Quinze ans après leur créa­tion, les « livres pau­vres » choi­sis­sent la bib­lio­thèque Wit­tock­iana pour met­tre en lumière les plus rich­es heures de leur parcours.

On le sait désor­mais, un « livre pau­vre » n’est pas un livre et il est loin d’être pau­vre ! Il s’ag­it, en fait, d’un feuil­let où l’écri­t­ure man­u­scrite d’un poète fait chemin avec l’in­ter­ven­tion d’un pein­tre. On est donc là dans le domaine du livre d’artistes, mais avec cette dif­férence cap­i­tale que le livre « pau­vre » demeure hors com­merce et a pour unique voca­tion d’être mon­tré au plus large pub­lic possible.

Il suf­fit  d’a­cheter du papi­er, de le découper dans le for­mat souhaité puis de le pro­pos­er à des artistes appelés à faire atte­lage com­mun. Le nom­bre d’ex­em­plaires est tou­jours très réduit (entre 2 et 7 au max­i­mum). Pau­vre, le « livre » l’est au sens où il ne néces­site pas un lourd investisse­ment financier puisqu’il évite le recours à l’im­primeur, au graveur ou au lith­o­graphe, à l’édi­teur, au dif­fuseur, au vendeur.

Le « livre pau­vre » est, en revanche, riche par sa rareté et par la lib­erté totale accordée aux créa­teurs qui peu­vent jon­gler dif­férem­ment d’un exem­plaire à l’autre et ne plus être trib­u­taires des con­traintes de la typogra­phie ou des exi­gences d’un édi­teur  soucieux de plaire à une clientèle.

Expo­si­tion de livres pau­vres, Bib­lio­the­ca Wit­tock­iana23 rue du Bemel • B 1150 Brux­elles • www.wittockiana.org

Les poètes et pein­tres qui ont décidé de par­ticiper à cette aven­ture un peu folle (elle tourne le dos aux dik­tats de la com­mer­cial­i­sa­tion) s’en sont tous félic­ités et ont persévéré.

On trou­ve dans les col­lec­tions (elles ont dépassé aujour­d’hui le cap des 2000 réal­i­sa­tions) les noms des plus grands poètes et artistes de la sec­onde moitié du vingtième siè­cle et du début du siè­cle présent.

LES DEBUTS DE L’AVENTURE

Pour­tant, si l’on se reporte au tout début de l’aven­ture, en 2002, une cer­taine méfi­ance est alors de mise. Que vont donc devenir ces livres sin­guliers aux­quels les poètes sont con­viés ?  Jacques Dupin (l’a­mi de Miro et de Tapies) n’a pas peur. Il con­fec­tionne l’ou­vrage inau­gur­al et apporte ain­si une cau­tion majeure. Beau­coup d’autres poètes le suiv­ent, tous libres de choisir « leur » pein­tre. C’est le cas d’An­drée Che­did, de Georges-Emmanuel Clanci­er, de Michel Deguy, de Fer­nan­do Arra­bal, de Salah Stétié, de Jean-Luc Parant, de Bernard Noël qui n’hésite pas à se faire égale­ment pein­tre. Quant à Michel Butor ‑qui aimait tant les livres pau­vres qu’il les qual­i­fia de « livres de l’or pau­vre »-, il se prête d’abord au jeu tra­di­tion­nel (l’écri­t­ure précède la pein­ture) , mais, au fil des années, il inversera les rôles, deman­dant aux pein­tres de lui soumet­tre des livrets « pré-peints » des­tinés à l’in­spir­er plutôt que de puis­er dans   car­nets et  tiroirs des textes en souffrance.

Des pein­tres eux-mêmes  mon­tent au créneau en s’ap­puyant sur leurs pro­pres textes, comme Hen­ri Cue­co dans ses Van­ités. Quant à Bertrand Dorny, con­sid­éré comme le créa­teur con­tem­po­rain du livre « man­u­scrit », il nous prend mali­cieuse­ment à con­tre-pied en pro­posant un ouvrage truf­fé de car­ac­tères imprimés…

Onde cérébrale, livre pau­vre réal­isé par Angèle Casano­va (poète) et Jacques Cau­da (artiste).

Sur la plage de Dinard, livre pau­vre réal­isé par Daniel Leuw­ers (poète) et Cédric Cor­drie (artiste).

TOURNER AUTOUR DU LIVRE

En 2002 et 2003, le « livre pau­vre » reste encore trib­u­taire du livre tra­di­tion­nel dont on tourne les pages (la col­lec­tion « Vice ver­sa », au for­mat 16,5 x 16,5 cm, con­tient trois dou­bles pages de Vin­ci 300g sous une cou­ver­ture de BFK Rives 250 g). C’est seule­ment en 2004 que le recours au sim­ple livret plié est adop­té. Dans la mesure où les livres pau­vres sont idéale­ment des­tinés à être mon­trés, de préférence debout, dans de vastes vit­rines, le livre tra­di­tion­nel devient caduc. Désor­mais, on ne tourn­era plus les pages d’un livre, mais l’on tourn­era autour du livre pour le voir sous toutes ses facettes. Le vieux con­cept d’ « illus­tra­tion » est totale­ment mis en déroute, et les mots et les images sont con­viés à se fon­dre, à se con­fon­dre, voire à s’af­fron­ter, à se con­fron­ter en vue de la plus riche osmose.

Le « livre pau­vre » ne s’adresserait-il qu’aux seuls pein­tres et poètes ? Non, bien­tôt des pho­tographes ou des adeptes des « tech­niques mixtes » rejoignent les col­lec­tions. De même, des romanciers vien­nent tout naturelle­ment sec­on­der  les poètes ( Georges Bataille n’a-t-il pas avancé avec justesse que le plus grand poète du vingtième siè­cle était Mar­cel Proust?). Ain­si sur­gis­sent Michel Tournier, Annie Ernaux, Jean-Marie Laclave­tine, puis, plus tard, Pierre Bergounioux.

Avant de s’étein­dre, la col­lec­tion « Vice ver­sa » (on a ôté le trait d’u­nion pour mieux inviter à une libre cir­cu­la­tion entre les mots et les choses) fait appel à Yves Bon­nefoy qui con­fec­tionne avec le pein­tre (et poète) Gérard Titus-Carmel un des plus beaux ouvrages de la production.

Sur un fil, Texte Daniel Leuwers/ Pein­ture et col­lages Lau­rette Suc­car, 2021.

La pous­sière, le chaos des con­tra­dic­tions, les scories, Poème Gilbert Lascault/ Dessins Lau­rette Suc­car, 2020.

DES COLLECTIONS MULTPILES

Les grands pein­tres de  « Vice ver­sa » (de Joaquin Fer­rer à Geneviève Besse, de Jean Cor­tot à Julius Bal­tazar) sont rejoints dans les col­lec­tions suiv­antes par Kijno,  Buraglio, le Coréen Kim Tschang Yeul, Velick­ovic, puis par Pierre Alechin­sky,  Claude Vial­lat et Gérard Fro­manger. Ces col­lec­tions por­tent le plus sou­vent le titre d’une œuvre de Stéphane Mal­lar­mé. C’est là une façon de ren­dre un juste hom­mage au poète qui , avec Manet, a ouvert la voie au « livre de dia­logue » et qui a ini­tié une endurante réflex­ion sur le « pli » dont le livre pau­vre se réclame (il peut être plié en 2, 3, 4, 6,  8). L’écri­t­ure man­u­scrite (à l’en­cre noire générale­ment, mais  faisant par­fois feu de maintes couleurs comme chez Hubert Lucot) est escortée par des pein­tures, des col­lages, des pho­togra­phies et un ensem­ble de « tech­niques mixtes » qui ne versent cepen­dant jamais dans le livre-objet puisque le papi­er con­stitue ici l’élé­ment néces­saire et suff­isant. L’e­space est diverse­ment occupé, cer­tains écrivains l’oc­cu­pant ample­ment, d’autres (comme Butor) s’éver­tu­ant à laiss­er une place majeure au pein­tre. Les empiéte­ments sont nom­breux, et la pein­ture efface de temps à autre les mots, les défie. En tout cas, lpes exem­plaires ne sont pas exé­cutés à l’i­den­tique (un poète peut occu­per d’abord la page droite, puis choisir la page gauche et ‑mieux encore- s’of­frir le plaisir d’adopter la tech­nique du cal­ligramme chère à Apollinaire.

La col­lec­tion « Médail­lons », dans son beau for­mat à l’i­tal­i­enne, est riche­ment dotée, Mal­lar­mé, on le sait,  aimait escorter les artistes qu’il admi­rait, dans des « Médail­lons ». A son exem­ple, des poètes con­tem­po­rains ren­dent ici hom­mage à leurs pein­tres de prédilec­tion. Se trou­vent ain­si salués le généreux et gestuel Georges Badin, le plus obscur et tour­men­té Frédéric Ben­rath, le ray­on­nant Patrice Pouper­on ‑tous trois disparus‑, mais aus­si Alexan­dre Galpérine (le dernier pein­tre de René Char), Albert Bitran, Jacques Clauzel, Vin­cent Bioulès, Alexan­dre Hol­lan, Roger Dewint, Daniel Humair (aus­si grand pein­tre que bat­teur de jazz) et une nou­velle généra­tion où, en com­pag­nie du regret­té Pierre Leloup , l’on dis­tingue Mylène Besson, Philippe Hélénon, Thier­ry Le Saëc, Jean-Michel Mar­che­t­ti, Jean-Pierre Thomas, Thier­ry Lam­bert, Claude Mar­chat, Alain Suby, Michel Can­teloup, Michel Stein­er, Françoise Pacé et beau­coup d’autres.

Une place toute par­ti­c­ulière revient au très act­if et inven­tif Joël Leick dont presque toute l’oeu­vre se cristallise dans le livre (c’est aus­si le cas pour Anne Walk­er et Max Partezana). Claire Illouz, Mar­jo­laine Pigeon et Chan­tal Giraud fig­urent par­mi les décou­vertes du tou­jours très affûté Salah Stétié. 

En tout cas, les col­lec­tions oscil­lent du minus­cule (« Feuil­let d’al­bum » a  6,2,5 cm de hau­teur sur une feuille d’une largeur de 32,5 cm, pliée en 2) au mon­u­men­tal (« Feuil­lets entre-bâil­lés » a 33 cm de hau­teur sur une feuille d’une largeur de 50 cm, pliée en 4).

Livre pau­vre réal­isé par Hamid Tibouchi (poète) et Maria Desmée (artiste).

L’impossible poème de la mer, livre pau­vre réal­isé par Marc Delouze (poète) et Patr­cia Nikols (artiste).

UNE RAYONNANTE OSMOSE

L’éven­tail des poètes bal­aie le monde entier (avec Charles Sim­ic pour les Etats-Unis, Vale­rio Magrel­li pour l’I­tal­ie, Nuno Judice pour le Por­tu­gal, Yasuhi­ro Yot­sumo­to pour le Japon). Chaque poète écrit dans sa langue maternelle.

La « fran­coph­o­nie » occupe une place de choix avec François Cheng, Jean Métel­lus, un grand nom­bre de poètes africains, maghrébins, québé­cois, suiss­es, lux­em­bour­geois et   belges.

La poésie française, à la suite de ses maîtres incon­testés, révèle les univers con­trastés de Hen­ri Meschon­nic, Claude Vigée, Jean-Clarence Lam­bert, Lionel Ray, Jude Sté­fan,  René Pons, Jean-Pierre Geay, puis de  Zéno Bianu, Joël Bas­tard , Antoine Emaz  et Charles Pen­nequin, pour n’en citer que quelques-uns.

Au-delà des grands noms de poètes et de pein­tres, c’est la ray­on­nante osmose née du dia­logue entre les artistes, qui scelle la véri­ta­ble com­mu­nion esthé­tique. En déci­dant de s’en­fer­mer une journée entière avec le pein­tre Richard Tex­i­er, Jean-Marie Laclave­tine nous offre le plus con­den­sé des livres d’é­va­sion dont  rêve l’e­sprit  d’en­fance. Jean-Luc Parant mul­ti­plie boules et petits bâton­nets  pour mesur­er l’am­pleur de son amour. Chris­t­ian Bobin adresse une longue let­tre au « cher mon­sieur du livre pau­vre » pour lui avouer sa dif­fi­culté à entr­er dans le jeu. Le pein­tre Michel Ned­jar con­teste, lui,  le texte  poé­tique en le cou­vrant de pein­ture écrite. Kris­tell Loquet des­sine devant la télévi­sion. Le maître Has­san Mas­soudy se livre à la plus somptueuse des cal­ligra­phies en salu­ant Ibn Ara­bi. L’artiste colom­bi­en Enan Bur­gos campe sur la page (ou plage) une mon­u­men­tale « Garoupa »  (pois­son du Por­tu­gal), Pierre Emp­taz découpe sa page, Jean-Paul Agosti la dore,  Coco Téxè­dre l’éro­tise,  Kaori Miyaya­ma y tresse des fils. Hamid Tibouchi fixe et balise. Lau­re Far­doulis popar­dise.  Jean-Gilles Badaire poé­tise. Chan­tal Giraud aigu­ise. Philippe Bouti­bonnes, par­fois, écrit mais surtout « il point » ‑un point c’est tout…

Chaque pein­tre va vers les mots avec un mélange d’amour et de dis­tan­ci­a­tion. Il se con­forme ain­si au voeu de Stéphane Mal­lar­mé qui affir­mait être « pour ‑aucune illustration ».

Oui, c’est vrai­ment la fête à la Wit­tock­iana. Lib­erté et audace s’ex­pri­ment riche­ment au cœur même des papiers les plus mod­estes et indociles.

« Les alliés sub­stantiels » — salués jadis par René Char — sont bien au rendez-vous.

Arti­cle pub­lié à l’oc­ca­sion de l’ex­po­si­tion “Les « livres pau­vres » à la Wittockiana”.

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Daniel Leuwers

Pro­fesseur d’université (en France, aux Etats-Unis et au Séné­gal) et diplo­mate (en Aus­tralie), Daniel Leuw­ers a égale­ment été très proche de René Char et d’autres grands poètes du XXème siè­cle – de Jou­ve à Michaux, Ponge, Fré­naud et Bon­nefoy. Il pré­face Rim­baud, Mal­lar­mé et maints clas­siques dans « Le Livre de poche ». En 1990, il pub­lie René Char, dit-elle, est mort : réc­it oblique et signe son pre­mier recueil, La Vie cassée, en 1996. De 1998 à 2001, il pub­lie une trilo­gie de « car­nets ». Depuis, il étoffe une œuvre poé­tique à laque­lle il asso­cie la créa­tion de « livres pau­vres » où poètes et pein­tres se répon­dent en écho. Daniel Leuw­ers est tré­sori­er de l’Académie Mal­lar­mé, mem­bre du jury des Prix de poésie Ron­sard, Tris­tan Tzara et Omar Kayyam. Il est égale­ment vice-prési­dent du PEN Club français et pré­side l’Association inter­na­tionale de la cri­tique lit­téraire (AICL) et le Grand Prix de la cri­tique lit­téraire. OEu­vres : Jou­ve avant Jou­ve ou la nais­sance d’un poète, Klinck­sieck, 1983 Jou­ve poète de la rup­ture, Let­tres mod­ernes Minard 1986 Poètes français des XIXe et XXe siè­cles, Le Livre de poche, 1987 L’Ac­com­pa­g­na­teur : Essais sur la poésie con­tem­po­raine, Sud, 1989 His­toire de la lit­téra­ture française de Zola à Apol­li­naire, avec Michel Décaudin, Flam­mar­i­on, 1996 La Vie cassée, poésie, Moires, 1996 L’amour, pour­tant, éd. Rafael de Sur­tis, 1997 L’Inconnu désar­mé, poésie, Autres Temps, 1998 Les Amoureux solaires, Col­lo­di­on, 1998 Le Cri des Filaos, Moires, 1998 Vénus nue, éd. Rafael de Sur­tis, 1999 L’Amour désaimé, Moires, 1999 L’Hiv­er dernier à Lat­taquié : Une rêver­ie sur Ado­nis, Col­lo­di­on, 2000 L’In­con­nu désar­mé (Autre Temps, 2000) Mor­sure, poésie, L’Estocade, 2001 Poèmes couchés, poésie, Ecbo­lade, 2004 Le Livre pau­vre, Tara­buste, 2003 Poèmes allongés, éd. A. Benoît, 2003 Surim­pres­sions d’Afrique, Edit­in­ter, 2004 Aus­tralia ou le pays rouge, Edit­in­ter, 2004 Le Voy­age immo­bile, Edit­in­ter, 2004 Yves Bon­nefoy, Rodopi, 2004 Intro­duc­tion à la poésie mod­erne et con­tem­po­raine, en col­lab­o­ra­tion avec Jean-Louis Back­ès, Armand Col­in, 2005 Le Roman­tisme aujour­d’hui, Samuel Tastet, 2005 Livre pau­vre, livre riche, Som­o­gy, 2006 L’Amour trem­blé, Ecbo­lade, 2006 René Char, dit-elle, est mort, Samuel Tastet, 2007 La Place du Poème Essais et chroniques sur la poésie con­tem­po­raine, Samuel Tastet, 2007 Richess­es du livre pau­vre, Gal­li­mard, 2008 Le Blanc en lit­téra­ture, Samuel Tastet, 2008 Le Métis­sage en lit­téra­ture, avec Georges Badin, Samuel Tastet, 2008 Les Très rich­es heures du livre pau­vre, Gal­li­mard, 2011 Pho­to © Arnaud Schultz