Jacques Merceron, L’Écart des six ifs & autres fatrasies, Ombreuses fratries

Par |2025-11-06T16:41:36+01:00 6 novembre 2025|Catégories : Critiques, Jacques Merceron|

La fatrasie est un genre poé­tique daté, né au moyen-âge et dis­paru au XVI°, dans lequel le sens cède sa préémi­nence au son, avec notam­ment des répéti­tions de syl­labes et des accu­mu­la­tions de phras­es aux sonorités étranges qui peu­vent dis­simuler des cri­tiques, moqueries ou pam­phlets. Genre d’autant plus vir­tu­ose qu’il est encadré par une forme fixe :  nom­bre de vers avec six pre­miers de cinq pieds et les cinq derniers de sept, sou­vent con­stru­ite sur deux rimes, selon une dis­po­si­tion stricte. Ceci don­na une poésie sou­vent amphigourique, à la fois drôle, même franche­ment bur­lesque, apparem­ment sans queue ni tête ou en tout cas dif­fi­cile­ment intelligible.

Depuis la fin du XX° siè­cle le genre s’est trou­vé réin­vesti, plus dans l’esprit que dans sa forme pré­cise, par un cer­tain nom­bre de poètes chanteurs, ou auteurs de « comptines » et autres « fatrasies », sou­vent pour enfants, enten­dez textes poé­tiques un peu loufo­ques, sans trop de sens ni de forme canon­ique. On pour­rait peut-être d’ailleurs y rat­tach­er aus­si les « Chante­fa­bles » et « Chante­fleurs » de Desnos ? Recueils posthumes parus bien longtemps avant que le terme fatrasie se trou­ve réin­vesti par nos con­tem­po­rains dont la plus con­nue est sans doute Brigitte Fontaine, artiste inclass­able que l’on ne présente pas, qui, à pro­pos de son dernier recueil de poésies inti­t­ulé « Fatrasie » proclame fière­ment « les expliqueurs et les expliqueuses de textes devraient tous être passés par les armes ».

Jacques Mer­ceron, lui, en plus de poète (nom­breuses revues et ici même sur « Recours au poème »), est un éru­dit : uni­ver­si­taire, doc­teur en lit­téra­ture, mytho­logue et médiéviste, auteur de plusieurs mono­gra­phies savantes sur le Moyen Âge, la mytholo­gie, les tra­di­tions et savoirs pop­u­laires (con­tes, légen­des, médecine mag­ique), un Dic­tio­n­naire des saints imag­i­naires et facétieux (Seuil, 2002), un Flo­rilège de l’humour et de l’imaginaire des noms de lieux en France (Seuil, 2006)… auteur égale­ment de nom­breux arti­cles et  études poin­tus pub­liés dans des revues spé­cial­isées, notam­ment dans la « Nou­velle mytholo­gie comparée ».

Jacques Mer­ceron, Ecart des six ifs et autres fatrasies, édi­tions Douro, coll. bleu turquin, Chau­mont, 2023, 86 p. – 16,00 €.

Ces pré­ci­sions ne sont pas inutiles pour éclair­er l’imaginaire et l’univers poé­tique de Jacques Mer­ceron car, au dia­ble le CV de l’œnologue ou du vigneron si le divin breuvage nous apporte l’ivresse et ici le tanin est si par­ti­c­uli­er que le tas­teur est amené à se pos­er la ques­tion : Ces objets d’études ont-ils déteint sur sa vie ou sont-ce ses goûts, déjà « facétieux », qui l’ont amené à cette pro­fes­sion de « savant » ?

Tou­jours est-il que pour écrire cette poésie-là il faut avoir un grand Fin amor des mots et de la langue, mais pas que…  tous les poètes ont de ces amours-là, celui de la langue, des mots (du sens et des sonorités) mais ici c’est un amour à la fois friv­o­le et réfléchi, fou et posé, irre­spectueux et révéren­cieux, pas­sion­né et sen­sé, bricolé et pro­fes­sion­nel,… ; amour reposant  sur une sérieuse éru­di­tion (au sens de solide) dou­blée d’un goût pour le facétieux, le bur­lesque, et autre « mot que rit », l’humour pop­u­laire, l’éclat de rire rabelaisien, la farce (telle celle de « Mètre pat­te lin » dirait J Mer­ceron ! ) et l’on pour­rait mul­ti­pli­er les adjec­tifs : inso­lent, irre­spectueux, coquin, malin, espiè­gle (Jean passe et dé meilleurs) ; toutes ces qual­ités (ou des faux ?), sont servies par une con­nais­sance fine de la langue : réper­toire argo­tique ancien, inactuel ou récent, expres­sions et proverbes pop­u­laires désuets ou actuels, his­toire de la langue et des jeux de langue d’avant-hier à aujourd’hui : menter­ies, con­tes et légen­des, comptines, refrains, proverbes et dic­tons, folk­lore du Moyen-âge, sor­cel­lerie et médecine de rebou­teux, langues de métiers et vocab­u­laires anciens et/ou pro­fes­sion­nel (menuis­erie, cav­a­lerie, marine…). L’auteur butine à tous les dic­tio­n­naires, tous les réper­toires et reg­istres pour éla­bor­er un miel poé­tique des plus orig­in­aux, sur­prenant, incon­gru ou alterne non sens, absurde, humour et lyrisme (p 43), babelisme assumé (p33, 35), hom­mages ciblés (Boris Vian p 45, 47, Valéry ou Vil­lon), saynètes granguig­no­lesques à base d’amis-mots, rire rabelaisien voire déli­cieuse­ment grivois (Oh ! nanisme oh ! /« Trom­bone aboyeur en gorge profonde »)

Jacques Manceron est un alchimiste de la langue, un saltim­banque de la phrase, un jon­gleur du vocab­u­laire, bref : au jeu des mots, un As ! Sous le grand chapiteau bruyant du cirque des Ami­mots ce serait un Mon­sieur loy­al domp­teur et régis­seur qui manie à mer­veille tous les reg­istres et procédés poé­tiques de langue : asso­nances et allitéra­tions (le gris grain de nos jours / et vers le vin de vigueur) comme des jeux de mot (homo­phonie, calem­bour, con­tre­pè­terie, pas­tiche de proverbes et dic­tons, trompe-oreille et virelangue,…)

Sous le sourire com­plice, le rire, in fine le jeu gra­tu­it, mais pas tou­jours, affleure, ça et là, « les mots scions » comme p44 « À la toute fin des fins pour jouer encore / mon des­tin à la roulette je reviendrai lancer/mes dés sous les sabots de mes voyelles/et con­sonnes cav­al­ières espérant secrètement/leur échap­pée belle pour une dernière/pirouette sur le rem­blai des étoiles. » ; ou encore la « raie flex­ion » ironique, mi-figue mi-raisin, que forme cette magis­trale déf­i­ni­tion de la poésie (p40), où sur une page « à découper suiv­ant les pointil­lés — l’auteur nous livre — un petit pense-bête à l’usage de ceux et celles qui récla­ment tou­jours une déf­i­ni­tion de la poésie.  Elle est  …  et suit une liste de 76 qual­i­fi­cat­ifs les plus var­iés et inat­ten­dus, à mémoris­er en toute sim­plic­ité, à réciter en solo duo ou trio au choix »… Avis aux diseurs, lecteurs, per­formeurs et Chœurs par­lés : voilà une pièce de choix à ajouter à votre répertoire !

Cette moqueuse déf­i­ni­tion de l’indéfinissable ne rejoint-elle pas, sur le fond, mais par l’humour, la lap­idaire sen­tence guer­rière de Brigitte Fontaine citée plus haut ?

Cri tique fête le plus saint serre ment et sans brosse à relire !

Celles et ceux qui n’auront pas été étour­di par la vir­tu­osité tournoy­ante du grand « écart des six ifs et autres fatrasies » pour­ront suiv­re l’aventure lan­gag­ière avec « Ombreuses fratries » (Encres vives, n°547) où, de cav­al­cades en escalades, Jacques Mer­ceron vous fera « Descen­dre en rappel/jusqu’au tré­fond des mots/Nobles ou infâmes […] ou bien remonter/En varappe risquant/Chaque pointe de pied/Dans l’échancrure fri­able des mots/Dans leurs frêles crevasses/Dans leur éclat sans pareil/Ou dans leur glaucité/ /Au risque de lâch­er prise.

Une mise en garde toute­fois : impos­si­ble de « faire ren­dre gorge aux mots… une let­tre et c’est tout un monde qui bas­cule… à nous faire per­dre l’esprit sain » Les mots auront tou­jours le dernier mot : Gare à la vire tue oh cité !

Présentation de l’auteur

Jacques Merceron

Né à Paris en 1949. Fut pro­fesseur de lit­téra­ture médié­vale aux USA (Bloom­ing­ton, IN). Habite à présent à Mont­pel­li­er. A pub­lié livres et études sur le Moyen Âge, la mytholo­gie, les tra­di­tions et savoirs pop­u­laires (con­tes, légen­des, médecine mag­ique…), un Dic­tio­n­naire des saints imag­i­naires et facétieux (Seuil, 2002), un Flo­rilège de l’humour et de l’imaginaire des noms de lieux en France (Seuil, 2006). Par goût, en poésie, aime et pra­tique le grand écart, du « mer­veilleux » au « facétieux ». Aime par-dessus tout Ner­val, tout Ner­val, et les poètes rémouleurs du rêve. Leiris et Michaux aus­si, en tant qu’équarisseurs du lan­gage, Rabelais, les films de Tati, Jacques, la musique humoris­ti­­co-rosi­cru­­ci­enne de Satie, Erik… Poèmes récents en revues papi­er (Décharge, Nou­veaux Dél­its, Arpa, Ver­so, Diérèse, Motsà Maux, La Nou­velle Cigale Uzé­geoise (haïkus) ; Éphémérides feuilles détachées. Une antholo­gie, éd. Pourquoi viens-tu si tard ? (haïkus) et en revues en ligne (Recours au poème, Le Cap­i­tal des Mots, Lichen, Le Jeu­di des Mots). Recueil récent : Par le rire de la mouche (haïkus), avec des dessins de Jacques Cau­da, éd. Pourquoi viens-tu si tard ? (janv. 2022).

Autres lec­tures

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Clément Riot

con­teur, com­pos­i­teur de musique élec­troa­cous­tique et auteur, se pro­duit, en français et aus­si en espag­nol, seul ou avec un ou plusieurs com­plices (flûtes, gui­tare, vio­le de gambe, flûtes à bec, orgue, accordéon…) ; notam­ment dans des spec­ta­cles (réc­its de tra­di­tion orale ou de créa­tion) bien accueil­lis par la presse (L’Education musi­cale, La Let­tre du Musi­cien, Les Let­tres Français­es / L’Humanité, Trad-Mag­a­zine, Croix du Midi, L’Indépendant, Midi Libre, La Dépêche, le Dauphiné libéré, Les Dernières Nou­velles D’Alsace …) Inter­vient égale­ment comme réc­i­tant, dans des œuvres clas­siques et écrites (« Pierre et le Loup », « Messe Wisig­oth­ique », « Con­cer­to pour vio­lon­celle et réc­i­tant », « Des mots et des orgues », « His­toire du sol­dat »…). Le réper­toire de Clé­ment Riot va de con­tes tra­di­tion­nels puisés aux sources les plus var­iées à des créa­tions per­son­nelles tou­jours inspirées du style oral et des divers­es formes de nar­ra­tion, sou­vent en fusion avec un univers musi­cal par­ti­c­uli­er (musiques con­tem­po­raines écrites ou impro­visées, élec­troa­cous­tique,…) A par­ticipé pen­dant 10 ans à la revue « Ecouter-voir » Bib­li­ogra­phie : — “Platero y yo : élégie andalouse pour nar­ra­teur et gui­tare”, livre audio bilingue, 2019, Ouï-dire éd. — Cétacé : légen­des et prophétie baleinières in memo­ri­am fukushi­ma”, ill. de Jeanne riot, 2016, rééd 2021. — Le grand par­ler Aurochs ou L’E­popée de la Con­stel­la­tion du Tau­reau = La pal­abra mar­avil­losa del pueblo Uro o la epopeya del Con­stelación del Tau­ro, bilingue français/espagnol, ill. du pein­tre Bal­bi­no Gin­er, 2015 (épuisé) — Les con­tes de 14–18 de mémère Ger­maine, ill. Lau­rence Godon-Pirof, 2014 (épuisé). Discogra­phie : Com­pos­i­teur : Daou­mi : épopée acous­ma­tique en 4 épisodes in memo­ri­am Louise Michel, CD Motus/in Tex­to Inter­prète : “Platero y yo : élégie andalouse pour nar­ra­teur et gui­tare”, (1° enreg­istrement) op 190 de Mario Castel­n­uo­vo-Tedesco et Juan Ramón Jiménez ; nar­ra­teur Clé­ment Riot, gui­tare Miguel Angel Romero. Ouï-dire édi­tions : CD ODL667-668 espag­nol / CD ODL 665–666 Français www.clement-riot.com

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