Yves Roul­lière : Ricar­do Pasey­ro, vous êtes l’auteur d’une dizaine de recueils de poèmes à ce jour, recueils de longueur vari­able, que vous avez regroupés en 2000 sous le titre de Poesías com­ple­tas. Dans la notice qui les précède, vous écrivez : « Je n’ai été en rien pré­coce, sauf dans ma pas­sion pour la poésie, pas­sion si dévote que je l’ai dis­simulée en mon for intérieur. Quand je l’ai révélée, à presque vingt-cinq ans, j’avais déjà der­rière moi onze années d’apprentissage. » Quel a donc été pour vous l’élément déclencheur de cette voca­tion poé­tique, vers onze-douze ans si je cal­cule bien ?

Ricar­do Pasey­ro : Peut-être même plus tôt, sous l’influence de mon père qui, en plus d’être un politi­cien et un jour­nal­iste extra­or­di­naire, très pas­sion­né, très cul­tivé, avait écrit des poèmes. Il les avait pub­liés en « annexe » à sa vie poli­tique, ce qui se fai­sait sou­vent à l’époque, surtout en Amérique du Sud. On avait donc beau­coup de livres de poésies à la mai­son. Mon père avait même con­nu Rubén Darío à Mon­te­v­ideo ou à Buenos Aires, et j’entendais donc très sou­vent par­ler de « ces gens qui écrivent des livres ». En out­re, à l’école, il y avait une cer­taine indul­gence pour la poésie. La plu­part des poètes qu’on lisait étaient à mon avis ter­ri­bles, hor­ri­bles, innom­ma­bles, mais enfin, pour moi qui étais témoin de cette sorte de gloire que l’on con­férait aux poètes et poét­esses, extrême­ment nom­breux, je me suis dit que la poésie devait être quelque chose d’intéressant… Évidem­ment, je ne com­pre­nais pas encore, je ne savais pas surtout que la poésie est un crève-coeur. Je pen­sais que c’était rel­a­tive­ment facile. Il y avait les rimes qui aidaient tou­jours à la com­préhen­sion du poème et, en plus, tout cela me sem­blait naturel. J’ai com­mencé à écrire des sot­tis­es inde­scriptibles à l’âge de onze ans ou douze ans, puis j’ai acquis un cer­tain esprit cri­tique… Entré dans les études plus impor­tantes, plus sérieuses, le lycée et tout le reste, je me suis mis à cul­tiv­er la poésie espag­nole avec une véri­ta­ble frénésie. Je crois y avoir passé des nuits entières. J’ai d’abord été enchan­té par les trou­ba­dours, puis par les clas­siques. J’ai lu aus­si par ric­o­chet quelques poètes sud-améri­cains plutôt mauvais.

 

Y.R. Votre voca­tion pour la poésie a‑t-elle aus­si un lien avec la mort soudaine de votre père en 1937 ?

R.P. Bien sûr. J’étais fils unique, avec tout ce que cela com­porte. Après la mort de mon père à l’âge de quar­ante-sept ans, je suis devenu, même si cela étonne, assez silen­cieux. Le coup avait été très fort pour moi : je me suis enfer­mé dans les livres et n’en sor­tais pas. En même temps, je me rendais compte, plus je lisais, que la poésie était chose difficile.

 

Y.R. Pour­riez-vous définir ce qu’écrivait votre père ?

R.P. C’était un roman­tique rel­a­tive­ment pes­simiste, tout à fait dans la lignée d’Asunción Sil­va, le Colom­bi­en, qui avait engen­dré beau­coup d’imitateurs, toute une école de poètes symbolistes.

 

Rubén Darío

Y.R. Par­lons de Rubén Darío.

R.P. Celui qui m’a défini­tive­ment fait tomber du côté de la poésie, c’est Rubén Darío, que j’ai lu avec une admi­ra­tion extrême. Admi­ra­tion d’abord pour son imag­i­na­tion ; puis pour son côté cos­mopo­lite, mêlé à son amour de la France et de la Grèce ; enfin pour cette sorte de mélan­col­ie pro­fonde, qui provo­quait en lui de ter­ri­bles réac­tions : il vivait dans l’alcool, et par­fois dis­parais­sait de la cir­cu­la­tion. Cette vie telle­ment trag­ique et en même temps telle­ment glo­rieuse m’avait sub­jugué. Parce que Darío, pour quelqu’un qui voulait appren­dre la langue espag­nole, était à la hau­teur des meilleurs. Pen­dant deux siè­cles, la poésie espag­nole avait été rel­a­tive­ment mau­vaise, et Darío l’avait refon­due de fond en comble. Aujourd’hui, je vois bien qu’il y a chez lui des choses par­fois kitsch, par­fois démod­ées, mais enfin, dans l’ensemble, c’est d’une telle fraîcheur, d’une telle qual­ité d’écriture ! Cette har­monie, cette musique que dégage son oeu­vre sont incom­pa­ra­bles. Et comme Darío était mort avant l’époque de la destruc­tion de la rime et de la musique, avant l’époque des grands dis­cours, de la poésie engagée et de tout le reste, il représen­tait pour moi quelque chose d’éternel.

 

Y.R. Ce qui vous préfériez en Darío, était-ce le poète « mélan­col­ique » ou le poète plus lyrique, influ­encé par Walt Whitman ?

R.P. Il y avait chez lui une pro­fonde mélan­col­ie, c’est vrai. N’oubliez pas que son lyrisme était dû à son aspi­ra­tion tran­scen­dan­tale : il a écrit beau­coup de poèmes, non pas mys­tiques, mais d’une grande élé­va­tion spirituelle.

 

Y.R. Partagiez-vous cette pas­sion pour Darío avec vos cama­rades de l’époque ?

R.P. Non. Si j’avais dit un jour que je voulais être poète, on m’aurait jeté des pier­res. C’était très terre à terre, tout cela. Mal­gré tout, mon lycée était très élé­gant, très sym­pa­thique. Je me rap­pelle fort bien cer­tains excel­lents pro­fesseurs, mais la poésie ne les intéres­sait pas. Et pour­tant, ma généra­tion est celle qui a été la plus avan­tagée en Uruguay, du point de vue de la cul­ture : il y avait de grandes librairies et bib­lio­thèques où vous trou­viez tous les livres européens, où vous pou­viez par­ler toutes les langues. C’était vrai­ment un grand avan­tage d’être argentin ou uruguayen à l’époque.

 

Y.R. Com­ment votre mère voy­ait, si ce n’est pas indis­cret, votre intérêt pour la poésie ? S’en rendait-elle compte ?

R.P. Oui. Ma mère était très ent­hou­si­aste quand j’ai com­mencé à écrire des poèmes. Elle s’en est ren­du compte rien qu’à voir mes lec­tures… Elle me sur­veil­lait bien et je trou­vais cela tout à fait nor­mal. Ce qui me parais­sait anor­mal, c’est que le pays n’ait absol­u­ment aucune lit­téra­ture pro­pre, en ce sens où tout était dilué dans la célébra­tion du passé.

 

L’influence française

Y.R. Pour des poètes de votre généra­tion, il fal­lait aus­si pass­er par les poètes français : Baude­laire, Ner­val, Rim­baud, Ver­laine, Mal­lar­mé, Valéry… Les lisiez-vous en français ou en traduction ?

R.P. J’ai com­mencé par les lire en ver­sion bilingue, parce que les tra­duc­tions étaient rel­a­tive­ment mau­vais­es… Il n’y avait per­son­ne à la hau­teur pour avoir l’imagination de faire quoi que ce fût de bon par rap­port à Baude­laire… En plus, on avait la manie de pub­li­er les textes de poésie en prose, pour qu’ils soient plus « fiables ». Si vous faites de la poésie, vous faites de la poésie, même mau­vaise, mais pas de la prose. Et puis, l’Uruguay est le pays qui a don­né trois poètes à la France… L’un de ces trois poètes, je le voy­ais à Mon­te­v­ideo même quand j’étais jeune : il était là, sur­pris par la guerre en 1939. J’étais fatale­ment influ­encé par les gens qui vis­i­taient ce mag­nifique représen­tant de la lit­téra­ture française : Jules Super­vielle… que je n’ai jamais voulu aller voir, d’ailleurs, parce qu’il était entouré de gens qui ne me plai­saient pas.

 

Y.R. À cette époque, Laforgue y était très connu ?

R.P. Non, le plus con­nu, c’était Lautréamont.

 

Y.R. Évidem­ment, puisque vous êtes de la généra­tion qui vient juste après le surréalisme…

R.P. Oui, mais j’ai détesté les sur­réal­istes dès le début. L’influence du français était énorme à Mon­te­v­ideo. Tout ce qui parais­sait en France venait tout de suite à la librairie Hachette. Mais j’étais éton­né de voir à quel point les poètes français qu’on envoy­ait étaient mau­vais : tous ces petits demi-sol­des du sur­réal­isme étaient épou­vanta­bles. C’est une inva­sion qui avait com­mencé avant que je ne débute comme écrivain.

 

Y.R. Mais, en Uruguay, à ma con­nais­sance, l’influence des sur­réal­istes n’était pas énorme…

R.P. Non. Le plus con­nu des poètes français, c’était Claudel, parce qu’on mon­tait ses pièces de théâtre et que Bar­rault était venu le jouer avec sa troupe. On mon­tait aus­si beau­coup de Girau­doux et quelques clas­siques : Racine, et surtout Molière. J’assistais très sou­vent à ces représen­ta­tions à l’Alliance française.

 

Y.R. Et, à votre époque, il y avait encore des jour­naux français pub­liés à Montevideo ?

R.P. Non, ils avaient dis­paru. En revanche, les jour­naux français nous par­ve­naient régulière­ment, et très vite, une semaine après leur paru­tion. Avant que Perón n’arrive et ne liq­uide tout cela. La pre­mière chose qu’il a faite, c’est de sup­primer la presse étrangère. Comme c’était trop cher de n’envoyer les jour­naux qu’en Uruguay, la clien­tèle étant réduite, on n’a plus rien reçu à par­tir de 1946. Puis on a liq­uidé la librairie Hachette de Buenos Aires, qui était aus­si grande que celle de Paris.

 

Pour en finir avec l’Uruguay

Y.R. Ce qui me frappe, c’est que vous entretenez avec l’Uruguay des rela­tions pour le moins déli­cates et de façon générale déçues. Vous êtes tout sauf un poète nos­tal­gique. Dans un poème écrit en 1954 à Mon­te­v­ideo, lors d’un de vos retours (« Pour un pays sans dieux », pub­lié dans Le flanc du feu), il ressort l’impression que c’est un pays dont on ne peut avoir de sou­venirs heureux, en tout cas pas de sou­venirs exal­tants. Tous y est en demi-teintes, gris, soli­taire, brisé, erra­tique ; très peu de gens vien­nent le vis­iter ; la lumière n’est pas exal­tante ; Dieu en est absent, etc. Bref, un pays où l’on ne peut avoir de grandes idées ni de véri­ta­ble « ago­nie ». Un pays où il est clair que vous ne désirez ni vivre ni mourir, ce qui jus­ti­fie, je sup­pose, la déci­sion de vous exil­er… On se dit alors : quels ont pu être les sou­venirs d’enfance de Ricar­do Paseyro ?

R.P. Ils ne sont pas bons. En 1936, mon père avait essayé de faire une révo­lu­tion qui a raté ; il l’avait organ­isée depuis l’Argentine. À cause du coup d’État réac­tion­naire du 31 mars 1933, qui avait dis­sout le Par­lement, notre expa­tri­a­tion de l’Uruguay m’avait « per­mis » de voir l’état du con­ti­nent lati­no-améri­cain, que j’ai par­cou­ru sous un nom d’emprunt : mon père m’avait dit que si je me trompais, il irait en taule, parce qu’il était suivi par les polices des dic­tatures qui, à ce moment-là, sévis­saient dans ces trois pays. Ce n’est pas drôle pour un enfant d’être enfer­mé dans des hôtels. Je me rap­pelle la mer­veille qu’était le fleuve Paraná par exem­ple, ou ce que j’ai vu au coeur de l’Argentine, à Cór­do­ba, qui est d’une extrême beauté, et puis la mis­ère au Paraguay, et au Brésil ces villes extraordinaires.

 

Y.R. Par con­traste, l’Uruguay parais­sait petit…

R.P. Petit, et sans sel, parce que l’Uruguay en lui-même, par la con­fig­u­ra­tion du pays, est tout plat, sans mon­tagnes ni forêts. Il y a de très beaux fleuves, mais c’est tout. Quelques oiseaux sym­pa­thiques, des plages très belles, sauf en été, où sévit le tourisme de masse ou de mil­liar­daires, chose que je déteste. Je ne garde aucune ani­mosité envers l’Uruguay, où j’ai encore de bons amis qui n’ont pas voulu vivre en Europe (tant pis pour eux), mais je trou­ve que c’est une expéri­ence qui a échoué : elle ne cor­re­spond pas à ce qu’un pays intel­li­gent aurait fait, un pays qui n’avait pas d’ennemi, pas de prob­lème racial, où il n’y avait plus de guer­res civiles, plus de mis­ère, un pays qu’on appelait même la « Suisse de l’Amérique »… N’oubliez pas non plus que l’Uruguay n’avait pas plus d’un mil­lion et demi d’habitants à l’époque.

 

Y.R. C’était une petite province, finalement.

R.P. En réal­ité, c’était une ville : l’Uruguay, c’était Mon­te­v­ideo qui comp­tait déjà 600.000 habi­tants ; à l’intérieur, la ville la plus peu­plée en fai­sait 30.000… Il y avait une dis­pro­por­tion énorme entre la cap­i­tale et le reste du pays. Mais j’ai appris beau­coup de choses, mal­gré tout, grâce à la présence de quelques exilés espag­nols que j’ai beau­coup aimés.

 

Juan Ramón Jiménez

Y.R. À pro­pos de poètes espag­nols, vous étiez, dans le fond, plus proche de la poésie d’un Juan Ramón Jiménez que de celle d’un Darío — donc d’une poésie beau­coup plus fer­mée, frap­pée par le quo­ti­di­en, par l’exaltation des choses, une poésie que je dirais d’abord « secrète ». Avez-vous lu Jiménez très jeune ?

R.P. Oui, parce que Juan Ramón Jiménez était une des som­mités de la poésie espag­nole. Il avait écrit des poèmes pour enfants, et puis ce grand clas­sique qu’est Platero et moi. Il avait une qual­ité d’écriture, une finesse, une sub­til­ité qui n’avait rien à voir avec la plu­part des autres écrivains qu’on pou­vait vous don­ner à lire en classe. Je pre­nais note de tous ses mots. Cela m’inquiétait en même temps, parce que je savais que je n’arriverais jamais à ce niveau. Pour vous dire la vérité, Jiménez, je l’ai tou­jours suivi : il y a des poètes avec lesquels on rompt après sa jeunesse, mais avec lui je n’ai jamais pu le faire. J’ai écrit sur lui et j’ai même lu ses poèmes à la Radio française, avec ma femme. J’ai tou­jours gardé pour Jiménez une grande admi­ra­tion, tout en me sen­tant très détaché de lui pour cer­taines choses, notam­ment son côté par­fois prédi­ca­teur. Il avait appartenu au krau­sisme, ce mou­ve­ment du début de siè­cle, très péd­a­gogue. Cela me plai­sait moins, parce que, comme je l’ai dit, je voulais entr­er dans la poésie par le haut. C’était un poète très méchant avec ses enne­mis, chose que je trou­ve très logique, très juste, et il appli­quait très bien sa mar­que là où il le fallait.

 

Y.R. Il y a dans la poésie de Juan Ramón Jiménez quelque chose qui ressem­ble beau­coup à la vôtre, et qui a dû vous touch­er tout de suite, c’est la sim­plic­ité, mais une sim­plic­ité acquise au prix d’un effort très rigoureux, donc d’une recherche savante, ce qui n’est pas sans para­doxe. Le car­ac­tère très andalou de sa langue ne vous rebu­tait-il pas ?

R.P. Au con­traire, j’adorais la langue espag­nole, toutes les langues espag­noles. Il y a une mul­ti­plic­ité d’accents, d’écritures et de langues en Espagne… Il n’y a rien à voir entre un Cata­lan et un Andalou, un Castil­lan et un Gali­cien, etc. L’espagnol est inépuis­able pour moi. C’est une langue d’une grande richesse pour les moin­dres détails ; mal écrite, cepen­dant, c’est la chose la plus hor­ri­ble qui soit. C’est pour cela que tous ces poètes grotesques qui ont envahi la cul­ture espag­nole depuis vingt ans m’ont provo­qué telle­ment d’effroi.

 

Y.R. S’il fal­lait un peu résumer ce que vous admirez chez Juan Ramón Jiménez, qui était donc votre con­tem­po­rain puisqu’il est mort en 1957, ce serait la dis­ci­pline extrême qu’il s’imposait, comme vous l’écrivez, pour pou­voir « par­ticiper sans fron­tière à l’infini auquel l’âme doit aspir­er ». Si l’inspiration joue un rôle prépondérant dans sa poésie, il y a aus­si une forte ascèse chez lui. Dans votre essai sur sa « poésie trag­ique », vous par­lez vous-même d’« ascèse de soli­tude, ou de solip­sisme, et si absolue que Juan Ramón Jiménez souf­fre d’une purifi­ca­tion dés­in­car­née, spec­trale, effrayante ». C’est la tragédie d’une âme « sans demeure, pul­vérisée au con­tact de l’infini ». Est-ce une chose que vous con­tin­ueriez à dire de ce poète ?

R.P. Je crois que oui. Cette ascèse prou­ve qu’il était très con­scient de la final­ité de sa vie, con­traire­ment à d’autres poètes qui se lais­sent aller. Il était dans une même ligne de con­duite en matière d’éthique qu’en matière d’écriture. Il a com­pris que le con­tenu, c’est la forme (Niet­zsche le dis­ait aus­si). Je suis sur­pris que ce poète ait telle­ment tenu dans la con­ti­nu­ité, parce que sa vie a été un vrai cal­vaire par cer­tains côtés : physique­ment, il a eu beau­coup de prob­lèmes, et son pro­pre exil n’a pas non plus con­tribué à le réjouir. Je lui garde une admi­ra­tion sans faille. Miguel de Unamuno

 

Y.R. Una­muno ?

R.P. Una­muno, c’est une de mes lec­tures de jeunesse, parce qu’à Buenos Aires les édi­tions Losa­da avaient pub­lié toute son oeu­vre. Je trou­vais qu’il écrivait d’une façon si étrange et si puissante…

 

Y.R. Vous par­lez du poète, du philosophe ou de l’essayiste ?

R.P. De tous les trois. Il soule­vait de nom­breuses polémiques avec ses para­dox­es. En même temps, il avait la faib­lesse de pro­mou­voir tous les Argentins et Uruguayens qui pre­naient la plume pour le féliciter ou lui deman­der con­seil, et qui après pub­li­aient la let­tre en ques­tion — ce qui leur don­nait un titre de gloire incom­men­su­rable. Una­muno était comme cela.

 

Y.R. Il existe un lien très fort, je crois, entre trois grands poètes : Jiménez, Una­muno et Macha­do. Je pense notam­ment à cet équili­bre qu’ils avaient trou­vé entre la vision sim­ple et le mot juste, sachant s’adapter à la vision. Avec de grandes vari­a­tions suiv­ant les cas, bien enten­du : la poésie de Jiménez est très ciselée ; la poésie d’Unamuno plus sauvage, volon­taire­ment « impar­faite », comme vous l’avez écrit, très médi­ta­tive, donc assez proche de ce que vous faites égale­ment ; la poésie de Macha­do plus clas­sique et majestueuse. Un de vos grands chocs a été la pub­li­ca­tion posthume du Can­cionero d’Unamuno dans les années 50.

R.P. Oui, parce qu’Unamuno a finale­ment trou­vé dans son Can­cionero, son jour­nal poé­tique, quelque chose de totale­ment dif­férent de l’Unamuno de ses autres livres de poésie. Il y a là une espèce de con­cen­tra­tion de ses médi­ta­tions de chaque jour, tan­dis que les autres livres étaient par­fois dus aux cir­con­stances, par exem­ple à son exil… Là, toutes les feuilles mortes dis­parais­sent. Tout est absol­u­ment superbe, même s’il y a des erreurs : il y a des poèmes qu’il n’a pas eu le temps de cor­riger ; par­fois, il se trompe sur un accent, sur une syl­labe. L’admirable avec Una­muno, c’est cette force vitale qui ne l’abandonnait jamais. Il est tou­jours sur des char­bons ardents. Il y a tous les jours quelque chose de nou­veau qui éclate en lui.

 

Y.R. Ce sur quoi vous insis­tez beau­coup dans un essai que vous lui avez con­sacré, c’est son inspi­ra­tion. Vous le dites « homme spir­ituel, homme de l’esprit par excel­lence », « démesuré et impar­fait, typ­ique­ment espag­nol ». C’est en effet assez trou­blant pour un Français attaché à la qual­ité, à la per­fec­tion de la forme, de lire des poème par­fois aus­si mal faits et d’une telle âpreté. On ne sait d’ailleurs pas si c’est volon­taire. À ce pro­pos, vous citez Pla­ton dis­ant de la poésie qu’elle est « l’élan qui va de mot à mot, de mot en mot, s’enflammant au feu de l’esprit ». Vous citez aus­si ce vers una­mu­nien très impor­tant pour vous : « Unique cen­tre uni­versel, l’âme. » Chaque jour, selon vous, Una­muno cherche le cen­tre spirituel.

R.P. Chez Una­muno, il y a tou­jours un com­bat. Ce n’est pas par hasard s’il par­le d’agonie du chris­tian­isme. Il y a tou­jours un pro­fond com­bat avec ses doutes, ses sup­pli­ca­tions… Il y a un trans­port con­stant du sujet cap­i­tal autour duquel il tourne dans sa vie de tous les jours. Ce n’est pas non plus un hasard s’il s’est sen­ti aus­si proche de Kierkegaard, à tra­vers cette sorte d’inquiétude per­ma­nente, d’emprise totale de l’angoisse, sans un jour de repos.

José Bergamín

Y.R. À Mon­te­v­ideo, en 1947, vous avez con­nu un dis­ci­ple d’Unamuno : José Bergamín. Pour­riez-vous dire ce que pou­vait représen­ter quelqu’un comme Bergamín pour un jeune Uruguayen comme vous à l’époque ?

R.P. Bergamín venait d’arriver du Venezuela. Je le con­nais­sais de nom. J’avais lu de lui quelques poèmes et surtout quelques essais qui m’avaient impres­sion­né, parce qu’il avait une façon par­ti­c­ulière d’aborder la poésie. On le dev­inait pro­fondé­ment « calé » sur la lit­téra­ture espag­nole. Comme j’étais un lecteur assidu des clas­siques et que je voulais appren­dre au max­i­mum la langue de la poésie espag­nole, la présence de Bergamín — qui se présen­tait avec timid­ité pour faire ses con­férences à la Fac­ul­tad de Humanidades et qui par­lait telle­ment bas que per­son­ne ne l’entendait — rem­plis­sait pour moi un vide. À la Fac­ul­tad, où j’ai essayé de suiv­re des cours pen­dant des années, per­son­ne n’était vrai­ment capa­ble de tenir un dis­cours cohérent et intel­li­gent sur tout le Siè­cle d’or. Il y avait des spé­cial­istes de la lit­téra­ture espag­nole, mais par tranch­es. J’allais donc écouter Bergamín avec fer­veur, parce qu’il m’apprenait beau­coup. En par­ti­c­uli­er, ses cours sur Gón­go­ra et sur Calderón étaient superbes. Il par­lait égale­ment de sa pro­fonde pas­sion pour Don Qui­chotte qu’il présen­tait dans tous ses cours comme la fig­ure la plus impor­tante de la lit­téra­ture espag­nole. Un jour, j’allais par­tir, et il s’adresse à moi à la porte en me dis­ant : « Je suis José Bergamín. » J’ai ri : « Ah oui, je sais ! » Alors il m’a demandé pourquoi j’étais là, pourquoi j’étais muet — car la plu­part des autres lui posaient des ques­tions. Finale­ment, il m’a invité à bavarder avec lui, et on est devenu très amis, dans la mesure où un jeune comme moi pou­vait être l’ami d’un homme tel que Bergamín. Il avait déjà cinquante ans et quelques à l’époque. Ce fut une appari­tion cap­ti­vante. Il vivait en dehors de Mon­te­v­ideo, dans un quarti­er qui s’appelle Car­ras­co, où il avait loué une petite mai­son sym­pa­thique, au bord du Río de la Pla­ta et de ses plages. Il était avec deux de ses trois enfants. Par la suite, il y a eu une très grande intim­ité entre nous.

 

Y.R. Ce que vous avez peut-être le plus repris de sa pen­sée, n’est-ce pas son refus de faire une dif­férence fon­da­men­tale entre la poésie anci­enne et la poésie mod­erne ? Autrement dit, un poète ancien, un Queve­do comme un Lope de Vega, était aus­si con­tem­po­rain, voire plus con­tem­po­rain, que beau­coup de poètes dits contemporains.

R.P. En effet, il n’y avait pas de solu­tion de con­ti­nu­ité pour lui. Il a com­pris que je tenais beau­coup à être un poète de langue espag­nole. Bergamín était aus­si très intéres­sant quand il vous par­lait en tête à tête des per­son­nages qu’il avait con­nus. J’ai donc eu sous les yeux toute la gamme des écrivains espag­nols vivants. Naturelle­ment, il émet­tait quelques féro­ces cri­tiques accom­pa­g­nées de quelques atten­drisse­ments pour des per­son­nages que je n’aimais pas a pri­ori. Tout cela fai­sait un tableau extraordinaire.

 

Y.R. D’autant plus qu’il était quelque peu « atyp­ique » dans le milieu intel­lectuel uruguayen…

R.P.Oui. Il était catholique, proche des com­mu­nistes et grand ama­teur de cor­ri­das — tout cela très mal vu à Mon­te­v­ideo. La présence de Bergamín a divisé automa­tique­ment les intel­lectuels : il y a eu le groupe des amis de Bergamín et le groupe des amis de Borges. Bergamín avait une dent con­tre Borges. Il dis­ait de lui que c’était un écrivain suisse, mât­iné d’anglais, vivant en Argen­tine. Cela met­tait en rogne tous les borgésiens qui à Mon­te­v­ideo étaient légion, parce que Borges était très à la mode, mais pour des raisons friv­o­les. Or Bergamín, qui était un homme très sérieux, et en même temps très drôle quand il le voulait (comme tous les Andalous, il avait une façon d’envoyer des dards vrai­ment très poin­tus), avec son côté un peu « éli­tiste » qui fai­sait l’enthousiasme de ses amis dont j’étais, était com­plète­ment en décalage par rap­port à la cul­ture que l’on préférait à Mon­te­v­ideo. Sa reven­di­ca­tion de l’Espagne comme cen­tre du monde his­panique, implicite dans ses cours, et sa façon de par­ler n’entraient pas du tout dans le goût national.

 

L’activité cri­tique

Y.R. Dès que vous avez pénétré le milieu lit­téraire espag­nol au milieu des années 50, vous avez écrit des textes cri­tiques essen­tielle­ment sur la poésie. Très vite, à la faveur de vos pub­li­ca­tions très régulières dans la revue madrilène Índice, un pro­jet de recueil d’essais s’est cristallisé sous le titre de Poésie, poètes et antipoètes — sans voir le jour, mal­heureuse­ment. J’aimerais savoir ce qui vous a poussé à écrire sur la poésie.

R.P. C’était une façon de pren­dre ma pro­pre tem­péra­ture. Écrire sur les autres vous aide à pren­dre con­science que vous pou­vez être vous-même l’objet d’attaques si vous dites des sot­tis­es. On est tou­jours sur le fil quand on exerce le méti­er de cri­tique. J’ai écrit des arti­cles cri­tiques sur la poésie parce que c’est la seule chose que je sais faire à peu près. Cela mar­que aus­si, d’une cer­taine façon, mes divers­es étapes. Parce que si je m’étais con­tenté d’une sim­ple — sim­ple ou com­plexe — écri­t­ure poé­tique, se man­i­fes­tant par un livre tous les deux ou trois ans, sans avoir médité entre-temps sur la poésie, je n’aurais pas suivi ma pro­pre évo­lu­tion. Il y aurait eu des sauts incom­préhen­si­bles si l’on n’en avait pas eu l’origine, la cause. J’ai tou­jours eu peur — parce que je suis assez impul­sif, paraît-il — que mes soudaines explo­sions puis­sent nuire à mes poèmes. Chaque poème me coûte telle­ment de tra­vail, telle­ment de médi­ta­tion, telle­ment de réflex­ion : je ne sais jamais si j’ai touché la cible !

 

Y.R. La cri­tique poli­tique est venue beau­coup plus tard…

R.P. Non, avant. Quand j’étais tout jeune, j’avais été politi­cien, d’abord com­mu­niste — une courte péri­ode navrante et stu­pide, et en même temps instruc­tive, ce qui prou­ve que, même de bonne foi, on peut dire des sot­tis­es et que la bonne foi ne jus­ti­fie rien. Habitué à user de ma plume dès mes dix-huit ans env­i­ron, j’ai com­mencé à écrire dans la presse uruguayenne. J’ai tou­jours eu un instinct cri­tique : il faut bien que je l’emploie… Quand j’ai eu la pos­si­bil­ité de pub­li­er fréquem­ment en Espagne (Figueroa, le directeur de la revue Índice, la seule revue à l’époque ne dépen­dant pas du régime, me lais­sait les coudées franch­es), je n’ai pas voulu la per­dre. Au fur à mesure, ce tra­vail est devenu une espèce d’hygiène du poète pour voir où j’en étais moi-même.

 

Y.R. Vous avez surtout écrit sur des maîtres. À ma con­nais­sance, vous abor­dez très peu l’œuvre de poètes de votre génération.

R.P. J’ai écrit con­tre les mau­vais poètes en général. C’est une façon de répon­dre à ces gens qui ne méri­tent que le mépris, parce qu’ils touchent à la poésie. Et s’ils ne se ren­dent pas compte qu’ils sont sots, alors ce sont des ban­dits. Je pars du principe que si l’on veut écrire des poèmes, il faut d’abord appren­dre à en écrire, et ces gens-là se lan­cent comme dans une piscine sans savoir nag­er. Cela m’a valu beau­coup d’inimitiés, parce que je suis très franc. J’ai fait de la polémique quand il le fal­lait, pour des choses impor­tantes, de grande enver­gure, mais pas du tout en fonc­tion de la petite poli­tique lit­téraire. Comme je voy­ais que l’on com­met­tait beau­coup de crimes con­tre la poésie et que per­son­ne ne protes­tait, je me suis dit qu’un jour j’allais faire une espèce d’anthologie des vrais poètes et des antipoètes.

 

Y.R. Ce qui me sem­ble très par­ti­c­uli­er dans ce tra­vail cri­tique, ce qui le relie beau­coup à votre tra­vail poé­tique, c’est qu’il ne s’agit pas à pro­pre­ment par­ler d’études mais de purs essais. Or votre généra­tion est com­posée d’hommes « studieux », uni­ver­si­taires, et il est clair que vous n’avez jamais voulu vous mêler à ce milieu.

R.P. Dieu m’en a gardé !

 

L’art poé­tique

Y.R. Dans un texte très impor­tant, à mon avis, « Con­nais­sance et poésie », qui date de 1958, vous citez d’emblée une déf­i­ni­tion de la poésie par Lope de Vega : « Tiens-toi exclu­sive­ment au sens de ce que dit l’âme, de ce que l’âme te dicte. » À par­tir de là, vous tirez trois con­clu­sions fon­da­men­tales. Pre­mière­ment, que la poésie est une affaire pure­ment spir­ituelle ; deux­ième­ment, qu’il n’existe pas de poésie qui n’émane un tant soit peu d’une grandeur d’âme, aus­si éphémère soit-elle ; troisième­ment, que le style du poète, son art poé­tique, est ce qui importe le moins. Si une poésie, admirable styl­is­tique­ment par­lant, souf­fre de carences, de lacunes spir­ituelles, il y a un « vice de nature », irrécupérable.

R.P. Aragon est dans ce cas.

 

Y.R. Vous devez aus­si penser à Neruda…

R.P. C’est de la même espèce.

 

Y.R. Vous avez donc une vision extrême­ment aiguë, élevée de la poésie. Très clas­sique. Mais qu’entendiez-vous par « affaire spir­ituelle » ? Chez vous, il y a tou­jours une cer­taine ambiguïté entre ce que vous appelez « spir­ituel » et ce que vous appelez « âme ». Quelle dis­tinc­tion feriez-vous ?

R.P. L’esprit con­tient beau­coup moins de choses que l’âme. L’âme, c’est le tout ; l’esprit, dis­ons, c’est une « appari­tion ». La poésie, selon moi, se situe à une hau­teur d’où elle ne peut descen­dre. À par­tir du moment où il y a un souf­fle de poésie qui vous inspire, vous n’avez pas le droit de par­ler de choses bêtes, quo­ti­di­ennes ou vulgaires.

 

Y.R. La poésie vient donc d’ailleurs ?

R.P. La poésie préex­iste. C’est fan­tas­tique de voir des poètes de grande qual­ité com­met­tre par­fois des erreurs gravis­simes — sans per­dre leur âme. Mais celui qui a com­mencé par des banal­ités ne pour­ra jamais se relever. Quelqu’un qui s’intéresse à ce qu’on appelle « poésie » ne peut se con­tenter d’anecdotes ou de cir­con­stances. Il faut absol­u­ment qu’à chaque fois il joue son âme quand il écrit un poème. En ce sens, il doit y met­tre tout ce qu’il peut en matière de beauté. Je suis un per­fec­tion­niste qui sait que la per­fec­tion n’existe pas. Je cherche donc l’impossible.

 

Y.R. Mais cette inspi­ra­tion, d’où vient-elle ?

R.P. Ah, c’est tou­jours l’éternel prob­lème ! Soit elle vient d’une pul­sion de l’esprit, qui touche l’âme, soit tout sim­ple­ment de la capac­ité de votre âme à percevoir des choses d’une cer­taine élévation.

 

Y.R. La poésie préex­iste donc, non pas dans votre âme, dans un principe, mais à l’extérieur de vous-même…

R.P. La poésie mys­tique est admirable pré­cisé­ment en ce qu’elle oublie tout ce qui est extérieur. Et tout ce qui est intérieur sort et s’exprime d’une façon superbe et puis­sante du point de vue tech­nique. Ce qui veut dire que le tal­ent tech­nique n’est pas incom­pat­i­ble avec la pro­fondeur d’âme, au con­traire. S’il manque un des deux élé­ments, il n’y a pas de poésie. Vous ne pou­vez pas dire : je sais écrire des poèmes parce que je con­nais les rimes asso­nantes ou con­so­nantes, les hexa­m­ètres ou je ne sais quoi. Non, un vers, ce n’est pas la poésie. Le vers est une par­tie de la poésie. C’est pour cela qu’un poème n’est bon que s’il l’est entière­ment. Chaque poème est une unité, et cette unité ne peut pas être coupée ou mod­i­fiée. C’est une entité, tout doit coïn­cider pour que le poème ait une beauté qui se donne avec l’harmonie, avec l’intelligence des mots recher­chés ou avec la métaphore que l’on est en train de devin­er ou de con­stru­ire. La poésie ne peut être for­cée. Sans l’emprise de l’inspiration, elle n’existe pas. Il faut avoir un six­ième sens soigneuse­ment cul­tivé pour pou­voir déter­min­er si vous êtes en train de lire un poème qui est un poème ou un poème qui n’en est pas un, déter­min­er que les vers sont bons mais que le poème est mauvais.

 

Y.R. La poésie est-elle l’expression priv­ilégiée de l’inspiration ?

R.P. Elle est à la hau­teur de la musique. La Muse éponyme a fait la musique, et il n’y a pas de poésie sans musique. Vous pou­vez écrire un par­fait hexa­m­ètre ou déca­syl­labe, sans que cela ait rien à voir avec la poésie ; ce sera une déc­la­ra­tion ou un dis­cours, mais pas de la poésie. On oublie que l’art poé­tique a été dis­cuté depuis l’époque de Pla­ton, que sans l’inspiration il n’y a ni poésie mys­tique ni poésie spir­ituelle. La théorie de la poésie est établie depuis tou­jours, c’est une ques­tion de con­nais­sance, et la con­nais­sance s’acquiert par l’intimité que vous avez avec les belles choses.

 

Y.R. Vous écrivez par ailleurs : « La poésie est une ten­ta­tive d’intelligence mys­tique. Comme la con­tem­pla­tion, comme la nuit obscure de la mys­tique, elle s’applique à recevoir et établir une com­mu­ni­ca­tion avec l’inconnu. » Ce qu’on appelle Dieu ou l’esprit divin vous est donc très proche, puisque vous par­lez de rap­port à l’ange, dont par­le aus­si beau­coup la tra­di­tion et qu’ont mis en valeur au XXe siè­cle Rilke, Alber­ti, etc. La poésie est vrai­ment de l’ordre du sacré.

R.P. Du sacré, de toute façon, quel qu’en soit le nom. L’éthique du poète

 

Y.R. Du sacré d’une part, et d’autre part de quelque chose d’« éli­tiste » : le vent de l’esprit souf­fle où il veut, certes, mais pas pour tout le monde de façon démoc­ra­tique. Pour autant, pas plus qu’il n’y a de mys­tique sans ascé­tique, il n’y a de poésie sans grandeur d’âme. Il y a donc une morale inhérente à la poésie, un min­i­mum de tra­vail sur soi. Com­ment pour­riez-vous définir l’éthique du poète ?

R.P. L’éthique du poète con­siste d’abord à savoir jusqu’où ses forces peu­vent l’entraîner, et ne pas, par exem­ple, per­dre son temps à ressass­er le même poème ou les mêmes images dans qua­tre ou cinq vol­umes à la suite. Deux­ième­ment, à ne pas faire l’éloge des mau­vais poètes, pour être « bien » avec tout le monde, car c’est finale­ment pour cela qu’aujourd’hui per­son­ne ne sait ce qu’est la poésie. Troisième­ment, à être cul­tivé. Beau­coup de poètes enfon­cent tous les jours des portes ouvertes, alors que, pour avoir con­nu beau­coup de 57 poètes impor­tants, je sais quel tra­vail, quelle ascèse et quelle minu­tie sont néces­saires pour écrire un poème val­able. Les poèmes dis­cur­sifs ont fait leur temps : on peut être en même temps dense et rapi­de, tan­dis qu’il y a des poètes qui sont dens­es sans être rapi­des, et d’autres rapi­des et nuls, vides.

 

Y.R. Au fond, pour vous, ce tra­vail cri­tique était comme un garde-fou…

R.P. Je passe ma vie à me sur­veiller en tout ce que je fais… Je vais vous racon­ter une petite his­toire à pro­pos de mon beau-père, Jules Super­vielle. Il venait de pub­li­er un nou­veau recueil de poèmes, et il s’est rap­pelé qu’un mois aupar­a­vant on avait notam­ment dit en réu­nion « antor­chas » (en français : « torch­es »). Ce mot lui étant resté dans l’oreille, il avait écrit dans un poème « antorch­es » au lieu de « torch­es ». Quand il a vu cela pub­lié, il en a été malade, lit­térale­ment malade. Il n’en a pas dor­mi de la nuit. Le lende­main, il m’a téléphoné : « Ricar­do, c’est votre faute. Ne me par­lez plus espag­nol, parce que je vais faire des his­panismes. Com­ment est-ce pos­si­ble à mon âge, moi qui ai passé toute ma vie à étudi­er la langue française jusqu’aux entrailles ? » Je lui ai dit : « Écoutez, dites que c’est une coquille, voilà tout. » Mais on n’a plus par­lé espag­nol devant lui.

 

Y.R. Avec cette exi­gence très haute que vous vous êtes imposée, n’avez-vous pas pris comme une béné­dic­tion le fait d’être un poète espag­nol, exclu­sive­ment espag­nol, dans un con­texte français ? Ce con­texte très éloigné du milieu his­panique vous a empêché de faire des mélanges impurs…

R.P. Cela m’a beau­coup aidé, parce qu’en défini­tive le français et l’espagnol sont à la fois des langues très proches et très dis­tinctes. Évidem­ment, ma langue naturelle pour le poème, c’est l’espagnol. Je me déracin­erais en écrivant des poèmes en français, parce que je ne con­nais pas le français aus­si bien que l’espagnol, et parce que ma langue m’a coûté telle­ment d’efforts que je me fou­et­terais si je lui étais infidèle. J’ai donc très bien com­par­ti­men­té ma vie de citoyen français et ma vie d’auteur de langue espag­nole. On n’est vrai­ment poète que dans une seule langue. Lisez les poèmes français de Rilke : ce n’est rien.

 

Y.R. Mais cette exi­gence spir­ituelle, éthique, ne vous a‑telle pas aus­si con­damné à une poésie quelque peu dés­in­car­née, étant très éloignée du lan­gage espag­nol courant ? Je pose la ques­tion du rap­port d’une langue à une terre, à une nation, à son his­toire. De grands poètes que vous aimez ont été très liés à leur terre ou leur con­ti­nent comme Darío ou Una­muno ou des Russ­es comme Paster­nak ou Mandelstam.

R.P. Je n’ai jamais vu la moin­dre util­ité à jouer sur mes orig­ines : la poésie est intem­porelle, et, finale­ment, le poète aus­si. Je suis né en Uruguay : que voulez-vous que j’y fasse ? Tan­dis que, pour Super­vielle, l’Uruguay était une deux­ième patrie. C’est la dif­férence : j’y ai vécu toute mon enfance, mais, je l’ai déjà dit, elle ne m’a pas lais­sé beau­coup de traces agréables. Je ne crois pas que mon esprit ait besoin de s’occuper de cela.

 

Neru­da, l’antipoète

Y.R. Un essai qui vous a ren­du plus ou moins con­tre votre gré très célèbre, c’est celui que vous avez con­sacré à Pablo Neru­da. Il a son orig­ine dans un entre­tien que vous avez don­né en févri­er 1957 dans Índice, à l’occasion de la paru­tion d’un de vos recueils. Le jour­nal­iste vous demandait : « Que pensez-vous de la poésie sud-améri­caine ? » Et vous répondiez : « La poésie qui s’est créée en Amérique du Sud dérive en général du sys­tème nerveux. Elle est descrip­tive, nar­ra­tive, pseu­do-épique, geignarde, fémi­nine, peu spir­ituelle, et ce dans une cer­taine mesure à cause du pire poète actuel : Neru­da. Je suis sur­pris que cer­tains Espag­nols fassent les yeux doux en par­lant de Neru­da. Il y a là un mythe et une igno­rance absolue de son oeu­vre des quinze dernières années. Si les Espag­nols lisaient Le Chant général, Les raisins et le vent, Les Vers du cap­i­taine, Les Odes élé­men­taires, ils ver­raient jusqu’à quel point la graphomanie néru­di­enne est la néga­tion même de la poésie. Pas une idée, une vul­gar­ité d’ivrogne arriéré, une langue informe, une bour­sou­flure anec­do­tique, une tromperie typographique qui veut faire pass­er la mau­vaise prose pour un vers. Mais surtout un manque abyssal d’âme, de spir­i­tu­al­ité. Il est clair que, comme c’est le chemin le plus facile, cette poésie a de l’influence, et on l’imite, et on l’appelle poésie sud-améri­caine. » À quand remonte votre prise de con­science de l’influence de Neruda ?

R.P. J’étais fort jeune à l’époque où il était en pleine gloire. Même Bergamín ne ces­sait de le citer. J’ai com­pris après que c’était exclu­sive­ment pour des raisons poli­tiques, puisqu’au fond il ne l’aimait pas du tout, y com­pris comme per­son­ne. Moi, je n’avais jamais goûté ce qu’il écrivait, parce que j’étais tou­jours très réservé par rap­port à son génie ou son tal­ent : il avait un ter­ri­ble côté kitsch. Je remar­quais surtout que c’était la poésie de quelqu’un de très igno­rant, car il ne fai­sait jamais une cita­tion con­crète, il était inca­pable d’écrire un texte sur la poésie, inca­pable de s’exprimer en ter­mes autres que poli­tiques et qui ne touchaient pas le fond. En plus, il était très enflé. J’ai eu des rela­tions avec lui à l’époque où j’étais com­mu­niste. Comme j’étais venu à Paris pour le Con­grès pour la Paix en 1949, il m’a appelé pour que je lui serve un peu de secré­taire. J’avais donc une voiture, je le con­dui­sais par­fois à cer­tains déje­uners, dîn­ers, etc. Jamais je n’ai pu par­ler franche­ment avec lui de ce virage extra­or­di­naire qu’il avait fait après ses pre­miers bouquins, qui avaient eu telle­ment de suc­cès, pour devenir une espèce d’aède du com­mu­nisme, sans aucun respect pour la poésie. Du reste, il a fait un jour un aveu qui m’était allé jusqu’au fond de l’âme. Il dis­ait en par­lant de la poésie : « Je l’ai telle­ment fréquen­tée que je lui manque totale­ment de respect. »

 

Y.R. Au moins qua­tre cri­tiques sud-améri­cains ont répon­du, réa­gi à cet entre­tien paru dans Índice. Tout en dis­ant que vous êtes quelqu’un d’assez bien par ailleurs, ils se demandaient ce qu’il y avait der­rière vos pro­pos, parce qu’évidemment per­son­ne n’avait jamais dit cela. C’est pour leur répon­dre que vous avez écrit « La parole morte de Neruda »…

R.P. Dans ce texte, je me suis con­tenté de par­ler de la dernière époque de Neru­da. Juan Ramón Jiménez avait pub­lié un mer­veilleux texte sur lui, dis­ant qu’il était la néga­tion même de la poésie, que c’était un « grand mau­vais poète ». De ce fait, Jiménez démon­trait que Neru­da ne pou­vait être en aucun cas le leader de la poésie sud-améri­caine, puisque c’était un raté, un raté du roman­tisme. En effet, Neru­da avait com­mencé par écrire des poèmes d’amour doués d’une cer­taine flamme. Mais comme il a eu une célébrité pré­coce et que le Par­ti s’est servi de lui comme porte-parole de la nou­velle cul­ture de l’Union sovié­tique et de l’Amérique du Sud, il était devenu intouch­able, pro­mu comme un Picas­so ou un Aragon — choses qui m’irritaient pro­fondé­ment, parce que je sen­tais que tout cela était faux : une pure con­struc­tion poli­tique, qui con­sis­tait en out­re à tuer la poésie. Neru­da suiv­ait au pied de la let­tre les instruc­tions du Par­ti, comme tous les autres com­mu­nistes qui étaient payés — je l’ai vu, je l’ai con­staté — pour écrire, payés au vers. Il m’avait dit lui-même avoir obtenu de l’Union sovié­tique que chaque vers fût con­sid­éré comme de la prose. Alors il coupait la ligne en dix, il fai­sait comme si c’était un poème et touchait ses quar­ante rou­bles au lieu des qua­torze qui lui seraient revenus s’il avait fait un poème en tant que poète. Il suiv­ait de près, le plus lit­térale­ment pos­si­ble, le célèbre Rap­port Jdanov sur la cul­ture, les arts et les let­tres, qui avait reçu l’accueil de tous les par­tis com­mu­nistes et de tous les com­pagnons de route. On y dis­ait caté­gorique­ment que la poésie clas­sique ou mod­erne qui ne répondait pas aux normes du réal­isme social­iste devait être jetée à la poubelle pour être rem­placée par les dogmes du réal­isme social­iste. Du reste, en Hon­grie, Neru­da avait renié offi­cielle­ment tous ses livres antérieurs. « Offi­cielle­ment », parce qu’en fait il avait con­tin­ué à les rééditer. En 1949, je n’avais pas encore pub­lié, j’écrivais pour moi. Un jour, Neru­da m’avait sur­pris dans ma voiture en train d’écrire : « Qu’est-ce que tu as entre les mains ? — Rien… — Ah, tu écris des poèmes ! Tu ne m’avais rien dit. Laisse-moi les lire. » Une fois lus, il m’a con­seil­lé : « C’est bien, mais il faut que tu changes. Aupar­a­vant, cela allait ; main­tenant, il faut absol­u­ment écrire autre chose. Fais comme moi… » Pénétré des clas­siques et de la bonne poésie mod­erne espag­nole, cette recom­man­da­tion m’a fait l’effet d’un crime. C’est donc après cela, en regar­dant les choses à tête reposée, que je me suis dit qu’il fal­lait que j’écrive là-dessus, puisque per­son­ne n’osait pren­dre les devants ; il fal­lait expli­quer à quel point cette fumis­terie avait vrai­ment empoi­son­né la lit­téra­ture de langue espagnole.

 

Y.R. Un des argu­ments très forts que vous posez dans « La parole morte », c’est que Neru­da est un poète bour­geois — la poésie bour­geoise, pour vous, se dis­tin­guant pré­cisé­ment par deux choses : son car­ac­tère pure­ment thé­ma­tique (on retrou­ve cela dans la poésie social­iste, de fait) et sa volon­té de sépar­er le fond de la forme. On a donc affaire à une poésie pom­peuse, con­tre laque­lle vous vous êtes tou­jours bat­tu. Vous retrou­viez, d’une cer­taine façon, la poésie que vous aviez apprise à l’école. On est très loin de ce que Huido­bro dis­ait et que vous citez en exer­gue à cet essai : « Invente des mon­des nou­veaux et prends soin de tes mots.

R.P. En plus, il y avait chez lui une ser­vil­ité telle­ment épou­vantable : ces éloges de Staline (« Staline est plus grand que tous les hommes réu­nis », etc.) ! C’étaient des choses telle­ment infâmes, écrites, non par con­vic­tion, mais exclu­sive­ment par intérêt. Comme j’avais quit­té le Par­ti et que les com­mu­nistes sont ter­ri­ble­ment sus­cep­ti­bles et vous pour­suiv­ent, une avalanche d’immondices s’est alors abattue sur moi. On m’a accusé de tous les maux : que, si j’avais cessé d’être com­mu­niste et que j’attaquais Neru­da, c’est que je m’étais mar­ié avec la fille d’un ban­quier, que je m’étais ven­du à la CIA, etc.

 

Y.R. Pour revenir à la ques­tion de fond, je voudrais citer un pas­sage qui me sem­ble très impor­tant : « Il ne reste rien à Neru­da : ni patrie, ni lan­gage, ni race, ni éthique. Car chez le poète le respect pour la poésie inclut tous les autres. La poésie est la rai­son d’être du poète, la dif­férence essen­tielle de son être. Sans doute peut-il cess­er d’être poète, cess­er de penser en poésie, aller autre part en esprit. La seule chose qu’il ne peut faire, c’est de per­dre le respect pour la poésie, son pro­pre être, sa pro­pre dif­férence. Le poète qui con­tin­ue à écrire ain­si finit par tuer autrui. » Pour vous, on voit bien que cela va très loin, parce que Neru­da com­met ni plus ni moins un acte sac­rilège. On ne com­prend pas votre pen­sée si on ne la place pas de ce point de vue-là.

R.P. Neru­da était le Staline de la lit­téra­ture espag­nole : tout le monde le suiv­ait. C’est pour cela que j’étais con­sid­éré comme une espèce d’hérétique mon­strueux. Touch­er un cheveu de cet homme était un crime.

 

Y.R. Vous dites pour ter­min­er : « La poésie selon Hei­deg­ger et Huido­bro doit d’une part révéler l’Être, le ren­dre acces­si­ble et le con­serv­er vivant dans le lan­gage. » Puis, en con­traste, à pro­pos de Neru­da : « Il ne prend pas soin des mots, il les cor­rompt. Il appau­vrit la planète en lui agrégeant un jar­gon informe et stu­pide. Jamais il n’a fait accéder l’Être au lan­gage. Il n’œuvre que sur le plus infime et le sous-état des choses. Ain­si trahit-il l’un après l’autre tous ses droits et tous ses devoirs. Ain­si s’expatrie-t-il pour tou­jours de la poésie. »

R.P. En ce sens, je voudrais citer ce que dit Béc­quer, le grand poète roman­tique espag­nol du début du XIXe siè­cle, au sujet de la fonc­tion d’un poète : « Je suis l’invisible anneau / qui attache le monde de la forme / au monde de l’idée. » Impos­si­ble de trou­ver une idée ou un attache­ment quel­conque à l’esprit de la part de Neru­da. Novalis dit aus­si : « La poésie prédis­pose au sur­na­turel. » Imag­inez à quoi chanter Staline pou­vait prédis­pos­er ! Voyez déjà comme Neru­da chante la sim­plic­ité dans ce « poème » : « Ah, sim­plic­ité ! / On ne m’aime pas dans les salons / Je veux venir / On ne me laisse pas entr­er / Moi, pau­vre poète… » Ç’a été écrit et pub­lié. Novalis ajoutait : « La poésie est la représen­ta­tion de l’âme, et elle est plus liée à l’invisible qu’au vis­i­ble. » C’est exacte­ment dans cet esprit que j’ai voulu écrire, que je défends la poésie qui suit ces con­cepts abso­lus. Si l’on croit que l’anecdote de chaque jour, le mis­éra­bil­isme de la pho­to instan­ta­née représente l’âme ou vous attache à l’invisible, on se trompe : c’est de la plat­i­tude la plus terrifiante.

 

Octavio Paz, le caméléon

Y.R. Un autre grand antipoète, que vous avez égale­ment con­nu, c’est Octavio Paz, qui était très mar­qué par le surréalisme.

R.P. Par le sur­réal­isme et le trot­skisme. J’avais ren­con­tré Paz à Buenos Aires d’abord, où il était diplo­mate. Puis je l’ai retrou­vé à Paris de nou­veau diplo­mate, comme je le serai un peu plus tard. Naturelle­ment, il pré­parait sa cam­pagne et sa car­rière, et, naturelle­ment, quand je me suis mar­ié avec Anne-Marie Super­vielle, j’ai su qu’il était allé voir plusieurs fois Jules Super­vielle et qu’il le cajo­lait beau­coup. Mais celui-ci ne le con­sid­érait pas non plus comme un grand poète pour la sim­ple rai­son que la poésie sur­réal­iste n’avait jamais pénétré son cerveau.

 

Y.R. Vous avez écrit dans Con­tre­point, en 1981, un arti­cle inti­t­ulé : « Octavio Paz, le caméléon ». On y retrou­ve beau­coup de choses que vous reprochiez déjà à Neru­da. La dif­férence majeure, c’est qu’ici il n’y a plus Staline. À l’époque, Paz n’était pas encore nobélisé, et vous dites : « Né pour être Nobel, et s’étant décou­vert, dès sa jeunesse, ce des­ti­no man­i­fiesto, il a vécu les yeux fixés sur la Mecque Stock­holm. Révo­lu­tion­naire les jours pairs, insti­tu­tion­nel les jours impairs — comme le par­ti au pou­voir chez lui —, il a l’adresse d’épouser toutes les modes à l’heure pré­cise où, déjà fre­latées, le grand pub­lic les assimile. »

R.P. J’ai com­mencé par lire les livres de Paz pra­tique­ment à l’époque où je l’ai con­nu. Dès les pre­miers livres, je n’ai pas aimé. Par­fois, je me rete­nais, je me dis­ais : « Tu dois te tromper, tu ne peux pas dire du mal de quelqu’un qui est telle­ment reçu et soutenu comme poète. C’est peut-être toi qui te trompes, tu ne peux pas avoir rai­son con­tre tout le monde. » Finale­ment, j’ai encore dû avoir rai­son con­tre tout le monde.

 

Y.R. Vous citez Macha­do : « Je tiens à dis­tinguer les voix des échos. » Et vous com­mentez : « Paz, l’écho de toutes les voix, sauf de la sienne. » Effec­tive­ment, vous décrivez bien son univers chao­tique : « Selon ses exégètes autorisés, Octavio Paz y penche du côté nip­po-hin­dou, mon­do-véda, et pose des passerelles entre le Kama-sutra et le pagan­isme aztèque. » Il écrivait
aus­si des haïkus…

R.P. De faux haïkus. Il savait très bien que les haïkus exi­gent de la pein­ture, et par­fois de la musique…

 

Y.R. Vous stig­ma­tisez surtout la dernière péri­ode, et l’on pense beau­coup à toute la cri­tique struc­tural­iste qui le ren­dra très célèbre, et qui le nobélis­era d’une cer­taine façon.

R.P. Il a réus­si à ven­dre le Mex­ique aux Européens et aux Hin­dous, parce qu’il était ambas­sadeur en Inde. À chaque fois qu’il allait quelque part, c’était tou­jours comme diplo­mate : c’était un mondain absolu. Il fai­sait car­rière en par­lant du Mex­ique. Et comme per­son­ne n’a jamais com­pris le Mex­ique, lui avait la clé du Mex­ique. Tous les Français ont cru qu’en con­nais­sant Octavio Paz ils con­nais­saient du même coup le Mex­ique. En Inde la même chose. Il fai­sait croire en Inde que les Mex­i­cains aimaient l’Inde, et aux Hin­dous qu’ils avaient com­pris le Mexique.

 

Y.R. Au fond, c’est un poète de la mondialisation.

R.P. Exacte­ment. Mais pour vous mon­tr­er que je n’exagère pas, je vais vous citer quelques petits haïkus : « Les linges blancs éten­dus sur les pier­res / regarde-les et tais­toi / Sur l’îlot cri­ail­laient / les singes au cul rouge. » C’est d’une élé­gance ! « Les linges blancs éten­dus sur les pier­res / regarde-les et tais-toi. » Cela se répète. « Blancs les palais / blancs sur les lacs noirs / lingam et yogi. » Plutôt que de l’essence à l’existence, l’esprit d’Octavio Paz se promène d’escalier en escalier. S’il faut par­ler d’amour, il faut dire : « J’entre par ta bouche / Je sors ».

 

Pro­pos recueil­lis par Yves Roullière.

 

Cet entre­tien a paru dans le n°5 de la revue NUNC.

Recours au poème remer­cie Régi­nald Gail­lard, Franck Damour et Yves Roul­lière pour leur aimable autori­sa­tion de repren­dre cet entre­tien de Ricar­do Pasey­ro pub­lié dans le n°5 de la revue NUNC.

 

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