Quel poète
enfin libre du poème

marcherait
dans les pas de l’Éléen 

 

Gérard Pfis­ter s’inscrirait-il à la suite de Zénon et de Pyrrhon, moins pour les para­dox­es du pre­mier (quoique d’une cer­taine façon la flèche immo­bile tra­verse les poèmes de Ce qui n’a pas de nom) que pour le refus de définir pro­pre au second ?

Le para­doxe est redou­blé par l’idée d’une aphasie de mille poèmes, et pour­tant, la lib­erté se des­sine au terme du chemin. Si le recueil s’ouvre sur une invi­ta­tion décourageante :

 

Ce qui est sans nom 
n’essaie pas de le nommer

Ce qui est sans forme
N’essaie pas de le voir

 

 

Gérard Pfis­ter, Ce qui n’a pas de nom, Arfuyen.

il s’achève sur la pos­si­bil­ité du signe, donc du sens du sans-nom, même si ce signe est… indéchiffrable.

Il s’agit donc de suiv­re un par­cours qui s’ouvre sur de som­bres aus­pices, sur une impos­si­bil­ité à dire, à voir, ou plutôt sur le con­stat que les invo­ca­tions litaniques qui tour­nent autour de l’In-nommable ne peu­vent se dire qu’en creux. A l’origine était l’a‑privatif, et les poèmes pour­suiv­ent le nom de ce qui n’en a pas, courent dans l’avant et l’après des formes. C’est dans cet indi­ci­ble en mille éclats que tout se joue. Les flammes, l’esprit, souf­flent régulière­ment sur l’informe et les ascen­sions se pro­duisent tout au long de ce par­cours.  Rouge et or ser­vent de toile de fond comme dans l’Assomption du Titien le rouge s’élève des hommes à Ce-qui‑n’a‑pas-de-nom en pas­sant par la robe de Celle qui a trop de noms. A ces flèch­es ascen­sion­nelles répon­dent des images de sub­mer­sion et con­somp­tion totales (135–136) au fasci­nant ver­tige, et ce jusqu’au plon­geon final, qui est aus­si Assomp­tion. Et nous voilà ren­voyés au tableau dans lequel le bleu est cette zone inter­mé­di­aire entre l’humanité lev­ant les bras et le sans-Nom auquel elle aspire. Sauf que l’ordre peut s’inverser, les couleurs se mêler, les formes et les teintes se fon­dre et l’apothéose finale se résumer au blanc d’une (demi-) ombrelle sur un autre tableau. Blanc dans lequel tout se résout, silence dans lequel s’éteignent les cris des hommes tout en bas. Mais ils ont, nous avons, tou­jours les bras ten­dus vers le haut. Tout s’est figé dans une « assomp­tion immo­bile » (958). C’est peut-être le moment de bas­cule final, le point immo­bile des mys­tiques, le « still point of the turn­ing world » de T.S. Eliot.

 

Nom­mer

Ce par­cours entre mer et terre, bas et haut, plein et vide, est aus­si réflex­ion sur le sens et son absence. Il y a le sans-nom qui est plus que le nom et qui est peut-être le mys­tère suprême, mais aus­si le mot qui n’a rien du nom. Le mot, les mots, quelle néces­sité et quel fléau aus­si ! Les mots fatiguent, parais­sent sou­vent usants (peut-être trop usés), et c’est un pari auda­cieux que d’utiliser les mots pour dire la beauté du « sans-mot ». Le poème rap­pelle que le mot blesse à l’occasion (168–170), qu’il revient comme une infec­tion (392), que la fas­ci­na­tion pour noms et formes à satiété a quelque chose de mor­tifère (129–130). Les noms sont un bazar/hasard, les mots quit­tent, leur char­p­ente est ver­moulue et nous étouffe.

La ques­tion essen­tielle, cratyli­enne, est posée tout au long du recueil : faut-il nom­mer, « dire » les choses et les formes ? Exem­plaire­ment : faut-il don­ner un nom au papil­lon ? Faut-il ten­ter d’en faire un mémo­r­i­al (389 / 545 /905) par le nom ? Mais oui, si c’est le myr­til, car son nom rap­pelle un autre nom, celui du fruit dont il est fait bou­quet. Au pas­sage, ce sont juste­ment ces échos, ces clins d’œil, qui invi­tent à faire une lec­ture suiv­ie de l’ensemble avant la relec­ture en morceaux de choix, car le myr­til, que serait-il sans la myr­tille ? Il en fait mémoire. Et un nom n’est pas un mot comme un autre.

 

Vide au miroir

L’absence, le vide, l’envers des choses, l’avers de l’apparence, le jeu sur la dis­pari­tion et la mémoire sont au cen­tre de tous ces mots. Le vide est cen­tral, et au cœur physique du livre, avec un apogée en son milieu même.

 

Au cœur de l’espace
au cœur du temps

il y a ce vide
que le vide seul con­tem­ple
  (555)

 

Et ce vide spécu­laire, ce vide que le vide con­tem­ple, c’est comme une quin­tes­sence du livre, un con­cen­tré, un élixir. C’est aus­si un moment de sus­pen­sion au cœur du recueil, même si la fin apporte une réso­lu­tion, une forme de pléni­tude qui répond har­monieuse­ment au vide sans pour autant chercher à le combler (au con­traire). Ce vide est ver­tig­ineux aus­si, il nous main­tient dans l’entre-deux, sus­pendus. Il rejoint les images de seuil, de bas­cule (181–183). Les mots restent sur le seuil, aus­si (342). C’est d’ailleurs la même image d’entre-deux ou de bas­cule­ment entre mort et vie qu’on retrou­ve dans les très beaux vers sur l’eau qui lave mais noie aus­si, le feu qui réchauffe mais brûle aussi.

Les mots figent le temps, empêchent d’accéder à l’éternel présent qui ne cesse pour­tant de jail­lir.  Ils renou­vel­lent le sup­plice de Tan­ta­le, et nous mourons de soif près des fontaines (224, 416). L’Éternité est main­tenant, con­state Gérard Pfis­ter en for­mu­la­tions lap­idaires et con­den­sées qui rap­pel­lent le « It is eter­ni­ty now. » de  Richard Jef­feries. Le présent est saisi comme ful­gu­rance, éclair, con­tre la durée : appa­raître et dis­paraître ne sont qu’un, il n’y a ni com­mence­ment ni fin. Le temps est aus­si l’infini de la vibra­tion (67–531, bel écho), la res­pi­ra­tion et le bat­te­ment au cœur du vide.

Ce vide qui se con­tem­ple est donc quelque chose, comme l’absence est aus­si présence. Et Gérard Pfis­ter dit et écrit admirable­ment cette présence de l’absence, en dehors des tru­ismes d’usage. Le recueil peut se lire comme un jeu sur l’apparence, à la fois présence et reflet, illu­sion d’être. L’apparence prend aus­si la forme de l’image, en mots ou en couleurs. Images de nature, peinte ou réelle, mais c’est la même chose, jardin dans le tableau ou jardin devant la page en train de s’écrire, qui est tableau à sa façon. Un bou­quet de myr­tilles est « au cen­tre de tout », mais l’image n’est pas fixe, car le bou­quet vit et meurt, et le lecteur se pose la ques­tion : « mais qu’est-ce donc qui l’a fait croître et desséch­er ? » Rien de plus con­cret et sen­suel, mais rien de plus méta­physique que ce bou­quet-là (ou l’absente de tout bouquet).

 

Mots creux, noms en creux, et chemin du silence 

L’éloge de l’art au détri­ment des mots invite le poème à ne plus être l’esclave du dis­cours et de l’illusion. Les mots détachés du sans-nom sont vains, autant de livrées chamar­rées et de bicornes galon­nés (339), insignes et signes de van­ité comme de pré­ciosité styl­is­tique. Les jolies apos­tilles et cavatines (613–614) son­nent bien, mais ne sont que cha­toy­ances baro­ques, écri­t­ure chan­tournée, mots-pier­reries. Méta­physique­ment par­lant, ces mots per­dus sig­ni­fient apophasie et apostasie.

Le poème s’écrit sans cesse con­tre la van­ité du lan­gage. Pour­tant nour­ris de références, mythologiques par exem­ple, les vers ne les délivrent qu’en creux, ils les con­cè­dent. Tout au plus quelques indices cul­turels par­mi d’autres sont-ils don­nés à la fin. Cette dis­crète « solu­tion des énigmes », clin d’œil ludique, est apportée par les « réso­nances » ultimes, occa­sion pour le poète de gliss­er quelques pistes inter­pré­ta­tives. Mais on devine que par dis­cré­tion il en tait bien d’autres, dont la présence se ressent. On ne saisit pas for­cé­ment mais on devine ces noms en creux, cachés par mod­estie. On en surim­pose d’autres, ceux qui vous vien­nent sub­jec­tive­ment à l’esprit. Mes pro­pres échos, par exem­ple, voix que cette voix m’évoque : Par­ménide, Hér­a­clite, Mal­lar­mé, T.S. Eliot donc, Valéry, Hölder­lin, mais aus­si le Hof­mannsthal de La Let­tre de Lord Chan­doset le Beer-Hof­mann de La Mort de Georges.

En somme, le « pèlerin aphasique » (696) serait la déf­i­ni­tion idéale du poète, qui « fab­rique » à par­tir du vide. Mais on appré­cie, dans la poésie de Gérard Pfis­ter, l’absence de pose, la noble humil­ité. On évit­era donc à notre tour de broder sur le « poiein », ce lieu com­mun de l’exégèse, même si en l’occurrence il s’agit bien d’une fab­rique, d’une créa­tion à par­tir d’une matière qui se dérobe, insai­siss­able comme le souf­fle, la matière de Ce qui n’a pas de nom. De déné­ga­tion en déné­ga­tion, la poésie se con­stitue de ce qu’elle n’est pas. On a beau se sen­tir fleurir, se sen­tir vol­er : « une rose non », « un oiseau non » (701). Leçon de faire poé­tique ? : deux vers, puis deux autres, et ce vide, et le silence. C’est tout le con­traire de « l’illusionnisme du dis­cours » (591), des mots de théâtre (608) revis­i­tant la métaphore baroque de la vie. Il faut que le mot tombe, et on peut com­pren­dre de deux manières ce con­stat, comme dépouille­ment des feuilles ou « chance » éty­mologique, la chance du mot juste, le seul. Mots (noms ?) comme feuilles et pétales tombés (201), la chance des noms en somme. C’est cela, ces mille poèmes : la chance des mots, les mots qui tombent bien, le pari gagné.

Devant le silence les mots s’inclinent, eux qui ne sont là que pour l’écouter. Et le dit du silence est par­ti­c­ulière­ment frap­pant, un silence qui est bien plus que le fait de se taire (210), un silence qui a de l’épaisseur et de la con­sis­tance. C’est là le secret de la lib­erté de l’Éléen, qui est aus­si la trans­mu­ta­tion du mot en chant, grâce au vide, y com­pris au cœur des versets.

 

Quand le mot est chant : mon­tr­er l’apparition

Dans le lim­i­naire une fin est don­née au pro­jet poé­tique : faire voir, sen­tir, enten­dre une parole rival­isant avec les élé­ments, mais au risque ou au prix du mirage, du vac­ille­ment des apparences. Il s’agit de faire sen­tir l’apparition, le cha­toiement, ce qui « sem­ble ici » et qui se définit par la néga­tion du nom. Le but est atteint au terme de la lec­ture, mais il est même dépassé, car au-delà du trem­ble­ment, du reflet sur la lagune, se devine la terre ferme. Le lecteur bercé par le tan­gage et men­acé d’engloutissement trou­ve des amar­res, mais le voy­age ne saurait s’oublier, et l’on est durable­ment chaviré par cette nav­i­ga­tion sur des entre-deux, à nos risques et périls.

Les sec­tions IX et X con­stituent une éblouis­sante vari­a­tion sur l’apparence, ce qui n’est pas éton­nant, dans la foulée de l’Éléen et des raison­nements pyrrhoniens sur les con­séquences incer­taines des illu­sions ! Mais cette plongée dans les fonds bourbeux de la lagune, et cette assomp­tion qui va bien plus loin que la sim­ple ekphra­sis, con­duit le lecteur à être sauvé des eaux de manière sub­tile et par­ti­c­ulière­ment boulever­sante. Anabase et catabase, descente dans l’obscurité et le vacarme pour réveiller les vivants et les morts, puis… le mir­a­cle du cha­toiement, du miroite­ment, du sourire aux mille nuances, d’un apaise­ment enfin trou­vé. La fin et le com­mence­ment s’inversent comme l’eau et l’air, pour une plongée à rebours. Réso­lu­tion de l’incandescence de la robe sans-nom, la flamme blanche de la robe de la jeune fille de Mon­et, à la fin du livre, nous emporte vers le ciel.  Vis­age tourné, « hap­pé » dit le poème, vers le ciel et pieds ancrés dans le sol d’un jardin, le lecteur se retrou­ve dans la posi­tion  de l’ « os homi­ni sub­lime » des Méta­mor­phoses d’Ovide, cette face tournée vers le ciel étant peut-être le signe d’une dimen­sion sacrée au sein même de l’humanité.

Le sourire innom­brable n’a plus rien du sourire moqueur devant l’illusion de toute chose, et l’on se « réan­cre » en ce jardin bien con­cret, même si ses marais sont sou­venirs de lagune et ses prés sou­venirs de la can­dide jeune fille à l’ombrelle. La lumière sur les tiges est réelle, elle fixe l’instant dans un paysage bien ter­restre quoiqu’aérien, les élé­ments se mêlent et sor­tent du cadre stricte­ment pic­tur­al. Les ondu­la­tions des plis de la robe Vir­ginale, au début, ne sont plus dés­espérantes comme autant de parures de noms et de formes qui n’en purent saisir que le con­tour. Le regard peut désor­mais se repos­er sur ces ondes sans chercher à les tra­vers­er pour saisir une présence der­rière l’apparence, puisque l’apparence, finale­ment, est déjà en soi le signe de la Présence. Que le signe soit indéchiffrable est reposant ; le pèlerin aphasique peut retourn­er au silence en ayant don­né du sens à toutes les pri­va­tions et néga­tions ini­tiales. Toute­fois l’ouvrage est sub­til, et ne pro­pose pas une inter­pré­ta­tion restric­tive­ment dialec­tique. On ne résout pas les con­tra­dic­tions du haut et du bas, du creux et du plein, de l’alpha pri­vatif et de l’oméga de la réso­lu­tion. De toute façon en haut il n’y a rien, c’est tout en bas qu’est la colombe (466–467).

 

« The way upward and the way down­ward are the same », « le chemin qui monte et celui qui descend est un seul et même » : ce frag­ment d’Héraclite était placé en tête des Qua­tre quatuors de T.S. Eliot. Et eux aus­si font écho à Ce qui n’a pas de nom, même si l’éblouissement final du recueil, point fixe où beauté et sagesse irra­di­ent, ressem­ble bien à une assomp­tion de pure lumière sans la men­ace d’une chute.

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Marie-France de Palacio

Marie-France de Pala­cio, née en 1969, est agrégée de Let­tres mod­ernes et pro­fesseure des Uni­ver­sités (hon­o­raire depuis 2016). Elle est une spé­cial­iste des rela­tions entre la déca­dence latine et la lit­téra­ture européenne de la fin du dix-neu­vième siè­cle, aux­quelles elle a con­sacré de nom­breux ouvrages. Elle est égale­ment l’auteure de deux essais, Ta sen­si­bil­ité te tuera (Max Milo, 2016) et Hyper­sen­si­bil­ité et con­science élargie (Bus­sière, 2017), et d’un roman L’Éveil de Zoé (François Bourin, 2018). http://plus.wikimonde.com/wiki/Marie-France_de_Palacio