y donne accès : « La poésie ne se sou­ci­ait nulle­ment des sig­ni­fi­ca­tions établies, elle était seule à conférer aux signes ver­baux une charge sig­nifi­ante qui échappait aux critères de l’entendement, qui fai­sait de ces mots, à quelque langue qu’ils appar­ti­en­nent, les por­teurs d’un sens qui les dépassait sans les détruire. » (Este­ban, ibid.). Il est notable qu’Esteban attribue à la seule poésie ce pou­voir d’accès au réel, poésie à laque­lle il oppose ce qu’il désigne comme « dis­cours », une chaîne syn­tag­ma­tique « soumise aux codes », au com­mun intel­li­gi­ble. La poésie l’entraîna à explor­er tou­jours davan­tage les œuvres de langue espag­nole, et la tra­duc­tion lui per­mit d’atteindre le point « d’indifférence » de la lec­ture et de l’écriture : « Traduire Guillen, c’était croire derechef à la cohésion du monde, à son ordon­nance, à son invulnérabilité, sous les espèces tan­gi­bles du poème. Et ce poème que je n’avais pas écrit, voici que de l’avoir porté jusqu’aux rives de notre langue, il deve­nait presque le mien. » (Este­ban, voir note 3). Ecrire pour traduire con­duit à une lec­ture en acte, à son tour génératrice d’écriture, en rai­son même de la rela­tion concrète établie avec le réel dont le texte est por­teur par le rythme et par-delà les mots et l’enchaînement syn­tag­ma­tique du dis­cours. Claude Este­ban voit cela comme une « manière d’appropriation », mais aus­si un pro­longe­ment, une reprise de la voix de l’autre, en résonance. Le tra­vail sur le rythme, que ce soit, notam­ment, par la lec­ture à voix haute ou par la tra­duc­tion, sem­ble ain­si réaliser, par appro­pri­a­tion, la trans­mis­sion concrète, vivante de la poésie.

Conclusion

Au terme d’un siècle où tant de voix se sont élevées pour reconnaître le rôle act­if du lecteur, s’il est facile de com­pren­dre en quoi l’écriture et la lec­ture se rejoignent dans le proces­sus de création, il est plus dif­fi­cile de situer l’activité de lec­ture et d’écriture poétiques par rap­port à ce troisième terme, tapi dans l’épaisseur du réel, mystérieux et se dérobant sans cesse, qu’est la chose vivante et concrète, éprouvée d’abord ailleurs, avant même la parole, terme recon­nu comme essen­tiel à la poésie. L’indifférenciation de la lec­ture et de l’écriture sem­ble être une modalité du texte « en acte » pou­vant rétablir ce troisième terme, y com­pris dans le cadre col­lec­tif qu’est l’atelier d’écriture. Cette indifférenciation relève d’un proces­sus d’appropriation vivante (par­tic­i­pant du vécu) du poème par la voix, le rythme, de l’oubli du cadre et de ses con­traintes dans la mesure du pos­si­ble, et, para­doxale­ment, du retrait de la sig­ni­fi­ca­tion. Si y par­venir con­stitue l’objectif pre­mier du tra­vail des étudiants et si de telles con­di­tions sont réunies, alors ne peut-on considérer l’atelier d’écritures poétiques comme un out­il particulièrement prop­ice à la trans­mis­sion de la poésie puisque c’est vivante, incer­taine, loin­taine et proche à la fois, qu’elle est non pas, du reste, à pro­pre­ment par­ler « trans­mise » mais offerte ? En effet, comme s’en exclame le poète : « (…) à quoi bon l’interminable si la vie n’est pas rejouée / quand l’herbe aura poussé sur la langue on trou­vera peut‑être / l’articulation du mystère par­mi les restes d’une phrase » (Noël, 2007 : 183).

Références

Blan­chot M., 1955, L’Espace littéraire, Paris, Gallimard.
Bon­nefoy Y., 1972,
L’Arrière-pays, Paris, Gal­li­mard, 2005.
Cools A., 2007,
Lan­gage et sub­jec­tivité. Vers une approche du différend entre Mau­rice Blan­chot et Emmanuel Lévinas, Dud­ley, MA, Peeters.
Doumet C., 2004, Poète, mœurs et con­fins, Seyssel, Champ Vallon.
Gleize J.-M., 2015, « A quoi ça sert ? », pp. 237–248, in : Puff, J.-F., dir., Dire la poésie ?, Nantes, Éd. nou­velles C. Defaut.
Guerne A., 1973, Sourde écoute, repris dans Le Poids vivant de la parole, Gar­donne, Fédérop, 2007.
Jac­cot­tet P., 2002, De la poésie, entre­tien avec Rey­nald André Chalard, Paris, Arléa, 2007. 
Lang A., 2015, « De la poet­ry read­ing à la lec­ture publique », pp. 205–235, in : Puff, J.-F., dir., Dire la poésie ?, Nantes, Éd. nou­velles C. Defaut.
Meschon­nic H., 1982, Cri­tique du rythme, Paris, Verdier.
Noël B., 2007, « Le vol­ume des mots », in : Chris­t­ian Hubin, Sans com­mence­ment, Bibliothèque munic­i­pale de Charleville-Mézières.
Roger T., 2015, « Mise en page et mise en voix du poème : le cas de Mal­larmé », pp. 59–100, in : Puff, J.-F., dir., Dire la poésie ?, Nantes, Éd. nou­velles C. Defaut.
Roubaud J., 2015, « Poésie et oralité », pp. 307–318, in : Puff, J.-F., dir., Dire la poésie ?, Nantes, Éd. nou­velles C. Defaut.

Notes

1 Sur le con­cept de matérialité du mot et du lan­gage chez Blan­chot, voir la synthèse d’Arthur Cools dans Lan­gage et sub­jec­tivité. Vers une approche du différend entre Mau­rice Blan­chot et Emmanuel Lévinas (Cools, 2007 : 50–53).

2 Groupe fondé et ani­mé par Edouard Autant et Louise Lara entre les deux guer­res et pro­mou­vant un nou­veau théâtre.

3 Séance de la Revue parlée consacrée au poète Claude Este­ban le 11 décembre 1978 (Cen­tre Georges Pom­pi­dou), repro­duite sur le site de Jean-Michel Maulpois : http://www.maulpoix.net/esteban.html/. Con­sulté le 10/03/2016.

4 « Une théorie du rythme est nécessaire pour une théorie du sujet et de l’individu, car elle prend en défaut la métaphysique du signe. Celle-ci opère par l’effacement de l’observateur-sujet con­fon­du avec la vérité de l’observé, de l’objet, comme si les con­di­tions de l’observation n’étaient pas inséparablement sub­jec­tives- objec­tives. » (Meschon­nic, 1982 : 78–79)

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Corinne Blanchaud

Corinne Blan­chaud, maître de con­férences, enseigne la lit­téra­ture de langue française et les théories lit­téraires au départe­ment de let­tres mod­ernes de l’université de Cer­gy-Pon­toise. Elle est mem­bre de l’UMR Héritages. Ses pub­li­ca­tions con­cer­nent notam­ment la prose poé­tique de langue française con­tem­po­raine et la géné­tique des textes (Pour la poésie. Poètes de langue française, XXème-XXIème, C. Blan­chaud & Cyrille François, dir., Press­es uni­ver­si­taires de Vin­cennes, « Lit­téra­ture hors fron­tière », Saint-Denis, 2016, 480 p. ; Cor­re­spon­dance de André du Bouchet et Jean-Michel Rey­nard, C. Blan­chaud, éd., Le Bruit du temps, Paris, 2023 ; elles abor­dent égale­ment l’histoire lit­téraire et l’histoire des idées (Clas­sique ou fran­coph­o­ne ? De la notion de clas­sique appliquée aux œuvres fran­coph­o­nes, C. Blan­chaud, dir., Encrage, « CRTF », Amiens, 2015 ; Les Revues de poésie à l’épreuve du monde con­tem­po­rain : un lieu d’expérience et de genèse poé­tiques, C. Blan­chaud & Pierre-Hen­ri Kleiber, dir., Press­es uni­ver­si­taires de Rennes, « La licorne », Rennes, 2023).