Joli numéro, pour cette revue trimestrielle québé­coise fondée en 1976 et dirigée par Véronique Cyr ! Et qui mon­tre la vital­ité de pro­pos et de voix de la poésie du Cana­da fran­coph­o­ne. Peut-être cette vital­ité est-elle d’ailleurs en par­tie assurée par la forme très fréquente de l’interlocution dans les poèmes qui y sont présen­tés : le « je » s’y adresse très sou­vent à un « tu », le « toi » est désigné, apos­trophé, abor­dé, qu’il soit le sujet lyrique lui-même ou un autre véritable.

 

« C’est toi que j’avais recon­nu en moi au com­mence­ment du monde » (Fausti­no)

« Tu essaies de vivre la vie nor­male des autres » (des Roches)

« J’aime à bra­con­ner la four­rure usée de ton lit » (Cot­ton)

 

La nar­ra­tion, le mode épique qui sem­ble fait pour décrire et racon­ter le trop plein puis­sant du monde, à la fron­tière du romanesque, cela aus­si est présent, chez Patrick Brise­bois, par exemple :

 

« Elle a tou­jours eu les hommes qu’elle voulait / avec sa den­ti­tion son apparence noble / ses cheveux d’encre chi­noise / il dit qu’il arrive de trop loin / de la boue noire des hommes noirs / je titube entre les murs j’ai froid / il n’y a plus de bois pour le feu » 

 

dont le poème fait penser à l’éparpillement syn­thé­tique du Dos Pas­sos de Man­hat­tan Trans­fer racon­tant les des­tins, les scènes de vies et les soli­tudes entre­croisées de New York.

 

Le numéro s’ouvre avec la présen­ta­tion par Véronique Cyr de la thé­ma­tique : « le ça qui hante » (exer­gue de J.-B. Pon­tal­is) les « imag­i­naires de l’idée fixe », mal­adie, mort, appari­tion, « ça dérangeant », poésie elle-même, tant il est vrai que « l’écriture poé­tique est une voix basse tou­jours en état de veille » (p. 4). Mais cette han­tise n’ouvre nulle­ment sur un traite­ment « goth­ique » des choses. L’expression y est plus proche du roman noir et de la langue ciné­matographique et pic­turale de la Nou­velle Fig­u­ra­tion Nar­ra­tive (Mono­ry) ou des Boule­vards du Crépuscule.

 

Les auteurs y sont présen­tés par ordre alphabé­tique, et non par « manière » ou par cen­tre d’intérêt : cette démoc­ra­tie de l’irraisonnée, à la fois arbi­traire et essen­tial­iste (comme celle du dic­tio­n­naire), cor­re­spond bien, au fond, à cet univers men­tal fait de ren­con­tres, d’aléatoire et de chocs, où l’on cherche les pro­fondeurs du sens. Le pre­mier, Jean-Philippe Berg­eron, qui nous par­le « Après la cat­a­stro­phe », restitue notre présent à la fois préhis­torique et tech­nologique où « les mains armées de bifaces fouil­lent les car­cass­es de mou­ton, font jail­lir le pét­role ». Il y fait dia­loguer, sur huit séquences, micro­cosme et macro­cosme, corps et planète, can­cer et guer­res civiles, mal­adie de l’un et corps exploité de l’autre. La poésie est comme l’expression de l’ignorance et du désar­roi vio­lent de l’homme mod­erne aux « sor­cel­leries antibi­o­tiques » et aux luttes prim­i­tives, d’agressé plutôt que d’agresseur : « et tu fab­riques de la survie mes seules têtes de flèches. »

Patrick Brise­bois racon­te ensuite un amour inter­dit mod­erne, un peu goth­ique tout de même, avec « Tam­pax dans la poubelle / cheveux au fond de la douche » mais aus­si avec « trans­for­més en loups de pleine lune », « Hors-las de Mau­pas­sant » et « nécro­p­ole de ceux à peau grise ». Avec Shawn Cot­ton, l’amour, le désir et la sépa­ra­tion se racon­tent dans une quo­ti­di­en­neté à la fois triv­iale et éru­dite, où le franglais naturel (« un bloc de down­load de temps ») côtoie Ner­val et Gaë­tan Picon. Véronique Cyr, sous le patron­age du poème « 3 – Ménade » de Sylvia Plath, évoque les mas­sacres du Rwan­da en con­tre­point d’une guerre de cou­ple (ou pour le cou­ple impos­si­ble ?) et l’impossibilité (méta­physique ?) de traiter « une guerre à la fois ». Car­ole David pro­pose cinq scènes vio­lentes et brèves du monde états-unien : « Je viens de t’abattre à la sor­tie du motel », « un autre debout avec un fusil », « les religieuses squat­tent les ter­rains des Indi­ens, elles cri­ent au viol », avec en toile de fond cette vio­lence sociale et his­torique améri­caine qui ne passe pas, mal­gré le temps, et que car­ac­térise l’indigence des solu­tions : « il arrive qu’une voix noire me par­le en rêve », « tu ne m’as rien don­né pour guérir ». Roger des Roches présente, en trois pros­es poé­tiques « trois femmes han­tées » dans « la cham­bre du fond. Que tu ne partages plus avec qui que ce soit depuis com­bi­en de temps ? Un an ? ». Alexan­dre Fausti­no est lui-aus­si « han­té par ce lit […] rejoignant le calme bru­tal de la matière », mais sur un mode plus méta­physique, tan­dis que Cather­ine Har­ton dit, en sept poèmes strophiques la voca­tion de la mort inscrite dans la con­di­tion humaine, la poésie, cepen­dant, comme espérance de vivre qui nous hante, comme « espér­er autre chose que l’amiante des poumons, la lumière névral­gique, les éclo­sions dif­fi­ciles », et la réma­nence qu’on voudrait croire exténu­able du passé alle­mand : « main­tenant que j’ai con­nu la Bav­ière sous forme bénigne ».

Anne Lafleur pro­pose dix poèmes brefs d’un éro­tisme vio­lent aux sig­nifi­ants explosés. La han­tise s’y exprime à tra­vers le dé-sig­nifi­ant, l’acte de dé-dire le sens, lacér­er, hoqueter, étran­gler la phrase pour ne pas dire tout à fait le sens tabou ; spasmes et bribes y expri­ment la dimen­sion scat­ologique de la déjec­tion-éjec­tion poé­tique. La prose poé­tique de Frédéric Mar­cotte, elle, réflé­chit avec une cer­taine finesse dialec­tique sur le regret d’amour, et la capac­ité à con­quérir sa lib­erté en han­tant l’autre parce qu’on est han­té par lui. Michaël Tra­han ter­mine cette belle suite de tal­ents par trois poèmes placés sous le signe de Kaf­ka et qui font reten­tir une voix étrange, entre Agrip­pa d’Aubigné et Samuel Beck­ett, pleine de fan­tômes, de cor­porel et de mys­tères ; il nous ramène en quelques sorte en-deçà des Lumières vers ce seuil inqui­et de la Renais­sance où le matériel et l’irrationnel ne sont pas encore mis à dis­tance l’un de l’autre par le bel ordon­nance­ment de la rai­son, des fig­ures et des mythes gréco-romains :

 

« J’ai peur c’est ma peur ma peur longtemps.
J’ai os. J’ai allumette. J’ai rien je fais la liste
des choses qui cassent. Tête, ronde ou non.
Noir, cette lumière-là. Je fais la liste des choses
qui meurent. Je suis un fan­tôme, je suis
deux fan­tômes, pas trois, pas quatre,
mais j’ai de la clarté pour toute une vie.
Un drap qui bouge, quoi je hante. »

 

Beau numéro, donc, de poésie vivace. Si l’achevé d’imprimer date déjà d’un an exacte­ment (mai 2014), sa poésie n’est pas à douze mois près, assuré­ment, ni passée, ni fanée. Pour l’abonnement à la revue, il était à 41 dol­lars les qua­tre n° pour le Cana­da même ; prix au n° : 10 dol­lars, ou 8 euros … à l’époque. Revue sub­ven­tion­née par les Con­seils des Arts et des Let­tres du Québec, du Cana­da et de la ville de Mon­tréal. Ahhh ?! … Une poésie académique, alors ? Pas mal !

Emmanuel Bau­gue vient de pub­li­er son pre­mier recueil de poèmes : Falais­es de l’abrupt.

 

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