Anne-Lise Blanchard, Je n’invente rien, tout est là et autres poèmes

Par |2023-11-06T17:26:08+01:00 6 novembre 2023|Catégories : Anne-Lise Blanchard, Poèmes|

 

Je n’invente rien, tout est là1

Bétail humain mar­qué du nom de la bête têtes 
comptabilisées
vies assignées à l’obsolescence
images recyclées ren­gaines des peurs ad 
nau­se­am bouch­es d’or distillant
la mort                  un instant encore

je veux déplier
le grand film de la vie aborder
les îlots d’Humanité mains nues 
embrass­er à pleine bouche le chaud 
pelage de la ten­dresse m’immerger 
dans la lumière pleine de grâce
d’un regard de chair d’un clair sourire

boire  à petites lampées - l’espoir 
qui se heurte aux lèvres
avant avant le sourd hiver­nage 
avant la ten­ta­tion du silence

un instant encore

*

Nous avons per­du les contours
nous avons con­damné le dis­tinct et la nuance
nous nous sommes alignés sur une langue numérique 
(aveu­gle­ment prométhéen) qui inocule des
îlots de bes­tialité occulte le ciel

Bru­tal­ité des chimères nouvelles
qui cor­rode le corps collectif
la pour­ri­t­ure étreint l’imaginaire des enfants

*

 

Je mas­tique le nom du père 
sor­ti de l’histoire au for­ceps 
j’assiste au viol des con­sonnes 
qui con­ti­en­nent le lieu la lignée

Oblitération d’une syn­taxe 
s’accordant aux passerelles 
silen­cieuses nourricières d’imaginaire 
(l’invisible n’a pas son mot à dire)

Élimination de la lim­ite 
elli­sion du vivant
et la terre entière se dilue 
dans l’arasement de tout relief 
qui fixe le socle
abrite le port

Humains liq­uides sommes-nous encore humains

notre libre arbi­tre déclaré illégal
le cav­a­lier de l’apocalypse nous tient par la menotte 
allons allons où faiblit
la lumière oblique d’une parole possible

*

Lente­ment
se défait la rosace des jours
depuis longtemps son cœur a noir­ci 
con­sumé au bûcher des idéologies

Ivresse
d’un pou­voir 
ten­tac­u­laire qui 
occulte tout salut

Alors qui me connaîtra 
pren­dra soin de moi 
me consolera

*

Avons-nous vu quelque présage
un crois­sant de soleil
un bal­lon dans l’azur (ain­si se ren­voient-ils 
la balle) les arbres craquent
le ciel s’est écarté la lumière s’éteint
dans la létale fusion des espaces
des espèces Babel Babel

et tes promess­es Avant que tu n’exécutes 
notre libre arbitre
don­nons-nous le bais­er de l’adieu

*

Lais­serons-nous dérober
la car­togra­phie de notre for intérieur 
ordon­ner l’usufruit de nos vies
un sourd entêtement nous main­tient 
en quelques arpents de parole libre 
L’œil du cyc­lope est sans paupière
il ne s’éteint jamais2

Quelle mon­tagne nous fau­dra-t-il gravir 
pour désencombrer l’ouïe
déloger les visions colonisatri­ces 
qu’exacerbent des forêts de fibres

Une main despo­tique nous déroute 
de la car­a­vane des anges

*

Une bru­ine sourde
efface la trace de ce qui fut nos lèvres
se sou­vien­dront-elles de ce qu’elles nommaient
naguère

Saurons-nous encore énucléer
le vide désaturer le corps
des mots ren­dre grâce aux corps de pierre 
viv­i­fi­er nos corps de chair
cueil­lir les étoiles
et tress­er nos harmonies

Notes

  1. Régi­nald Gaillard
  2. Chris­t­ian Bobin

Présentation de l’auteur

Anne-Lise Blanchard

Anne-Lise Blan­chard : Danseuse, choré­graphe, puis thérapeute. Longtemps col­lab­o­ra­trice de plusieurs revues de créa­tion lit­téraire et artis­tique dont Ver­so, Lieux d’Etre, Diérèse, présente en revues et antholo­gies. Plusieurs de ses poèmes sont traduits en ital­ien, anglais, espag­nol. Organ­ise le Print­emps poé­tique de Saint-Geoire-en-Val­­daine, au pied de la Char­treuse dont elle aime à par­courir cin­gles et som­mets ; mem­bre du Prix Étio­phile de lit­téra­ture africaine et des Caraïbes (pour se décen­tr­er, à défaut de se ren­dre dans ces con­trées) ; poète invité à la 26 e édi­tion du fes­ti­val de poésie de Sète « Voix vives de la méditer­ranée ». Plusieurs revues lui ont dédié un dossier : Diérèse n°45, été 2009 ; Dip­tyque #3, Entre-Deux, 2013 ; Poésie / pre­mière n°74, La poésie est danse, entre­tien avec Jacque­line Persi­ni, sep­tem­bre 2019 ; Tra­ver­sées n°101, été 2022.

Dernières pub­li­ca­tions : Une odeur d’enfance, poésie jeunesse, Voix Tis­sées (2023) ; Solil­oque pour ELLES, Tran­signum (2023) ; L’Horizon patient, Ad Solem (2022) ; Le Ravisse­ment de la marche, haïkus, Ate­lier du Grand Tétras (2021) ; Épit­o­mé du mort et du vif, Jacques André éd. (2019) ; Les jours suff­isent à son émer­veille­ment, Unic­ité (2018) ; Le Soleil s’est réfugié dans les cail­loux, Ad Solem (2017). https://anne-lise-blanchard.com/

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