Frêle jeune femme, Karthi­ka Naïr s’attaque et se mêle aux géants, est une géante. Et une dis­crète Ama­zone. En s’affrontant au Mahab­hara­ta, l’une des deux immenses fresques fon­da­tri­ces de l’hindouisme avec le Ramayana, elle s’inscrit dans une longue et inlass­able his­toire d’écritures et réécri­t­ures de cette grande épopée qui relate les fardeaux infligés par les anci­ennes généra­tions aux nouvelles.

Dans la vie courante, Naïr bataille entre scène et clapo­tis sur le clavier, entre mots et corps : son Until the lions a fait l’objet d’une adap­ta­tion dan­sée à Sadler’s Wells et sera (en 2020) don­né en opéra à l’Opéra nation­al du Rhin. Akram Khan, qui ado­les­cent par­tic­i­pa au légendaire Mahab­hara­ta de Peter Brook, choré­gra­phie ses vers : tels les hommes mythiques sur les femmes, grandes oubliées du mythe, Akram prend appui sur la poésie de Karthi­ka comme nos corps sur nos métatar­siens et nos métatar­siens sur la Terre mère.

De son côté, Naïr s’appuie sur le con­texte indi­en mul­ti­ple, notam­ment le polylin­guisme, pour nous livr­er une poly­phonie aux inspi­ra­tions, f®actures et teneurs var­iées, qui dépassent d’ailleurs volon­tiers les fron­tières de l’Inde comme de la « grande » cul­ture : elle des­sine, tisse et tend ses sub­tils fils d’araignée gracile entre poésie mys­tique pen­jabi et mise en page (entre autres) résol­u­ment con­tem­po­raine, entre ses­ti­na provençale, lan­day afghan et références aux dia­logues du Bol­ly­wood des années 60.

KARTHIKA NAÏR Until the Lions – Echoes from the Mahabharata, 
Arc Pub­li­ca­tions, Tod­mor­den, 2016, 293 pages, 15 € 16.

 En Inde, Until the Lions a rem­porté le pres­tigieux prix Tata nor­male­ment réservé aux romans, comme en Angleterre en 2010 le poème A Scat­ter­ing de Christo­pher Reid avait rem­porté le Cos­ta Book Prize. C’est donc une vic­toire (notre vocab­u­laire se laisse influ­encer par la fougue belliqueuse du Mahab­hara­ta), de la poésie sur le roman – dans ce cas pré­cis, de la poésie indi­enne en langue anglaise sur le roman indi­en en langue anglaise, qui se taille d’ordinaire la part du lion non seule­ment sur le marché mais aus­si dans l’esprit des cri­tiques. Notons que Jeet Thay­il, romanci­er et poète lui-même, dont un com­men­taire appa­raît sur la cou­ver­ture de la ver­sion indi­enne de Until the Lions, a con­sacré son récent deux­ième roman aux poètes des années 80 à Bom­bay, à paraître en France (2019) dans une tra­duc­tion de l’auteur de ces lignes : souf­flerait-il une brise déli­cate au milieu des miasmes colos­sale­ment putrides de l’époque?

 Until the Lions n’est pas romanesque mais de l’ordre de la poé­tique. S’ancrant dans une réal­ité invue de l’ample texte, plus que biblique ou homérique, attribué à Vyasa ( IVe av. J‑C./IVe apr. J‑C.?), Karthi­ka Naïr le revis­ite à‑bras-le-corps. On aurait toute­fois du mal à traiter d’épique son sub­til remaniement, tant elle ne garde de l’épopée que ce qui, juste­ment, n’appartient pas à son image dom­i­nante, vir­ile et idéal­isée : elle préfère s’infiltrer dans les failles, fray­er avec les oubliées, les lais­sées-pour-compte de la grande fable.

Son sous-titre (Échos du Mahab­hara­ta) l’indique bien, le livre est fait de blancs, d’élisions, de rebonds, de relec­tures et relec­tures de relec­tures de la matrice, dont il n’existe d’ailleurs pas vrai­ment de ver­sion orig­i­nale ; mais aus­si de sauts tem­porels et autres entre passé et présent. Des sauts légers, aériens comme une danse, et comme une danse éminem­ment pesants, char­nels  et puis­sants, voire vio­lents. Signe de l’élasticité de la méth­ode de Naïr, il arrive que la forme se mod­i­fie au sein même d’un poème, afin de mieux soulign­er les dif­férences entre les incarnations.

Le titre du vol­ume vient de l’écrivain nigéri­an Chin­ua Achebe : “Jusqu’à ce que les lions aient leurs pro­pres his­to­riens, l’histoire de la chas­se glo­ri­fiera tou­jours le chas­seur.” Dans ces Échos du Mahab­hara­ta, les lions sont les femmes : amantes ou ser­vantes –per­son­nages sec­ondaires ou pas de la mâle épopée –aux­quelles la parole est ici enfin per­mise au fil de poèmes d’une belle grâce éro­tique, autant que dans des mono­logues dra­ma­tiques. Le réc­it s’articule autour de voix de femmes et du per­son­nage de la matri­arche Satya­vati, le tout créant une con­tre-généalo­gie matrilinéaire.

S’il faut céder un instant à l’hellénocentrisme, dis­ons que l’ensemble est ani­mé d’un pathé­tique à la Troyennes. Non que l’histoire du sous-con­ti­nent indi­en ait eu besoin de la Grèce ou d’Euripide pour abreuver sa terre de sang, de haine et d’hégémonie religieuse mas­cu­line. “Nulle mère ne devrait avoir à allumer le bûch­er de ses fils. Non. Nulle mère ne devrait/ sur­vivre à son sang. Moi si, moi si./ Le coeur n’a pas d’os à briser./ Il con­tin­uera de bat­tre, néan­moins.” Le c(h)oeur des femmes fortes, fières, grinçantes et tapageuses con­tin­uera de sup­port­er, colér­er, crier vengeance, se lamenter – de dire et maudire. Naïr dit et mau­dit sa geste, elle la brode avec fougue, maes­tria et finesse à la fois.

Mal­gré la vir­u­lence de ses créa­tures, elle-même n’est pas dans une con­tes­ta­tion frontale de fémin­iste aguer­rie, plutôt dans un décalage qui ajuste le texte sacré comme si de rien n’était, comme un cou­turi­er ou plutôt une cou­turière qui, par une à peine per­cep­ti­ble mod­i­fi­ca­tion d’une pièce ou d’une cou­ture, trans­formerait le corset, le car­can, la camisole, la cara­pace, l’armure en vête­ment flu­ide et libre. Ce vête­ment dont on lit en fil­igrane dans ce Mahab­hara­ta décon­fisqué que la citoyenne indi­enne d’aujourd’hui, pris­on­nière de la dic­tature religieuse nais­sante, aurait bien besoin de le revêtir, et vite.

“Quand le roi décide de me vio­l­er, moi ou mes soeurs, per­son­ne n’emploie le mot ‘viol’. Ce mot n’existe pas dans l’univers du roi. Ce corps n’est qu’une des myr­i­ades de provinces qui sont siennes, du nom­bril au téton et à la paupière, de la plante du pied au clitoris.”

 

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Bernard Turle

Ancien élève de l’École Nor­male Supérieure de Saint-Cloud, tra­duc­teur boulim­ique, BERNARD TURLE, Prix Baude­laire, Prix Coin­dreau, traduit des auteurs anglo­phones des cinq con­ti­nents, entre autres Peter Ack­royd, Mar­tin Amis (Prix du Meilleur Livre étranger 2015 avec La Zone d’intérêt), André Brink, Alan Hollinghurst (Prix du Meilleur Livre étranger 2013 avec L’Enfant de l’étranger), T.C. Boyle et des romanciers indi­ens tels que Jeet Thay­il, Manu Joseph, Sud­hir Kakar ou Rana Das­gup­ta (Prix Guimet du Meilleur Livre asi­a­tique 2017 avec Del­hi Cap­i­tale). Directeur de fes­ti­val (1997–2011), il a mon­té des œuvres comme The Beggar’s Operade John Gay dans sa pro­pre adap­ta­tion et tra­vail­lé avec des musi­ciens bri­tan­niques et indi­ens. Pour le vingtième anniver­saire du fes­ti­val défunt, il a organ­isé une ren­con­tre inter­na­tionale de poésie en 2017. Avec, entre autres, sa com­plice de scène, la com­positrice Véronique Sou­ber­bielle, il s’est fait libret­tiste et paroli­er (ils ont pro­duit ensem­ble le cd Veroni­ka Vox, 2016). De sa longue pra­tique de la tra­duc­tion est sor­ti un fas­ci­cule bilingue sur l’intimité du tra­duc­teur, Diplo­mat, Actor, Trans­la­tor, Spy (traduit par Dan Gunn, Cahi­er Series, Sylph Editions/Université Améri­caine de Paris, 2013). D’autres livres pub­liés sous son nom (Une heure avant l’attentat, Autop­sie d’une inquié­tude) lui ont don­né l’occasion de réu­nir ses exis­tences par­al­lèles en écrivant, entre autres, sur l’Inde et sa Provence natale.