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sur la crête
de l’illumination
d’un instant à l’autre
tou­jours près de sombrer

Gérard Pfis­ter s’inscrit dans la veine des poètes méta­physiques ; comme Tra­h­erne (qu’il a pub­lié), il a d’ailleurs ses Cen­turies. Après les mille frag­ments poé­tiques de « Ce qui n’a pas de nom » (2019), mille autres stro­phes, dix sec­tions de cent frag­ments, vien­nent dire un nom : Hautes Huttes.

L’altitude des Hautes Huttes, hameau cher au poète, fait écho à d’autres points élevés, d’où le regard porte plus facile­ment sur un hori­zon bien som­bre. Celui de l’Atlas, le titanesque « Por­teur » chargé du poids du monde, comme la con­science mal­heureuse, mais aus­si celui de Lu-shan, la mon­tagne des Huttes, tem­ple naturel du taoïsme, où Li-Po, choisi pour patron­ner le recueil, se reti­ra un temps. Qui dit élé­va­tion dit aus­si abîme, et tout le pro­pos de Hautes Huttes est juste­ment, tout en désig­nant les gouf­fres qui nous entourent, de nous aider à trou­ver un équili­bre sur les lignes de crêtes, de sur­mon­ter nos peurs, d’affronter et même d’aimer le vide.

C’est aus­si un écho, une parono­mase, de la locu­tion adver­biale sig­nifi­ant « avec force et autorité » que sug­gère le titre du recueil. Hautes Huttes résonne de la vio­lence du com­bat mené, d’une cer­taine façon, con­tre le dés­espoir. Une telle « autorité » se traduit d’ailleurs dans le recueil par une auc­tori­tas gradu­elle­ment émer­gente : après une forme d’effacement de la référence à l’écriture, qui paraît céder la préséance à la pein­ture dans la capac­ité à retenir et fix­er le temps, le pou­voir du poème s’esquisse aux deux tiers du vol­ume, puis s’affirme peu à peu pour l’emporter, en défini­tive, de haute-lutte.

Gérard Pfis­ter, Hautes huttes, Arfuyen, 2021.

Pré­cisons d’emblée que l’érudition qui sous-tend cette œuvre est d’autant plus solide et nour­ris­sante pour le poème qu’elle est gom­mée. Sous-jacente, elle dis­tille ses images dans les mots mais ne se pré­tend pas la garante du sens de cette longue et lanci­nante médi­ta­tion méta­physique, qui peut s’entendre sans elle. Néan­moins, un détour par les « Réso­nances » finales favorise, comme dans Ce qui n’a pas de nom, une com­préhen­sion plus grande du des­sein qui prési­da à l’œuvre et, pour ain­si dire, des images à la source de l’invention. Ces clefs inter­pré­ta­tives sont pré­cieuses, elles sont une manière de refuser l’hermétisme d’une lec­ture pour ini­tiés et de pro­pos­er une entrée libre dans l’œuvre. Faites comme chez vous, voici les clefs de la mai­son. La démarche de Gérard Pfis­ter est exem­plaire : elle met à la dis­po­si­tion du lecteur une boîte à out­ils con­ceptuels, une réserve d’images, l’atelier du pein­tre ou le cab­i­net-bib­lio­thèque de l‘écrivain, comme pour nous dire : ceci est né de cela et de bien d’autres encore, d’un cou­ver­cle de pyx­is, d’une lec­ture de Li Po, trans­mutés par la pen­sée et la sen­si­bil­ité. A notre tour, nous empor­tons Hautes Huttes dans nos pro­pres Réso­nances, elles y trou­veront leur place au sein d’annales per­son­nelles qui sont aus­si celles de l’Âme du monde.

 

Partout, Méduse

Le con­stat dés­espéré du chaos présent et la nos­tal­gie de l’or(dre) du temps per­du trou­vent ici un mode d’expression par­ti­c­uli­er, celui de l’interrogation hor­ri­fiée, ques­tion ora­toire adressée à nous tous,

 

Qu’est-il arrivé
à nos vies
qu’est devenue
la terre de notre enfance (290)

 

Scan­dant les deux tiers du poème, la mon­tée au cal­vaire est mar­quée par des sta­tions, pen­dant lesquelles l’interrogation et la révolte con­tre soi ressas­sent le temps gâché à ne pas s’émerveiller : « pourquoi », « comme si », « qui »

 

Pourquoi
tou­jours la vie
est-elle si mal aimée
si mal servie (523)

 

Ce ques­tion­nement dés­espéré, forme de reproche à l’humanité aveu­gle, tra­verse tout le recueil, plaçant en son cen­tre exact ce cri de détresse :

 

Qu’est-il arrivé
à notre vie
que nous sachions
si mal l’aimer  (500)

 

Expres­sions du regret et de la déplo­ration, ces inter­ro­ga­tions accusent notre mal­adresse à vivre, nos mau­vais choix, notre inca­pac­ité à porter sur le monde le regard admi­ratif et recon­nais­sant qu’il mérite. Ce mode inter­roga­toire con­stant con­vient par­ti­c­ulière­ment à l’expression du doute, fil­igrane puis­sant du recueil : tout fla­geole, rien n’a d’assurance, les promess­es de ne pas oubli­er s’envolent au vent, et c’est bien nor­mal, puisque rien n’est sûr, pas même ce que l’on pense être soi-même :

 

De qui voudrait-on
se souvenir
jamais je n’ai su
qui j’étais  (641)

 

Si le poème est si som­bre, c’est qu’il n’impute pas seule­ment à la folie meur­trière des hommes ou à leur dérai­son les caus­es du dés­espoir. L’existence en soi est égare­ment dans les brumes, incom­préhen­sion du pourquoi, absence de con­tours de nos iden­tités, elles-mêmes soumis­es à cau­tion. L’illusion domine, les assis­es de l’être, qui lutte pour sa ver­ti­cal­ité, ont per­du toute tan­gi­bil­ité, elles ne sont que « sou­venirs de sou­venirs » (643).

L’attitude du sage, ou plutôt la leçon du recueil con­siste à pro­pos­er un autre regard, qui est un revire­ment : il s’agira de pass­er d’un dés­espérant con­stat d’inanité à la joie du sans-nom, de trans­muer la peur de l’abîme en célébra­tion du vide.

L’enfer qu’il est si dif­fi­cile d’affronter, c’est la vio­lence du monde, des guer­res et des épidémies qui y sévis­sent, c’est aus­si l’enfer intime du corps ren­du mécon­naiss­able. C’est le souf­fle qui manque en alti­tude, mais aus­si dans les hôpi­taux (échos très con­tem­po­rains) où des corps machines sont eux-mêmes reliés à des machines. Le boucli­er de Per­sée nous fait défaut, réflex­ion de l’enfer, qui fini­rait presque par le nim­ber de grâce

debout face au miroir
de cet enfer  (565)

 

Voir et ne pas voir : du bon usage du bouclier

La colère et la peur, sus­citées par le dés­espoir de n’avoir pas su vivre, sont ren­for­cées par le dépit de n’avoir pas su com­pren­dre le priv­ilège que con­stitue le seul fait de vivre. « Com­ment n’avoir rien vu » (240), « pourquoi n’avoir pas vu » (243)

A qui la faute ? Moins à la vie qu’à notre façon de la voir et de tra­vers­er les épreuves qu’elle nous impose. Pour avoir sures­timé nos forces, nous nous sommes pris pour des Titans, des demi-dieux ou des surhommes. Penchés vers l’avant, ten­dus vers le haut, jamais présents à l’hic et nunc, nous avons com­mis l’erreur essentielle :

sans même commencer
à vivre
tellement
nous pen­sions être éter­nels  (241)

 

L’exil de nous-même, de l’enfance, s’apparente à une folle course sur les crêtes, ten­dant vers un but que nous attribuons illu­soire­ment à quelque tran­scen­dance (626). De peur de regarder dans l’abîme, nous nous pré­ten­dons guidés par et vers un but élevé, que nous nous sommes inven­té pour échap­per à notre humanité.

 

tou­jours nous voulons fuir
à quel exil contraints
par un oracle
de nous-mêmes incon­nu  (626)

 

La fuite en avant, cette course éper­due sur la pointe des pieds (634) et sur celle des mon­tagnes, est une manière de ne pas voir l’horreur mais ce n’est pas la bonne. Pour affron­ter Méduse, Per­sée avait util­isé son boucli­er réfléchissant, et c’est là un mod­èle qui nous est pro­posé pour réen­chanter le monde.

Cen­tral et spécu­laire, le boucli­er-miroir de Per­sée rap­pelle com­bi­en il est dan­gereux de voir sans pré­cau­tion, car regarder l’horreur méduséenne pétri­fie. Le détour par l’or du miroir pro­jette un peu de lumière, enjo­live les choses et les êtres d’une auréole sacrée. Car il s’agit de ne pas se tromper d’aveuglement. Voir dans le miroir est voir la beauté du monde. Et c’est là un autre des enseigne­ments du poème : la beauté est dans le reflet, et sans doute aus­si la vérité.

Nous ne savons pas regarder la mer­veille du monde, sur laque­lle nous posons des « yeux sans regards » (293, 574, 829, 874). Kling­sor est pour­tant passé par là, posant sur le monde un « man­teau de magi­cien que nous ne savons voir (951), ou que nous regar­dons sans voir (« tu vois et ne vois rien ») (931)

Ce boucli­er pro­tecteur, par dévi­a­tion, on en cherche l’équivalent dans le miroir et dans le por­trait. Le pein­tre pour­rait fix­er, sur sa palette, autre boucli­er, les couleurs vives de nos traits avant qu’elles ne pâlis­sent, autant dire figer la vie (561), éterniser l’instant.

 

si l’alchimie du peintre
au mercure
du miroir
quelque temps ne les sauve  (562)

 

Petite unité séman­tique du frag­ment, qui con­tient tout un monde ! Arrê­tons-nous sur celui-là. Le « quelque temps » ne laisse guère d’illusion sur le rêve de péren­nité, pas plus que la pré­ci­sion de « miroir au mer­cure », qui, comme le boucli­er, réfèrent à un con­texte his­torique pré­cis et lim­ité. Mais la ver­ti­cal­ité même du frag­ment fait se surim­pos­er « alchimie » et « mer­cure ». Il y a dans Hautes Huttes comme une recherche du principe en même temps qu’une réal­i­sa­tion du Grand Œuvre : le livre peut se lire comme un par­cours vers la quin­tes­sence, par­cours inau­guré dans la douleur et l’incompréhension, la colère aus­si de toutes les occa­sions man­quées, puis l’acceptation et l’élévation. Le boucli­er de Per­sée per­met de « trans­muer » le regard ter­ri­fi­ant de Méduse (536), d’inaugurer un élan ailé vers l’âme du monde, l’éther (qui n’est pas le ciel : la fas­ci­na­tion du ciel, comme le rap­pelle un frag­ment, est aus­si illu­soire). L’alchimie est sal­va­trice, mas elle est plus que le mélange réus­si des couleurs du pein­tre, elles aus­si des­tinées à pass­er. Il s’agit de trou­ver la quin­tes­sence. Du sang de Méduse nais­sent des créa­tures ailées, comme Mercure.

Les boucliers pho­tophores de Per­sée mais aus­si d’Athéna nous pro­tè­gent et nous éclairent dans l’obscurité du monde, mais ils ne le feraient s’ils ne por­taient l’horreur de Méduse. C’est aus­si de ce mon­stre que nais­sent les ailes et l’épée d’or du guide Chrysaor, ailé comme son frère. Nous le suiv­ons dans l’or mais aus­si dans la boue, car le jeune homme nu à l’épée d’or est aus­si, à ses heures, san­gli­er, et se plaît à l’obscurité et à la boue des sous-bois. Il faut nous guider à l’or de ces reflets et réflex­ions, suiv­re ces alchimies tout au long d’un procédé ini­ti­a­tique con­duisant à la révéla­tion, au dévoile­ment, à l’apocalypse.

 

rien ne nous est
révélé
qu’à la sur­face opaque
du mer­cure  (815)

 

Les deux dernières sec­tions du recueil ne posent plus de ques­tions inquiètes mais leur répon­dent. On peut penser que la révéla­tion pour­suiv­ie par la quête philosophique – philosophale – ne peut faire l’économie de l’opacité, en l’occurrence du tain des vieux miroirs. Il faut bien que l’étain se mêle au mer­cure pour pro­duire le tain, et c’est de ce mélange seule­ment que naît l’alchimie (du verbe). Il faut bien que Méduse soit tuée par un procédé tortueux, de biais, pour que de sa mort naisse Pégase, le cheval ailé, sym­bole de la poésie, mais aus­si mon­ture de Bel­lérophon pour tuer… la Chimère.

Hautes Huttes racon­te la peur d’être au monde, con­damnés à naître et con­damnés à mourir, dépeint en couleurs som­bres l’effroi de l’homme qui se cherche un Per­sée pour pou­voir enfin détourn­er son regard de la ter­reur qui fascine.

le cer­cle d’or reflétait
le hurlement
et nous n’avions plus peur  (528)

 

A la fin des troisièmes et qua­trièmes sec­tions, quand la cen­turie s’achève, l’ange noir et or revient dif­fuser son évangile d’apaisement. A défaut de boucli­er, nos paupières fer­mées détourneront nos regards de l’horreur de vivre. L’ange ouvre et referme la centurie,

 

De quoi avions-nous peur
avec tant d’amour
il ferme
sur nos yeux les paupières  (300)

De quoi aurais-tu peur
les images
nous tirent du noir
nous ren­dent à l’or de la terre  (398)

 

La seule façon de vivre est de con­sid­ér­er le reflet, l’image dorée d’une réal­ité som­bre. A ce stade du texte, le poème, pour­tant en train de se con­stituer, ne s’est pas encore pro­posé lui-même comme moyen de pro­duire l’image. Pour­tant là réside l’une des solu­tions : le poème-boucli­er, reflé­tant la réal­ité, du moins celle que notre illu­sion com­mune donne comme telle, pour en extraire la beauté, avec la boue faire de l’or.

A mesure que nous chemi­nons, des visions de lumière appor­tent un peu de douceur et de clarté dans l’obscurité. L’apaisement passe l’acceptation de la part noc­turne, cette nuit étoilée oxy­morique con­tenant la joie mys­tique, l’exultation (316), la para­doxale joie de la plainte (314), la nuit plus écla­tante que le jour (317).

La joie retrou­vée ne fera pas l’économie de l’acceptation aimante de la fragilité. Fragilité de l’homme subis­sant le joug des souf­frances d’exister, écrasé de tâch­es inhu­maines, ou plutôt surhu­maines, mourant de ne pas accepter sa faib­lesse et de vouloir porter la mis­ère du monde.

Vertige de l’impossible renaissance

Le ver­tige sur les hautes cimes naît aus­si de l’impossibilité à revenir en arrière, sur le chemin de crête. Le recueil dépeint l’illusoire désir d’analepse comme resaisie, reprise. Le dés­espoir de devoir vivre dans le chaos et la destruc­tion se con­jugue au regret de n’avoir pas su pren­dre le temps pour porter le regard sur ce qui en valait la peine. L’homme cherche son salut hors du temps de deux façons pos­si­bles : en rêvant de l’arrêter ou en rêvant un impos­si­ble retour à l’origine. Ces deux modal­ités de sor­tie de l’impasse sont aus­si déraisonnables l’une que l’autre, mais ce sont celles que nous empruntons.

Fix­er le temps et l’espace, con­vo­qués sous les espèces de l’intervalle et de la vitesse, est voué à l’échec, dans cette con­stante fuite en avant. Les frag­ments évo­quant cette hypothé­tique issue sont d’ailleurs de nou­veau des inter­ro­ga­tions rhé­toriques, tant l’espoir est vain.

 

Com­ment fixer
ce qui n’est que vitesse
course infinie
des ondes dans le vide  (582)

Qui pour­rait
arrêter
ce qui n’est que vitesse
cas­cade inces­sante dans le vide  (745)

 

La fin du recueil dira pré­cisé­ment la néces­sité de laiss­er par­tir, de ne plus ten­ter de fix­er le flux qui s’écoule.

Face à la dés­espérance de cette poussée à grande vitesse vers l’avant, la ten­ta­tion peut être grande de se tourn­er vers l’autre branche de l’alternative, de chercher le salut dans un retour aux sources qui défierait les lois du temps, ferait coïn­cider le bap­tême dans le Jour­dain et le Gol­go­tha, en somme. 

il faudrait ne faire
que commencer
qu’à com­mencer déjà
tout soit accom­pli  (376)

 

C’est un autre rêve impos­si­ble que celui d’une régénéra­tion, d’un retour à l’innocence baignée d’eau lus­trale du « nou­veau né »

Pour cela, il faudrait con­naître l’alpha et l’oméga, maîtris­er le ter­mi­nus a quo et ad quem. Il faudrait d’une cer­taine façon tourn­er en boucle dans l’éternel retour, en espérant un jour touch­er l’infini.

 

Quelque part
existe-t-il
l’océan extérieur
où serait la limite 

Où tout serait atteint
et viendrait le retour
ce terme
où tout peut com­mencer (516–517)

 

Ce n’est pas dans la pal­ingénésie que se tient le mir­a­cle pos­si­ble car elle impli­querait une maîtrise… titanesque, une force surhu­maine aux antipodes de ce que le poème pro­pose en revanche comme aide : l’acceptation de la fragilité, de la pléni­tude du vide.

Or s’initier, entr­er dans le proces­sus de com­préhen­sion, c’est juste­ment ne plus ten­ter de maîtris­er, d’assurer, de domin­er, c’est renon­cer à être ancré dans la terre ferme, c’est accepter le ver­tige et le trem­ble­ment. La vie n’est pas brève, c’est notre façon de la vivre qui est insen­sée, c’est la vie qui a per­du sa voca­tion à chercher le sens, tant elle s’est per­due dans des con­sid­éra­tions domes­tiques et matérielles don­nées comme ersatz d’amour (210), tant nous avons con­tin­ué à vivre en étant mort déjà.

 

À quel âge
avons-nous
cessé de vivre
par quel pré­coce ennui (216)

 

Tout est ques­tion de savoir-vivre… Il faut savoir recom­mencer à vivre, ce qui ne veut pas dire revenir à l’origine, mais inau­gur­er con­stam­ment un nou­veau départ

si vivre
sans cesse
n’était que commencer
qui pour­rait regret­ter  (211)

 

il faudrait savoir
ne faire que commencer
pour s’initier enfin
à toutes choses  (391)

 

Il ne s’agit donc pas de re-com­mencer, mais de com­mencer l’initiation, de réus­sir son entrée dans l’obscurité pour voir, enfin, l’essence des choses, accéder aux arcanes. Il s’agit non de ne faire que com­mencer, mais de ne faire que « com­mencer pour s’initier enfin », et c’est un acte d’amour (qui rap­pelle l’évolution spir­ituelle d’un Milosz).

 

mys­térieuse
amoureuse initiation
dans l’arcane
la semence des choses  (387)

 

Porter le poids du monde ? 

L’homme (« on ») ne troque pas sa fini­tude con­tre l’immortalité en se rêvant dieu. A force de penser qu’il peut envis­ager l’insoutenable et sup­port­er la douleur du monde, le frag­ile com­posé de si peu de matière sent au con­traire s’appesantir encore plus lour­de­ment sur ses frêles épaules les poids de l’existence. C’est que « si pesants déjà, un rien nous fait pencher » (547).

Plus que l’angoisse, gorge qui se serre, c’est l’accablement qui s’empare de l’être exposé au ver­tige. Pour dire ce sen­ti­ment de pesan­teur ontologique, l’imagerie titanesque rap­pelle la folie de vouloir porter un fardeau trop lourd. Il faut être Her­cule ou Atlas pour porter le monde sur ses épaules, d’autant plus que le poids des maux de la terre est plus pesant que l’argile légère (262) du poti­er antique. On ne se déleste pas du poids des épreuves, ces travaux her­culéens (329), pas plus qu’on n’évite l’éternel retour sisyphéen de l’épreuve (Sisyphe n’est-il pas aus­si proche des Titans, lui l’époux de la fille d’Atlas ? et n’a‑t-il pas été châtié pour avoir, aus­si, défié Thanatos ?),

 

à chaque arrivée
la charge retombe  (414)

Ce globe
sans relâche
il nous faut le soulever
au risque de nous rompre  (368)

 

Le poème dit et red­it cet orgueil insensé

 

Debout
dans l’infini des mondes
dérisoire titan
por­tant à bout de bras la terre  (51)

Dérisoires titans
rêvant de soutenir
à bout de bras
la terre (261)

 

Ce refrain du poème n’est pas ressasse­ment, car le poème se con­stru­isant, et se sug­gérant peu à peu lui-même comme boucli­er pos­si­ble, pro­pose pré­cisé­ment une forme d’allègement du poids du monde. Car la dif­férence entre l’homme et les dieux, demi-dieux ou titans est que l’homme n’est pas assuré d’une immor­tal­ité plus ou moins grande. La brièveté du temps qui lui est impar­ti empêche qu’il ne cède à l’hybris : com­ment se charg­er si pesam­ment lorsqu’il nous faut en même temps avancer, et encore ! avancer en peinant sur les chemins ascen­sion­nels, rêver de mon­ter vers les Huttes en por­tant sur son dos le poids du monde ?

 

Jour après jour
gravir la montagne
sur les épaules
tout le poids du monde  (413)

Où cherch­es-tu
encore à t’élever
tout est si haut
ne sens-tu pas le ver­tige (470)

 

Com­ment ne pas vac­iller ? Mais pré­cisé­ment, le poème, qui s’affirme alors, et de plus en plus, comme épée d’or, nous indique la voie, dans la célébra­tion de ce vac­ille­ment même, et non dans l’effort surhumain.

Nous avons en out­re les enfants de la ter­reur, nés du sang de Méduse, pour nous éclair­er sur le ténébreux chemin. La peur dis­paraît, la mélan­col­ie aus­si, « nous ne craignons plus l’ange noir. Il marche à nos côtés, le jeune homme ». (539–540). L’ange noir à l’épée dorée, c’est Chrysaor, le frère de Pégase, né aus­si du sang de Méduse. La dou­ble apparence du frère de Pégase, tan­tôt san­gli­er tan­tôt pré­cieux métal, autorise une méprise puis un soulage­ment, réc­on­cilie l’homme avec sa nature dou­ble, le ramène aux mys­tères de la terre et des bois. Chrysaor va alors guider le lecteur – dis­ons, la fig­ure de l’être dans son chem­ine­ment ini­ti­a­tique – pour le détourn­er de sa peur orig­inelle. Dans ce grand poème de for­ma­tion, l’ange noir à l’épée d’or est une sorte de fig­ure tutélaire, d’abord effrayante, ensuite pro­tec­trice, en lien direct avec son frère.

L’affirmation pro­gres­sive du pou­voir du poème rap­pelle que Pégase, sym­bole de la poésie, finit par tri­om­pher de l‘adversité. Le règne de Pégase, qui suc­cède ici au rêve du règne des Titans,  mon­tre où est la vraie force her­culéenne, dans la puis­sance du véhicule spir­ituel, qui, dans une cer­taine accep­tion her­mé­tique, per­met l’accès à la connaissance.

Éloge du vacillement et du vertige

C’est du rêve surhu­main que naît la désil­lu­sion, mais le poète ne se con­tente pas de con­stater le triste spec­ta­cle de l’humanité tan­guant au bord du gouf­fre, escal­adant pénible­ment les cimes en por­tant une trop lourde charge. Il mon­tre la beauté de ce déséquili­bre, de cette fragilité, il nous ramène au spec­ta­cle de notre ché­tiv­ité, nous rap­pelle le com­posé de matière que con­stituent nos corps, ni purs esprits ni force herculéenne

 

De si peu
de matière
par tel hasard
notre corps tient ensem­ble  (318)

Com­ment porter le monde
heureux déjà
si nos pieds
peu­vent nous porter  (549)

 

Au poète de mon­tr­er l’unique beauté du tan­gage sur la ligne de crête. C’est ce vac­ille­ment que l’on entend à la fin dans le « tim­bre voilé » du « vio­lon­celle comme vac­il­lant », non au bord de l’abîme mais au « au bord des larmes » (801). La beauté n’est pas dans la ten­ta­tion du surhu­main, mais dans l’aveu de la vaine réal­i­sa­tion de ce rêve.

 

marchant sur la terre
si vacillants
pour quelle revanche
le rêve d’être titans  (319)

 

Ce motif sal­va­teur s’affirme dans la troisième par­tie, avec l’image de l’oiseau. Athé­na, qui à l’occasion sait se faire oiseau de nuit, a su quelle intel­li­gente récupéra­tion faire de la tête de Méduse. D’un boucli­er l’autre, devenu sim­u­lacre, la tête effrayante n’est plus que masque sur l’égide de la sagesse, mais elle pétri­fie encore. Entre réal­ité et apparence, vie et mort, ici-bas et au-delà, les ter­ri­toires de l’entre-deux dévoilent la beauté de leur vac­ille­ment. L’égide au masque reflète à son tour la réal­ité du monde, qui est « sou­veraine apparence » (337) aperçue dans le trem­ble­ment du reflet.

 

Dans l’œil d’or
de la chouette
tout est pure apparence
où la lumière se joue  (817)

 

À la céc­ité asso­ciée à Méduse, qui plonge une par­tie du recueil dans l’obscurité, s’oppose l’or des épées et des boucliers. Autre oppo­si­tion fon­da­trice : à la lour­deur des souf­frances infligées par la vie, à la cru­auté du geste libéra­teur de Per­sée, s’oppose la légèreté ailée de l’autre fils de Méduse. Mais pré­cisé­ment, le poète n’oppose pas frontale­ment et sché­ma­tique­ment le poids et la légèreté. Il com­pose au con­traire un éloge de l’entre-deux, de la fragilité, des êtres qui oscil­lent, vibrent, hési­tent au bord du gouffre.

C’est la titu­ba­tion de l’enfant, c’est aus­si l’image du vac­ille­ment qui s’empare de l’être au moment de faire le grand saut final. Mais cette hési­ta­tion n’est pas unique­ment mau­vaise, au con­traire. Et c’est là la grande leçon d’espoir de Hautes Huttes : il est pos­si­ble de s’arrêter sur ce moment de bas­cule, d’en extir­p­er la quin­tes­sence, comme un gage d’éternité dans l’instant. L’importance de ce con­stat se mar­que dans la répéti­tion du même frag­ment au sein du recueil :

Comme si la vie
n’avait de prix
qu’au bord
de la quit­ter  (66)

Comme si la vie
n’avait de prix
qu’au bord
de la quit­ter  (530)

 

Frag­ment car­ac­téris­tique, tant par l’emploi si récur­rent de la locu­tion con­jonc­tive « comme si », for­mu­lant un regret en même temps qu’une hypothèse, que par la pré­ciosité (de l’or !) de ce vac­ille­ment. Le frag­ment revient d’ailleurs avec des vari­antes, toutes met­tant en relief la térébrante beauté de cet instant de basculement :

 

Comme si la vie
n’avait jamais
cette beauté poignante
qu’au bord de la quit­ter  (754)

 

Plus qu’en l’assurance d’on ne sait quel lende­main, c’est sur ce point de jonc­tion entre deux mon­des (le boucli­er d’Athéna, le bord du gouf­fre) que se trou­ve le secret du temps retrou­vé. Tout le prix, toute la valeur de la vie se trou­vent cristallisés en ce moment suprême de basculement.

 

comme si rien ne valait
qu’en ce ver­tige  (67)

 

qu’en cette titu­ba­tion au bord de l’abîme, des « corps en équili­bre sur l’arête » (544 ; 633).

Là où la dés­espérance ini­tiale fait fausse route (et la suite du poème sera juste­ment une recon­nais­sance de cette erreur), c’est dans son refus de l’instabilité. Le « pourquoi » et le « com­ment » n’en étaient qu’à regret­ter la fragilité de notre con­di­tion, « comme si », pré­cisé­ment, les incer­ti­tudes et revire­ments de la vie rendaient cette dernière impos­si­ble, alors qu’ils en sont la condition.

Accepter la métamorphose 

 Voir la beauté de la vie est accepter que tout fris­sonne, trem­ble, vac­ille et se trans­forme. Partout la bran­loire pérenne nous rap­pelle sa loi, à nous d’y voir une béné­dic­tion, non une malé­dic­tion. Il faut que la couleur vire et s’écoule (584, 586), que la clarté vibre et s’éteigne (587), que l’art s’accomplisse dans la fragilité de la matière (588), que les sons du chant trem­blent (590), que la voix chancèle pour être vraie (591), que celui « qu’a revê­tu la force de la loi » fris­sonne (592).

La recherche du temps per­du, que l’impossible fix­ité de l’instant et l’impossible retour aux sources ren­dent aporé­tique, trou­ve égale­ment une réso­lu­tion pos­si­ble dans la vac­il­la­tion. Il ne s’agit pas de renaître le même, mais d’accepter sere­ine­ment et joyeuse­ment le tra­vail de trans­for­ma­tion, de transmutation

 

et à nouveau
venir au monde
au jeu tremblant
des méta­mor­phoses  (147)

tout est métamorphose
tout s’enfuit
immobile
dans le flux du monde  (458)

 

Cette capac­ité à se méta­mor­phoser, à accepter de ne plus être fixe et immuable est aus­si ce qui nous sauve. 

 

tout ne vit
que de mourir
ce qui demeure
a‑t-il jamais vécu  (742)

 

La grande leçon est l’acceptation de la fragilité et de la dis­pari­tion qui n’en est pas une, car elle est foi en une méta­mor­phose, aban­don pro­gres­sif de ce que nous croyions être nous-mêmes, à com­mencer par le nom. Ce qui n’a pas de nom, le sans-nom, est aus­si ce car­ac­tère pro­téi­forme, mul­ti­forme et fuyant qui nous per­met d’échapper au mon­stre, c’est l’épisode d’Ulysse devenu « Per­son­ne » pour l’homérique cyclope 

 

Celui qui n’est personne
qui pourrait
l’atteindre
quel dieu saurait l’emprisonner  (843)

 

Accepter la méta­mor­phose est con­sen­tir à la trans­mu­ta­tion. Quelques insectes rejouent la scène du cimetière de Ham­let, rem­plaçant esthé­tique­ment les vers attendus.

 

Ori­b­ates
et collemboles
vois comme ils s’activent
à faire le vide  (739)

 

Dans l’humus qui nous rap­pelle la pour­ri­t­ure finale, dans le sous-bois où l’on peut apercevoir la biche qu’est le poème, il y a ces aux­il­i­aires du grand débar­ras, ces petits êtres qui aident le néant à se faire. La vision n’est pas hor­ri­fique : les insectes aux noms euphoniques, aux­il­i­aires de la vie comme du poème, sont les agents de la vie et de la mort. « Faisant le vide », ils sont la preuve de l’impossibilité à assim­i­l­er le vide au néant, le vide est tou­jours plein, durant toutes les étapes de la transformation.

 

Se laisser tomber

L’être ne peut se fix­er, il est lui-même méta­mor­phose con­tin­uelle, pas­sage, tran­si­tion. En lui aus­si tout coule mais le tout est de laiss­er agir ce que nous ne pou­vons maîtris­er, et, comme Li Po, de laiss­er le vent faire le tra­vail de l’éventail. C’est quand la res­pi­ra­tion manque que vient l’émerveillement devant ce corps qui sem­blait respir­er seul, « le flux le reflux dans les veines » (481) réglé par une machiner­ie invisible.

L’impossible recom­mence­ment nous con­vie à accueil­lir au con­traire l’unicité de chaque vie, chaque nais­sance étant chance, « chute » dans le monde, et la fin du recueil nous révèlera que notre venue au monde par l’effet d’un hasard bien infor­mé est une manière de pass­er du néant à l’être, de l’éternité au temps, du silence au poème qui dit la beauté des nais­sances, ces chutes.

 

À tra­vers les naissances
les chutes
écoute le silence
pro­duire le temps  (935)

 

Le pas­sage des inter­ro­ga­tions inquiètes aux injonc­tions bien­veil­lantes (sans doute émanant de quelque ange noir et or) souligne cette néces­sité de se laiss­er porter par cette force sous-jacente, de même que le baigneur n’est pas con­scient de l’eau qui le porte (551).

 

Comme tout est suspendu
au bord du vide
écoute
chanter le temps

laisse agir
invis­i­ble dans l’abîme
l’impeccable machinerie
sans per­son­ne  (479–480)

 

C’est se remet­tre à la chance, à l’horloger invis­i­ble, grand joueur de dés devant l’éternel… Dans la 8e sec­tion, l’adresse sem­ble délivr­er le con­seil de toutes les antiques sagess­es : cueil­lir ce qui tombe, la « chance », le jour, accueil­lir ce qui « tombe » comme si on l’avait désiré. A l’homme sur sa ligne de crête, fasciné par l’abîme comme par Méduse, il con­vient de rap­pel­er que la chute est lit­térale­ment une chance.

 

tente
la chance
n’attends
que ce qui vient 

Cela
tu n’attendais rien d’autre
ta chance
est ce qui vient  (725–726)

 

L’acceptation et l’amour de la chance con­duisent à un éloge de la For­tune (730–733), le coup de dé ici abolit le hasard, lui sub­stitue l’image d’une bien­veil­lante omniscience.

 

Vois les dés
comme ils tombent
à chaque instant
entre les mains du hasard  (730

Comme le jeu
est juste
et tou­jours vient
ce qui devait venir  (732)

 

Mais cette chance est aus­si la sur­v­enue du poème.

 

Le poème pour bouclier

 

tu vois
le poème était là
ta chance est là
qu’attends-tu  (728)

 

La fragilité, le ver­tige, sont donc recon­sid­érés, non plus comme déplorable faib­lesse mais comme force, for­mant la matière même du poème. La boucle est bouclée quand la poésie naît juste­ment en célébrant l’évanescence de l’être, quand le chant proclame la richesse de l’infiniment frag­ile, qui con­tient des univers en puissance.

 

Quels mots
pour dire enfin
la seule réalité
ces semences ces pol­lens  (683)

 

Le chant est lui-même mar­qué par la vibra­tion, l’oscillation, la muta­bil­ité, des mots « ver­sa­tiles », « d’air et de feu » (684). Or para­doxale­ment, c’est ce poème insta­ble qui est des­tiné à per­dur­er, éton­nant écho au « mon­u­ment plus durable que l’airain » d’Horace,

 

les mots seuls demeurent
et les pierres
dans le ruisseau
tout s’enfuit  (743)

 

Quand le chant s’élance, dit le chant lui-même à la fin, l’oxymore méta­physique se réalise, la pléni­tude est trou­vée dans le vide :

 

il s’élance
et si vide cette plénitude
si libre
cette har­monie  (924)

 

Pourquoi ? Parce que le poème sait remon­ter à la source tout autant que pour­suiv­re l’écho en avant. Il abolit les inter­valles de l’espace et du temps car dans le présent du car­men tout est déjà con­tenu. C’est pourquoi l’ « exe­gi mon­u­men­tum » est exempt de for­fan­terie.  Le car­men résonne dans le vide des abîmes, il l’emplit, lui donne de la matière.

 

le chant contemple
la semence des choses
entend dans le vide
les réso­nances  (934)

 

Mais le poème n’est pas seule­ment écho sonore don­nant con­sis­tance au vide, il est aus­si le boucli­er réfléchissant, celui qui sait intro­duire la médi­a­tion de l’image du réel. Or Hautes Huttes nous a appris à con­sid­ér­er le réel dans le reflet du miroir. Au prix d’un ren­verse­ment de per­spec­tive, méta­mor­phose sup­plé­men­taire due au reflet, l’apparence devient la vérité

 

le miroir
en sait plus que les choses
le reflet seul
peut dessiller les yeux  (810)

 

Le poème va en effet jouer ce rôle de réflecteur, il tend au lecteur une image inver­sée. Du même coup, les valeurs s’inversent, « l’image seule est véridique » (811), l’effrayant devient pro­tecteur (807–808), la révéla­tion passe par l’occulte.

 

rien ne nous est
révélé
qu’à la sur­face opaque
du mer­cure  (815)

 

C’est une dou­ble invi­ta­tion : à ne con­sid­ér­er que l’image, car c’est finale­ment l’image (icône) qui sauve, et à faire con­fi­ance au poème, réser­voir d’images, pour nous dire le vrai. Ce boucli­er tant espéré, ce rem­part con­tre la peur, c’est en fait le poème qui le forge

 

Ce qui aveu­gle les yeux
c’est au miroir
du poème
qu’on peut le voir (806)

 

C’est ain­si le poème qui chas­se la peur orig­inelle du poème. Le procédé poé­tique est dou­ble­ment act­if, puisque le poème évo­quant le poème se reflète lui-même, et nous donne « in process » un exem­ple de réal­ité trans­fig­urée ! Arrivant au terme de Hautes Huttes, le lecteur a sans s’en ren­dre compte con­tem­plé par le poème un reflet de la réal­ité. Et de fait, il sort du livre en ayant une autre vision du monde, faite de ten­dresse, d’acceptation, de rejet de la peur et de courage d’affronter du regard le vide sous ses pas.

 

Laisse partir

Les ques­tions ora­toires jalon­nant le poème ren­voient le lecteur à un « nous », un « vous », un « tu » qui out­repasse le drame indi­vidu­el et touche à la grande inter­ro­ga­tion méta­physique. Car c’est un peu le drame de cha­cun, de faire longtemps sem­blant de croire que le temps ne passe pas, d’en gâter les pré­cieux moments, puis de pouss­er des cris d’orfraie quand il est trop tard. Mais la pénul­tième et la fin font enten­dre un tutoiement fam­i­li­er, écho du « laisse agir […] l’impeccable machine » du milieu du recueil (480). Ici, il ne s’agit plus de « laiss­er agir » mais de « laiss­er par­tir » (991–993) :

 

– laisse
maintenant
partir –
dit la voix 

 

La seule façon de réduire l’intervalle, de se pos­er fer­me­ment sur ses deux jambes, et non sur la pointe des pieds, au bord du précipice, c’est d’accueillir l’idée même du vide.

Mais ne nous y trompons pas : il y a ici bien plus qu’un « lâch­er prise », qu’un carpe diem rehaussé de sagesse ori­en­tale ou de petite voix thérési­enne, qu’une Gelassen­heit mys­tique, car si la leçon de la pénul­tième est :

laisse le vide
envahir ta vie
laisse ta vie
n’être plus que main­tenant  (999)

 

l’hésitation sur le rythme à imprimer au dernier frag­ment décide du sens à don­ner ultime­ment au recueil : s’agit-il de « laiss­er par­tir main­tenant », employé absol­u­ment, sans com­plé­ment d’objet, sug­gérant donc un aban­don total, une remise les yeux fer­més à ce des­tin qui joue aus­si bien aux dés que le hasard, ou con­vient-il d’entendre « laisse par­tir (le) main­tenant », ce qui, si la vie n’est plus que main­tenant, revient à accueil­lir sere­ine­ment la mort (si « la vie » est « main­tenant », « laiss­er par­tir main­tenant » est accepter le grand départ) ?

 

– laisse
partir
maintenant
laisse – (1000)

 

Mais surtout, ce tutoiement, s’il se réfère au chant qu’est le can­tique, nimbe de sacré la fin du livre. Si nous suiv­ons le con­seil de regarder le réel dans le reflet, ce Nunc dimit­tis rap­pelle qu’il est temps de par­tir, main­tenant que l’enfance orig­inelle, celle qui tan­guait dès l’incipit, a été recon­nue dans sa divinité. Par­tir en paix, c’est avoir enfin vu comme il fal­lait voir, et ce qu’il fal­lait voir : l’auréole, cette trans­po­si­tion du cer­cle d’or du boucli­er. Il est temps de par­tir, en paix, « Quia viderunt oculi ». C’est aus­si une façon de pass­er de l’autre côté de la ligne de crête, d’aller jusqu’au bout du vac­ille­ment, jusqu’à sa réso­lu­tion. Et c’est enfin l’explicit du livre lui-même, la dernière page tournée sur cet ultime con­seil de sagesse, sur cette bénédiction.

 

Vent de bout

Notre human­ité frag­ile se dresse pour se grandir, nous préve­nait le lim­i­naire, nos vies s’obstinent à attein­dre ce « qui les dépasse », s’arcboutent pour ten­dre vers le haut, pour se dress­er comme les rochers et les pins, ou les échelles que représen­tent les let­tres cap­i­tales de Hautes Huttes. Pour­tant dès l’enfance (2) l’humain penche, s’incline, se dresse con­tre ce « sim­ple coup de vent » qui l’abattra, au lieu de se laiss­er bercer par ce même vent, comme le sug­gère l’épigraphe tutélaire. Ce manque de sou­p­lesse est refus des méta­mor­phoses, fix­a­tion obstinée, vent debout, pour éviter la mort ; ce n’est qu’une façon de fuir la vie. Mieux vaut pour­tant, métaphore mar­itime oblige, avoir le vent en poupe que le vent de bout.

L’enfant « penché en avant », « peinant pour­tant à se tenir debout » (4) est néan­moins déjà « ten­du vers un ailleurs » (6), pré­fig­u­rant l’image de l’adulte qu’il sera au temps des cat­a­stro­phes (début de la sep­tième section) :

Penché en avant
un homme
touche son front
on dirait qu’il va tomber  (606)

 

Pla­ton et Ovide l’avaient dit, ce qui dis­tingue l’homme de la bête est qu’il se tient debout à regarder vers le ciel. Cette atti­tude ver­ti­cale est bien celle des hautes luttes, du cav­a­lier por­tant les colonnes du monde, la tête « tournée vers le ciel » (405), des titans tri­om­phant des épreuves, défi­ant le divin. Le poème nous apprend toute­fois à voir la beauté non dans la force mais dans sa fragilité, à l’image du frêle pin « debout con­tre le blanc du ciel », mais beau parce que frêle (871, 878). Parce qu’on dirait qu’il va tomber, et qu’il est penché en avant, l’homme vac­ille, et c’est cette fragilité qui le sauve. Encore faut-il le recon­naître. C’est cette beauté du périss­able que le recueil nous apprend à voir. Il trou­ve sig­ni­fica­tive­ment sa réso­lu­tion dans l’humilité du Nunc dimit­tis : il est temps de par­tir, l’enfance a été recon­nue pour ce qu’elle est : sacrée dans son inno­cence et sa vul­néra­bil­ité mêmes.

 Hautes Huttes, c’est le drame d’Atlas porté par Pégase et tran­scendé par Syméon. La Lumière révélée, le carmen/cantique/poème chan­té, l’apaisement  peut venir du ver­tige lui-même.

 

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Marie-France de Palacio

Marie-France de Pala­cio, née en 1969, est agrégée de Let­tres mod­ernes et pro­fesseure des Uni­ver­sités (hon­o­raire depuis 2016). Elle est une spé­cial­iste des rela­tions entre la déca­dence latine et la lit­téra­ture européenne de la fin du dix-neu­vième siè­cle, aux­quelles elle a con­sacré de nom­breux ouvrages. Elle est égale­ment l’auteure de deux essais, Ta sen­si­bil­ité te tuera (Max Milo, 2016) et Hyper­sen­si­bil­ité et con­science élargie (Bus­sière, 2017), et d’un roman L’Éveil de Zoé (François Bourin, 2018). http://plus.wikimonde.com/wiki/Marie-France_de_Palacio