1)    Recours au Poème affirme l’idée d’une poésie conçue comme action poli­tique et méta-poé­tique révo­lu­tion­naire : et vous ? (vous pou­vez, naturelle­ment, ne pas être en accord avec nous, ou à être d’accord dans un sens diamé­trale­ment opposé au nôtre)

D’abord, si je vois la poésie comme une action, c’est moins en songeant à des buts prémédités qu’on lui fix­erait qu’à l’engagement total de l’être de l’auteur dans le chem­ine­ment boulever­sant du poème, sus­cep­ti­ble de boule­vers­er aus­si ceux qui le liront. Le degré poli­tique révo­lu­tion­naire de ce boule­verse­ment, selon les voix des poètes, les fortes, les frag­iles, est loin d’être tou­jours net­te­ment mesurable, mais au cœur de chaque poésie authen­tique, du mur­mure au cri, exis­tent un refus et une remise en cause du sim­u­lacre, de la dépos­ses­sion de soi, de la déshu­man­i­sa­tion à l’œuvre dans la société d’aujourd’hui. Tout poème est révo­lu­tion­naire par sa capac­ité de saisir, de main­tenir et de trans­met­tre la vérité du monde con­tre le men­songe. Oui, incon­sciem­ment ou con­sciem­ment, la poésie est en lutte parce qu’elle s’obstine à dire ce qui donne pro­fondé­ment sens à la vie con­tre ce qui s’organise à prospér­er sur l’oubli du sens de la vie :

Com­ment prouver
ce qui est nécessaire
ce qui est grand
sous le fouet
sous les éclats de rire
des gar­di­ens habillés
quand on est nu soi-même
avec ses organes génitaux
tout à fait absents
quand on a peur
et qu’en face le cerf-volant
se cogne au crépuscule
avec ses six ailes déchirées.

(Yan­nis Rit­sos, in Papiers, traduit du grec par D. Grand­mont, Les Edi­teurs Français Réu­nis, 1975)

 

2)    « Là où croît le péril croît aus­si ce qui sauve ». Cette affir­ma­tion de Hölder­lin parait-elle d’actualité ?

On aimerait bien croire à cette coex­is­tence du mal et de son anti­dote. Bien des événe­ments his­toriques ont don­né à leur façon rai­son à Hölder­lin (occu­pa­tion de pays générant la résis­tance, par exem­ple…). Dans le con­texte qui nous con­cerne, où le péril est une destruc­tion à la fois spec­tac­u­laire et insi­dieuse de la nature pro­fonde de l’humanité par l’automatisation, la con­som­ma­tion, la dénat­u­ra­tion des êtres et de leur envi­ron­nement tant matériel que spir­ituel, la ques­tion sous-entend d’envisager la poésie pour remède. Si la poésie a un pou­voir con­tre ce mal d’aujourd’hui, il ne sera pas effi­cace à lui seul : il lui fau­dra pour alliés l’art en général, des remis­es en ques­tion d’un type de pen­sée économique, des réori­en­ta­tions de l’éducation, etc. La poésie, si on lui per­met vis­i­bil­ité et lis­i­bil­ité, est indis­cutable­ment un appui, un repère : elle dit que la vie ne se for­mate pas, qu’elle débor­de tou­jours les lim­ites dans lesquelles on voudrait la can­ton­ner à des fins de manip­u­la­tion ou d’exploitation. Elle les débor­de par les vraies dimen­sions du réel que cer­tains poètes s’attachent à restituer, par ses pro­longe­ments dans l’imaginaire, le spir­ituel, l’émotionnel… Je vois le poète comme un gar­di­en de ce repère, un gar­di­en de phare. Quant à savoir s’il pour­ra, en plus de main­tenir la lumière allumée, guérir la myopie voire la céc­ité de beau­coup de nav­i­ga­teurs, c’est un autre problème.

 

3)    « Vous pou­vez vivre trois jours sans pain ; – sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui dis­ent le con­traire se trompent : ils ne se con­nais­sent pas ». Placez-vous la poésie à la hau­teur de cette pen­sée de Baudelaire ?

Oui, on peut plac­er la poésie à la hau­teur de cette pen­sée de Baude­laire, qui doit autant sa célébrité à sa for­mu­la­tion qu’à son fond de vérité. Pain et poésie, sub­stances vitales. C’est la deux­ième par­tie de la phrase qui jus­ti­fie la pri­mauté de la sec­onde sub­stance sur la pre­mière : si on peut se pass­er tem­po­raire­ment de pain, on ne peut se pass­er de ce qui tisse con­tinû­ment notre rai­son pro­fonde de vivre (ou par­fois de mourir) : s’émouvoir, rêver, s’étonner, aimer, s’inquiéter, etc., etc. Tous ces états de l’être sont la matière de la poésie et ne pas se con­naître, c’est vivre sans pren­dre con­science que la poésie, l’art sont les révéla­teurs de ce que nous avons de plus intime, de plus sin­guli­er, de plus riche et de mieux ancré au fond de nous. 

 

4)    Dans Pré­face, texte com­muné­ment con­nu sous le titre La leçon de poésie, Léo Fer­ré chante : « La poésie con­tem­po­raine ne chante plus, elle rampe (…) A l’é­cole de la poésie, on n’ap­prend pas. ON SE BAT ! ». Ram­pez-vous, ou vous battez-vous ?

De sa (brève mais intense) rela­tion avec André Bre­ton, Fer­ré a au moins con­servé de la parole sur­réal­iste le ton asser­tif, péremp­toire, empha­tique ! Au milieu des années 1950, péri­ode où fut écrite cette pré­face à « Poètes vos papiers ! », écrivaient des poètes tels que Guille­vic, Dadelsen, Rous­selot, Super­vielle ou Reverdy pour ne citer que quelques noms : étaient-ils de ces poètes con­tem­po­rains ram­pants que Fer­ré apos­tro­phe ? Si oui, c’est dif­fi­cile à avaler ! Ah ! certes, la plu­part pra­ti­quaient le vers libre, vers qui n’en est pas un comme le dit, tou­jours aus­si nuancé, Léo dans la même pré­face. Car tou­jours selon lui, le vers libre ne chante pas. D’une part c’est dis­cutable, d’une autre, qui affirmerait sans sour­ciller que la poésie doit chanter ? Nom­breux sont les lecteurs qui atten­dent aus­si et surtout qu’elle dise. Quant à l’autre asser­tion («… on n’apprend pas. ON SE BAT ») elle a l’avantage d’être assez vague pour qu’on en fasse un fourre-tout ! Léo Fer­ré est à mes yeux un très grand chanteur et poète mais il lui est arrivé de rater des virages. Je ne trou­ve donc rien à répon­dre à une ques­tion fondée sur des affir­ma­tions caricaturales.

 

5)    Une ques­tion dou­ble, pour ter­min­er : Pourquoi des poètes (Hei­deg­ger) ?  En pro­longe­ment de la belle phrase (détournée) de Bernanos : la poésie, pour quoi faire ?

Je ferai des deux ques­tions une seule. Les poètes et la poésie sont absol­u­ment néces­saires dans notre époque anti-poé­tique. Ils et elle sont là pour ouvrir des fenêtres sur le monde que les vit­res avaient figé, aplati. Ils lui ren­dent son épais­seur, ses lignes de fuite vers ce qu’il a de plus secret et d’invisiblement présent. Le poème crée des ren­con­tres avec les êtres et les choses que nous n’aurions jamais faites sans lui, parce qu’en glis­sant sa vie dans la vie, la parole poé­tique crée des émo­tions, des vérités, des évi­dences inédites que le lan­gage usuel (encore appau­vri par la fausse com­mu­ni­ca­tion actuelle) ne laisse pas même soupçon­ner. Ils ouvrent aus­si des fenêtres sur l’espace intérieur et nous y révè­lent des pou­voirs de mieux ressen­tir et com­pren­dre qu’une part de nous, quel que soit notre âge, est encore à naître ou à attein­dre : on s’aventure en soi-même (et sou­vent plus loin que prévu) à la lec­ture d’un poème et au-delà d’elle.  La poésie rend la vie inépuisable.

 

 

 

 

 

 

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