C’est le terme que proposa Bernard Heidsieck, à partir de 1963, comme alternative à celui (jugé par trop restrictif) de Poésie sonore, pour caractériser sa propre démarche et celle de beaucoup d’autres, comme lui réputés « sonores », en ce qu’elle trouve toute sa raison d’être, moins dans l’écoute – par « l’auditeur » – de pièces enregistrées (écoute dite « acousmatique ») que lors de manifestations publiques et, plus spécifiquement encore en ce qui le concerne, de lectures / diffusions / actions – durant lesquelles le poète est physiquement impliqué dans la concrétisation du poème, en présence d’auditeurs / spectateurs.
Mais si le substantif action se substitue à l’adjectif sonore – pour mieux caractériser, dans leur diversité ouverte comme dans la diversité tout aussi ouverte de leurs composantes, les pratiques poétiques ainsi désignées –, ce n’est, certes aucunement, que la « poésie sonore » se trouverait soudain déclarée caduque, au profit d’une supposée nouvelle-née « poésie action » – mais que le sonore (dès l’origine, clairement distinct de la « lecture à voix haute » de textes conçus dans et pour l’écrit) était déjà par lui-même, et pleinement, action :
Ce n’est que sous-entendre là, la tension, l’effort « actif » du texte dans sa recherche d’un contact immédiat, physique, avec un auditoire.
Bernard Heidsieck, Vaduz, 1974.
Ou, plus généralement, désigner l’« action » (la part physique, gestuelle, incarnée de l’œuvre) comme une composante, en rien marginale ou accessoire, mais tout aussi vitale et définitoire que le « texte » du poème « sonore » (sa part symbolique, langagière, verbalisée). L’inspiratrice révélation que furent, pour Heidsieck, les concerts Fluxus auxquels il assista, à Paris, en 1962, lors de la tournée européenne « FestumFluxorum », joua un rôle déterminant dans cette réévaluation – et dans une notable réorientation de ses propres pratiques, qui s’ensuivit.
Les termes « poésie d’action », « poésie ouverte » et « poésie concrète », apparaissent sur l’affiche de la soirée du Domaine poétique du 1er octobre 1963, à laquelle il participa – ainsi que Robert Filliou, lequel parlait de « poésie action » dès 1961 (sinon plus tôt) ; et, plus globalement, d’un point de vue historique, Michel Giroud le soulignait1 :
Les premières manifestations de ce qui très vite va s’appeler Dada […] débutent non par une revue littéraire mais par des actions, à savoir une revue de cabaret d’un mode entièrement nouveau, à l’initiative d’Hugo Ball.
Si « action » se substitue à « sonore », c’est donc en vertu d’une conscience accrue du devenir – à plus ou moins long terme – de ces poésies qui, loin de se définir par la déclamation ou la récitation ou la simple lecture orale, en public, de poèmes destinés à la page, intègrent – et, de plus en plus, intégreront – bien d’autres dimensions (c’est-à-dire, bien d’autres constituants et configurations médiopoétiques2) outre la voix ou, plus spécifiquement et de façon plus englobante, la vocalité même en ce qu’elle a (fût-ce avec un dispositif d’amplification / diffusion sonore) de plus corporel – voire, plus radicalement enfin, la vocorporalité3 du poète lisant ; et c’est toute une gestuelle – celle du corps proférant (bio-medium), auquel s’ajoutent ses éventuels accessoires (telles, notoirement chez Heidsieck, ses « partitions ») – qui vient occuper et animer l’espace scénique (topo-medium) en inter-action avec ladite profération et le proféré (le« texte » : sémio-medium) : la vocorporalité se fait plus franchement scénovocorporalité.
Michel Giroud, I AM, Artpool P60, Budapest [3/28/2007].
Tel était bien le sens de ce titre-programme : Poême à crier et à danser, sous lequel Pierre Albert-Birot avait regroupé les trois « Chants » (1917–18) qui, a posteriori, le constituent4 : les combinaisons ou réitérations de « lettres » (graphiques) faisant ou non « syllabes » (phoniques), imprimées sur la page – sans parler des « blancs » de dimension variable qui les séparent –, ne sont pas le poème : comme Heidsieck devait l’indiquer, quarante ans plus tard, dans l’intitulé générique commun5 à sa première série d’œuvres « sonores », ils n’en sont que la « partition » (typo-medium, marginalisé par rapport au poème typo-paginal livresque, mais volontiers exhibé comme élément porteur de sens lors de ses propres lectures publiques : les feuillets de Poème-partition « A », posés au sol devant lui à genoux, qu’il tourne au fur et à mesure ; le long « papyrus » de Vaduz qu’il déroule imperturbablement devant lui debout, et qui se dépose progressivement au sol à ses pieds…
C’était déjà très clair chez Albert-Birot : le « texte », tel qu’il figure sur le papier, ne prend existence effective de poème que lorsqu’il est concrètement exécuté : oralement (crié) et gestuellement (dansé) (soit : vocorporalement) – et non : «mentalement» (par un lecteur muni de la « partition »). La « lettre », dès lors, n’y étant plus désormais réductible à ce micro-élément fonctionnel et statique que l’on y voit encore le plus souvent, s’y révèle enfin dans toute sa dynamique créative comme l’insoupçonné tremplin, le lieu élu d’une énergétique explosive, indémêlablement langagière et vitale, d’un actionnisme profératoire inouï6 : ce qui donne une tout autre résonance à l’indication : « Essai de poésie pure »…
Mais, de magnétophones (François Dufrêne, Henri Chopin, Heidsieck) en dispositifs audio-techniques, voire audio-vidéo-techniques, de plus en plus évolués à mesure du passage de l’électroacoustique au (plus ou moins) tout numérique (Anne-James Chaton) –, c’est même, proprement, de scénaudiovocorporalité qu’il s’agit7. Et l’on comprend le désarroi de qui prétendrait encore rendre compte, de ces formes de poésie qui ne ressemblent pas à des poèmes, en termes d’études littéraires ou de stylistique, qui ne concernent (éventuellement) que le « texte »…
Performance /Poésie Action avec Julien Blaine : DIAS (1966), Fiumalbo (1967), et Fort Boyard (1967).
L’« action » peut demeurer (c’est le plus souvent le cas chez Heidsieck) suffisamment « simple » pour s’imposer comme signe – en tant qu’énoncé non-verbal – tout le temps que dure le poème, dont le « texte » – les énoncés verbaux – est proféré live (ainsi, dans « Démocratie »), ou simultanément live et diffusé (« B2B3 », « Vaduz »), ou même uniquement diffusé, seul ou mêlé à d’autres composants sonores enregistrés – énoncés non-verbaux, également, mais d’une autre espèce médiopoétique (« La poinçonneuse »).
Pour Démocratie (1977–78) – dont le « texte » n’est autre que « la liste intégrale des Présidents du Conseil des IIIe, IVe et Ve Républiques » françaises, de 1875 à 1978 —, il précise8 :
L’enregistrement comporte en sus des applaudissements, cris et bruits divers provenant de la Chambre des Députés, lors du débat sur la motion de censure de Mai 1968 […].
Cette Lecture implique l’obligation d’avancer du fond de la salle vers le public, contraignant celui-ci à s’écarter – la Démocratie se devant de progresser coûte que coûte et quoi qu’il en soit – tout en proclamant d’une voix forte les différents noms […], et en jetant successivement au vent de l’Histoire les petits papiers sur lesquels se trouvent inscrits chacun des noms […].
Enfin la projection de chaque nom est précédée d’une très forte ASSPIRATION – qui doit être entendue9 : cette Lecture doit s’apparenter en effet […] à une suite de bonds successifs, visualisant la Démocratie dans son inhérente fragilité, et ses remises en cause, superbes et permanentes.
Énoncés poétiques également, les actions – certes, souvent bien moins simples – dont se composent les « performances » de Julien Blaine.
Poésie d’action : Chiara Mulas & Serge Pey, septembre 2014.
Ainsi, dans Ecfruiture (1982), poème vocaudioscénique, pédestre et « olfactif », sorte de concentré prototypique de la poétique blainienne, qu’il introduit par la profération répétitive et l’inscription concomitante du titre : « ECFRUITURE » et des formules : « ÉCRIRE COMME UN PIED » et : « L’ÉCRITURE C’EST LE PIED », dont va bientôt se révéler le double sens10. Puis, s’étant déchaussé, et ayant déroulé et appliqué au sol une longue bâche (la « page ») sur laquelle il a disposé plusieurs petits tas de différents fruits – des raisins à la banane –, il va et vient de l’un à l’autre et, méthodiquement et rageusement, les piétine tout en vociférant leurs noms – extrayant ainsi et répandant parmi l’assistance, autant que le jus (l’« encre ») et l’odeur des fruits méthodiquement et simultanément « interpellés » et écrasés (« écrits »), tout le jus de sens (propres ou figurés), d’évocation et de suggestion des mots qui les désignent (à commencer par la symbolique du raisin et de l’ivresse) : – conjuguant, donc, action et profération, gestualité et vocalité, il y joue le plus largement (et jouit : « c’est le pied ! ») des différentes strates et composantes du medium et plus particulièrement du bio-medium (corps et fruits), au profit d’une scénaudiovociture11 toujours plus étendue, et diversifiée – accordant peu de crédit aux normes en vigueur (et s’en jouant, même : « écrire comme un pied ! ») …
Par sa bien concrète chute finale (sur la banane…), il y fait écho à Chute = chut !, cet autre poème scénique tout aussi prototypique dans lequel, s’il joue à plein des bio- et topo-media étroitement associés — son propre corps tombant et roulant, sans un mot, du haut en bas du grand escalier de la gare Saint-Charles, à Marseille –, le sémio-medium est en revanche sollicité, pour ainsi dire, a minima – le contenu verbal (également avec jeu de mots) y étant, littéralement, sous-entendu : par l’action elle-même (la « chute »), et par le geste qui la prolonge, telle une onomatopée silencieuse (« chut ! »). Dans Ecfruiture, il se manifeste au contraire, à grand bruit, par la phonè (voix se faisant plus ou moins cri pour nommer les fruits, & autres émissions glotto-buccales rendues audibles par l’audio-technè), mais aussi12 par la graphè (« bombage » du mot-titre et des deux formules jouant sur le terme pied, visibles pendant toute la durée de l’action subséquente) – soit, ici comme là : sémio‑, bio- et techno-media diversement combinés…
Bernard Heidsieck, Poésie Action, 3 mai 2011.
Notes
[1] Giroud, « DADERIDADA », présentation de Dada, rééd. Jean-Michel Place, 1981.
[2] Voir sur ces notions mon essai, Quand éCRIre, c’est CRIer. De la POésie sonore à la médioPOétique, Atelier de l’agneau, 2016, notamment le « Précis de médiopoétique », p.95–120.
[3] Où l’on doit lire vocalité + corporalité + oralité, soit : tout ce que prophétisait Apollinaire, dès 1917, dans « La Victoire » (Calligrammes, 1918) – corporalité englobe vocalité qui englobe oralité.
[4] Albert-Birot, La Lune (1924).
[5] Poèmes-partitions, de 1955 à 1965 ; mais l’ensemble des pièces sonores qu’il a composées par la suite relève sans conteste du concept séminal de « poème-partition ».
[6] Songeons à Kurt Schwitters exécutant, en 1922, à Weimar (suivant les témoignages de Hans Richter et Laszlo Moholy-Nagy), maintes variations vocales sur l’unique lettre W qu’il arborait, peinte, sur un carton : « partition » minimaliste pour une action qui « coupa le souffle » à maints assistants. Mais déjà, à Paris, aux « Hydropathes » (1878–80) puis au Chat Noir (à partir de 1881), Maurice Rollinat avait frappé une nombreuse assistance « à la lettre, ne respirant plus », par ses modes inédits et très physiques de profération (et de jeu pianistique), au point qu’Émile Goudeau, de ces proto-« performances », écrivit un jour : « Qui n’a fait que le lire, n’a point connu ce merveilleux artiste. » (Dix ans de bohême, 1888.) En d’autres termes, il initiait (sans qu’on pût, sur le moment, l’imaginer) quelque chose comme ce que nous pouvons nommer aujourd’hui : scénovocorporalité – le principe même de la poésie action…
[7] Apollinaire, qui prophétisa (voir n.3 supra) l’extension du domaine de la poésie – qu’on croyait vouée pour toujours au typo-medium – au corps entier (bio-medium) et à ses bruits, avait également envisagé avec enthousiasme, grâce au phonographe, son extension au disque (phono-medium) : il ne lui a manqué que d’imaginer la conjonction des deux – la poésie action, rendue possible par le magnétophone (passage à l’audio-medium)…
[8] Heidsieck, Les tapuscrits, les presses du réel, 2013, p.808.
[9] De même, les « expirations » concluant systématiquement chaque suite de mentions des étages atteints, dans « Sisyphe » (1977).
[10] Soit, au sens propre du terme : les pieds du poète, dont il use pour écraser les fruits au sol (pour les « écrire », donc) et, dans les locutions familières : comme un pied = « de la pire façon du monde », et : c’est le pied = « un plaisir immense » (Blaine, dans Patrizio Peterlini Piero Matarrese, La perf en fin [livre+dvd], Verona-Ventabren, 2007–2008, p.25).
[11] Où l’on doit lire scéniture + auditure + vociture (variante, incluant le cri, de la vocature). Car toutes ces pratiques sont bel et bien des écritures, au sens médiopoétiquement englobant du terme – y compris en l’absence de tout « écrit » (medium de la scripture, doublement présente, comme action puis comme trace visible de cette action, tout au long d’Ecfruiture) : ainsi, dès l’orature des « poésies orales » traditionnelles. J’ai d’abord proposé auditure (succédant à une éphémère phoniture, techniquement limitée, liée au phonographe) pour désigner l’ensemble des caractéristiques esthétiques et techniques, propres à une poésie intégrant, dès sa conception même, tout ou partie de l’appareillage et des procédures technologiques et compositionnelles électro-acoustiques, ainsi que des modes de divulgation et de publication qui y sont liés (dont l’instrument emblématique fut le magnétophone).
[12] Du moins, lorsque cela a été possible : c’est le cas, dans la version figurant sur le dvd Bye-bye la perf (avec le livre du même titre, Al Dante / Adriano Parise, Romainville, 2006).
- Poésie action ? - 6 janvier 2023