Nous sommes déjà nom­breux à con­naître le tal­ent d’éditeur du créa­teur de Tar­mac, base d’envol de nou­veaux tal­ents, de plumes de rare qual­ité. Peut-être con­nais­sons-nous moins l’œuvre remar­quable de Jean-Claude Goiri. Or, c’est un fait – ce dernier excelle la plume à la main !

Les qua­tre œuvres1 qui fer­ont l’objet de cette étude, der­rière la diver­sité de la forme – nou­velles, poèmes, textes de réflex­ion en prose – por­tent une pen­sée, une ten­sion dont le lecteur s’imprègne et qu’il pro­longe dans la durée en mûris­sant ce Verbe.

La soli­tude est un thème que nom­bre de poètes ont évo­qué, et nous la trou­vons en effet dans ses écrits. Mais le lecteur est frap­pé par l’originalité avec laque­lle il la met en scène. Nous trou­vons par exem­ple dans La Part Duc­tile de l’Être plusieurs per­son­nages repliés sur eux-mêmes, seuls, mono­loguant. Ce qui rend ces réc­its tout à fait dif­férents des lar­moiements roman­tiques est le ton enjoué, sou­vent absurde, voire grotesque, avec lequel le nar­ra­teur nous plonge dans leur intéri­or­ité. Entre un voyeur, une femme acar­iâtre même avec son fils, ou le beauf vul­gaire, ces êtres esseulés nous appa­rais­sent dans la vie la plus intense, con­crète, humaine. Le nar­ra­teur de L’enterrement du voisin d’en face en fait l’aveu : « Je ne suis pas adorable. La preuve : je n’ai aucun ami. » 

Per­ma­nence, Jean-Claude Goiri lu par Jacques Bon­naf­fé. Poème.

Jean-Claude Goiri fait en effet ressen­tir une diver­sité essen­tielle. Il y a d’une part les soli­tudes néga­tives, comme celle de la mégère des Vib­riss­es, qui vom­it l’existence d’autrui jusqu’au ressen­ti­ment le plus rance, ou encore de La Pris­on­nièreoù le défer­lement de haine se déchaîne sur son fils, un jour par­ti­c­uli­er de la semaine : « « Elle rit unique­ment le same­di parce que le same­di, son fils lui ramène les cours­es pour la semaine et qu’elle peut enfin vom­ir sa haine sur quelqu’un. Il se mon­tre tou­jours de mar­que de lessive ou de café. Il oublie tou­jours quelque chose. Alors elle gueule et ça lui fait du bien. Elle rit unique­ment le same­di parce que le same­di, c’est le seul jour où elle peut voir un être humain, c’est le seul jour où elle peut voir un vrai con d’après elle, c’est le seul jour où elle voit celui qu’elle a mis au monde et qu’elle a lais­sé dehors. Quand il part, elle referme les quinze ver­rous de sa prison, râle et braille. Et recom­mence une semaine où elle ne respir­era que l’air qu’elle expire. » Enfin, nous avons le quo­ti­di­en du beauf mis en scène dans Le Feule­ment, sorte d’imbécile borné, bas de pla­fond que la satire réussie nous peint d’une façon amusante. 

À ces por­traits déplaisants, mal­gré l’humour, vient s’opposer une palette fasci­nante de soli­tudes rarement choisies, mais lumineuses. Nous ne pou­vons que recom­man­der la lec­ture de La mai­son morte, véri­ta­ble pépite, proche de l’univers fan­tas­tique – mais com­bi­en de nou­velles s’en rap­procheraient sur ce point – qui fait de ce lieu fasci­nant une vision de rêve. Et puis, com­ment ne pas évo­quer ce marin d’Alter­ation, voyageur épris de soli­tude mais ne ressen­tant désor­mais celle-ci – sen­ti­ment si clair dans l’expression « se sen­tir seul » – que depuis la ren­con­tre d’un autre dont, pour­tant, il ne com­prend pas la langue. Le début du voy­age s’apparente à un rêve poé­tique de lib­erté : « Si l’on veut pren­dre la mer, il faut avoir le désir de l’horizon. L’horizon. Cette lim­ite qui n’en est pas une. » Mais que l’expérience de l’altérité se fasse et, soudain, tout oubli se volatilise : « Je ne m’étais jamais sen­ti seul avant de le ren­con­tr­er. Mais, depuis son départ, je me sens dif­férent, je me sens un autre. Ce qui est trou­blant, c’est que je ne sais pas s’il s’agit d’une autre présence ou d’une absence nou­velle. Depuis ce jour, j’ai envie de dessin­er autre chose que des lignes et des ronds. Je décore mes topogra­phies avec des bémols. Finale­ment, la soli­tude, c’est la con­science de l’autre. Et l’avenir, c’est le désir de l’autre. »

 

Tec­tonique de l’aube, Jean-Claude Goiri. Sub­duc­tions et autres glisse­ments tec­toniques per­me­t­tant un soulève­ment effi­cace de l’autre et de chacun.

 

Cette belle prise de con­science de notre human­ité la plus pro­fonde aux pris­es avec le réel est la pierre de touche de la poésie de Jean-Claude Goiri. En effet, poète du lien, de la fusion, Jean-Claude Goiri fait la dis­tinc­tion entre l’impression cauchemardesque d’être, comme dans le fasci­nant et étouf­fant Procès de Kaf­ka, col­lé, fusion­né aux autres, et le fait d’être relié à autrui. Déjà, dans Mon­sieur Plomb, le lecteur est han­té par la vision d’enlacement infer­nal, d’emprisonnement créée par la han­tise de ne plus être libre : « Il se retrou­va seul, flot­tant directe­ment sur les eaux : c’est alors qu’il réal­isa que cette île n’avait pas de terre. Elle n’était com­posée que de per­son­nes emmêlées. » Le recueil Ressacs laisse aus­si appa­raître la com­pres­sion insup­port­able venant de l’enfermement dans la dic­tature. Jean-Claude Goiri a lui-même gran­di dans l’enfer du fran­quisme, et ce texte en est l’écho : « c’est quand on veut sor­tir un bras, rien qu’un bras pour touch­er un peu ce qu’il y a autour, on ne sait jamais si quelqu’un passe par là il vous aidera un peu […] de la douleur au bras ou du soulage­ment de l’après-douleur ou de cette ren­con­tre qu’on voudrait hon­or­er parce qu’on vous a sor­ti de quelque chose d’autre que la vie ». Cette vie que chante la poésie et que déteste, par essence, le despotisme.

Vient s’opposer à cette per­cep­tion alié­nante l’œuvre poé­tique elle-même. Le plus ancien, Ce qui berce, ce qui bruisse, chante l’harmonie uni­verselle ren­due pos­si­ble tout en por­tant au plus haut l’exigence de se réap­pro­prier le plus proche, le plus intime. Ce besoin se visu­alise mag­nifique­ment à tra­vers la métaphore du regard : « Tout ce qui tombe n’est pas chute, ain­si mes paupières affais­sées rel­e­vant le défi de rac­corder toutes ces choses découpées le jour […]. » Cela se com­plète avec la fusion – cette fois libéra­trice – avec celle qu’il aime et de laque­lle nais­sent ces mag­nifiques lignes : « Déracin­er ces bais­ers ancrés sur tes lèvres et en planter un tout neuf pour que ça dure, mor­dre tes tym­pa­ns de mots si sur­prenants qu’ils épuisent ta fatigue pour que ça dure vrai­ment, […] ne plus penser en toi mais penser en nous pour que ça dure vrai­ment beau­coup ». Jean-Claude Goiri ravive cette vérité déjà énon­cée par André Gide, dans Les Nour­ri­t­ures ter­restres, procla­mant avec justesse : « Que l’im­por­tance soit dans ton regard, non dans la chose regardée. » Cette injonc­tion porte en son sein la respon­s­abil­ité du con­tem­pla­teur chez qui l’acte du voir n’est pas sans con­séquence sur l’univers dans lequel il évolue. Cette vérité se reflète dans le pas­sage suiv­ant où le corps et l’âme ne font qu’un vers le réel : « Au large, l’ombre lie mes vœux mes vagues à mes rêves d’oreilles col­lées au mur, rien qu’un mur­mure, enten­dre descen­dre par la chem­inée un bout de moi par la voix d’un autre comme une offrande à réchauf­fer mes charnières[…], ramass­er bras et jambes vers l’oreille, tout coller vers le con­cen­tré, s’en remet­tre au mur qui saura con­fi­er tout ce qui par­le dans les racines de l’ombre ». Ces lumineuses « racines de l’ombre » sont l’objet d’une quête à la fois uni­verselle et tournée vers autrui, et cela passe par le Verbe, ce « verbe-lierre agrip­pé aux choses / tant d’essences cachées par tes feuille-langues / pour­tant les murs / se sen­tent bien seuls en automne. » La con­tem­pla­tion n’est pas sim­ple regard, parole vide, mais acte vers l’univers – et vers l’autre : « l’ample langue […] s’étend vers l’un l’autre étant / comme ce soi duc­tile / rejoint l’autre ».

 

           

Le lecteur atten­tif se laisse de même gag­n­er par une ver­tu essen­tielle inhérente à tout grand poème : la lucid­ité. Celle-ci sait dis­tinguer le silence créa­teur duquel naît le poème, et l’autre, noir, de la chape de plomb. Sous Fran­co – sym­bole, dans le dire du poète, de toute dic­tature – l’altérité véri­ta­ble est détru­ite. Entre soi et l’autre, « aucun […] pont d’échange n’est pos­si­ble. On retrou­vait ain­si la dis­so­nance du silence, les agré­gats du “taire” ». Cette mise entre par­en­thèse du « dire » per­met à Jean-Claude Goiri de mesur­er la valeur de chaque mot. Il y a les mots sans pro­fondeur, notam­ment ceux qui reposent sur l’ignorance : « on chante mal le vide / quand on con­fond le vide avec le rien », dit-il dans Ressacs. Aus­si décrit-il avec justesse cette pour­ri­t­ure que con­stitue le bavardage ne reposant pas sur le poème : « Tout dehors, tout est dehors, tout cracher dehors, hors la langue aus­si, cette planche à repass­er les mots, à les blanchir, dans le palais pour rien ils errent les mots blan­chis repassés pour rien […], alors il ne reste que les glaires alors, cracher les glaires d’un monde trop dehors ».

Le remède est l’élan poé­tique, autant regard qu’acte libéra­toire de la plume, « cette paupière que tu inven­tas pour vivre ta nuit même en pleine lumière » dit-il dans Ce qui berce. Cette métaphore de la « lumière » tra­verse sa notion de la poésie. Dans le même recueil, il y revient pour, fidèle à la per­cep­tion grecque du terme, faire dévoil­er l’être même : « Il n’y a plus de noir, il n’y a que la lumière pour assou­vir ma soif […], il n’y a que le clair pour me servir de chemin, il n’y a plus rien à faire pour me som­br­er dans le som­bre, car si je te vois, c’est que la lumière t’enrobe, et la poésie, c’est assem­bler, assem­bler tes ramures éclairées, la poésie, c’est TE recon­stituer, et puis la poésie c’est surtout… surtout… la resti­tu­tion, l’essence de l’acte poé­tique est là : / Je TE restitue. / Nous ne sommes que lumière. » La poésie dévoile, en effet, et forge dans la même « gestuelle », comme l’exprime le recueil du même nom que l’on peut com­pren­dre – à l’aide de son nom com­plet – par Gestuelle pour la pro­lon­ga­tion spa­tiale et spir­ituelle d’une vie. En effet, comme Mar­cel Proust déjà l’avait expéri­men­té, l’acte d’écrire nous crée nous-mêmes en même temps qu’il met à jour une œuvre. D’où l’émergence, dans le mou­ve­ment de l’écriture, de ces idées qui sur­gis­sent mal­gré nous : « Tous les mots ne passent pas par la langue. Cer­tains, prim­i­tifs, sont agglomérés der­rière le cerveau. Et à force de les oubli­er, ils sur­gis­sent au détour d’une idée, avec des reven­di­ca­tions qu’on ne peut plus assumer seul », ce qu’il pré­cis­era dans Ressacs en rap­pelant « cet arrière-pays où les mots se for­ment ». Or, la poésie n’est juste­ment réelle que dans l’action même. Le rêve, le pro­jet, la sim­ple idée s’évaporent sitôt pro­jetés. La poésie, elle, est au con­traire dans l’action : « La poésie n’est pas une promesse, elle con­cré­tise la sin­gu­lar­ité, la diver­sité, et per­met de les unir dans un élan d’échange. » En cela, nous devi­nons qu’avec Jean-Claude Goiri, nous avons affaire à un auteur qui con­naît le prix à pay­er que con­stitue tout acte authen­tique de créa­tion. Il ne s’agit pas d’écrire, pein­dre ou autre pour, comme dis­ent les médiocres, pass­er le temps ou s’occuper. C’est un « diver­tisse­ment » au sens pas­calien qui réclame que les veines s’écoulent sur la page, que l’on écrive « avec son sang » comme le dit le Niet­zsche dans Ain­si par­lait Zarathous­tra. Nous en trou­vons l’illustration dans La Part Duc­tile de l’Être, avec le réc­it inti­t­ulé « La boîte à tête » : L’art est une entre­prise vitale qui tout à la fois pro­longe et ren­verse le réel, et con­damne néces­saire­ment l’artiste authen­tique au ban­nisse­ment. L’artiste, une fois ter­miné son œuvre, le con­tem­ple : « Je le posai sur un tronc, m’éloignai un peu, et avec la dis­tance, je me rendis compte que c’était tout à fait moi dans la splen­deur de ma soli­tude. » Cette émer­gence sym­bol­isée de lui-même – seule pos­si­bil­ité d’échange uni­verselle par-delà l’inévitable incom­mu­ni­ca­bil­ité – n’est trans­mis­si­ble que pour ceux qui peu­vent se met­tre à l’écoute. Mais c’est une entre­prise pénible, donc rare : « Hé bien toi, tu vois un cube noir, alors qu’en réal­ité, c’est moi, c’est tout moi parce que j’y ai mis tous mes doigts, toutes mes tripes, toute mon âme, j’y ai mis tout mon corps, j’y ai mis tout mon regard, c’est moi, c’est moi !! Tu com­prends ? Ce n’est pas un men­songe, c’est un pro­longe­ment de moi-même et peut-être même de toi, c’est le pro­longe­ment néces­saire pour t’atteindre, pour t’intégrer en moi et inverse­ment ». L’acte créa­teur, pour être véri­ta­ble­ment, n’est jamais gra­tu­it. Il est enchâsse­ment universel.

 Ain­si, quiconque plonge dans la durée dans l’œuvre de Jean-Claude Goiri con­naî­tra la joie de décou­vrir un univers intérieur fasci­nant, source d’éveil, en même temps que le style d’un poète réelle­ment authentique.

Note

  1. Ces qua­tre livres sont les suiv­ants : Ce qui berce, ce qui bruisse, paru en mai 2016 dans la revue ficelle chez Rougi­er V. éd., avec des gravures de Claire Illouz ; La Part Duc­tile de l’Être, Nou­velles et réc­its, Édi­tions Douro, 2022, avec des illus­tra­tions de l’auteur et de Jacques Cau­da ; Gestuelle, Z4 Édi­tions, 2018 et enfin Ressacs, Z4 Édi­tions, 2018, avec Ysabelle Voscaroudis.

Pein­ture de cou­ver­ture  © Nathalie Oso.

Présentation de l’auteur

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Jean-Yves Guigot

Enseignant le français et la philoso­phie, âgé de 52 ans, l’ac­tiv­ité à laque­lle je m’adonne sur le plan exis­ten­tiel est la quête de l’u­nité. L’écri­t­ure poé­tique est le lieu expéri­men­tal où se mêlent la vie et l’œuvre à naître, et les recueils, ain­si que ce vers quoi je tends, sont tournés vers cette quête. Le site lenchassement.com par­ticipe de cette expéri­ence à tra­vers tous les arts et les modes d’écriture.